Un anarchisme «sans qualificatif»
Après avoir adhéré à l’anarchisme, Voltairine, on l’a rappelé plus haut, a d’abord été proche de Benjamin Tucker (1854-1939) et de son organe, la revue Liberty. C’est d’ailleurs là que paraît le texte qui ouvre notre anthologie, La tendance économique de la libre-pensée.
Elle y suggère que la lutte en faveur de la liberté de conscience et contre les superstitions religieuses du XVIe et XVIIe siècles se prolonge au XVIIIe en lutte pour la liberté politique et contre le despotisme des monarchies puis, à son époque, sur le terrain économique. On trouve ainsi, assure-t-elle, dans cette libre-pensée entendue comme l’exigence de proportionner sa croyance aux faits et aux arguments et dans ce refus de céder à l’autorité qui l’anime, le principe même de l’anarchisme. Voltairine cite ainsi, mais pour l’approuver, ce mot du Cardinal Manning qui condamnait à ses yeux à la fois la libre-pensée et l’anarchisme : «La libre-pensée conduit à l’athéisme, à la destruction de l’ordre social et civil et au renversement du gouvernement» De Cleyre rétorque : «J’accepte l’énoncé de ce gentilhomme ; je lui reconnais une perspicacité intellectuelle que nombre de libres-penseurs n’ont pas : acceptant cela, je devrai faire de mon mieux pour le prouver, et faire tout en mon possible pour montrer que ce principe très iconoclaste est le salut des esclaves de l’économie par la destruction de la tyrannie économique.» (page XXX)
Dans Anarchisme et traditions américaines, un de ses écrits les plus importants, elle montre comment la Révolution américaine et la république qu’elle institue ont vu peu à peu leur nature, leur sens, leurs idéaux et leurs moyens, être oubliés ou pervertis. Examinant l’état de l’éducation, de l’économie, de la vie politique, du gouvernement, de l’armée, du commerce aux Etats-Unis, elle conclut : « Et maintenant, qu'est-ce que l’anarchisme répond à tout cela, à cette faillite du républicanisme; à cet empire moderne ayant poussé sur les ruines de notre liberté initiale? Nous affirmons que la faute de nos ancêtres est de ne pas avoir fait entièrement confiance à la liberté. Ils ont cru possible de faire un compromis entre la liberté et le gouvernement, persuadés que ce dernier était un mal nécessaire, et dès l’instant où ce compromis a été fait, toute la tyrannie actuelle a commencé à croître en toute illégitimité. Les instruments mis en place pour sauvegarder les droits sont devenus les instruments de torture de la liberté.» (Anarchisme et traditions américaines, page XXX)
Elle raconte ensuite son propre parcours dans Pourquoi je suis anarchiste. On notera combien Voltairine y fait déjà éclater les frontières entre le personnel et le politique, à l’instar des féministes du XXe siècle et n’hésite pas à évoquer non seulement les raisons intellectuelles de son adhésion à l’anarchisme, mais aussi ses causes émotionnelles. Déjà, dans ce texte de 1897, elle exprime très honnêtement ses doutes et ses incertitudes quant à la forme d’organisation politique et économique que prendrait ou devrait prendre une société libre.
Il faut à ce sujet rappeler que Tucker, aux idées duquel de Cleyre a d’abord été attchée, est un des plus illustres représentants d’un anarchisme dit individualiste, lequel est fortement teinté par l’histoire et les circonstances particulières des Etats-Unis — et à vrai dire incompréhensible sans elles. Voltairine s’est donc d’abord identifiée à ce courant, mais elle va ensuite s’en éloigner, être tenté par l’anarchisme mutualisme, puis par l’anarcho-communisme avant de se déclarer anarchiste sans qualificatif.
L’anarchisme individualiste qui a été engendré sur le sol des Etats-Unis trouve son premier représentant en Josiah Warren (1798-1874), parfois surnommé le «Proudhon américain», et qui peut sans conteste revendiquer le titre de premier anarchiste américain. Inventeur (on lui doit notamment une des toutes premières conceptions de la presse rotative), écrivain, musicien, Warren développe un anarchisme qu’irrigue l’esprit des pionniers et que Voltairine décrit dans Naissance d’une anarchiste.
Un principe libéral de souveraineté de l’individu hérité de John Stuart Mill se conjugue ici à une défense, elle aussi libérale et inspirée cette fois de John Locke, du droit de propriété sur le produit de son travail.
Voltairine a adhéré à ces idées et on peut le constater en lisant par exemple le texte de ce discours qu’elle prononce le 16 décembre 1893, à New York, alors qu’elle se porte à la défense d’Emma Goldman, récemment arrêtée pour les recommandations qu’elle a adressées à des chômeurs dans un discours («Demandez du travail!, leur avait-elle dit. S’ils ne vous donnent pas de travail, demandez du pain! S’ils ne vous donnent ni pain, ni travail, prenez le pain!»). Voltairine souligne à cette occasion ce qui la sépare de l’anarcho-communisme de Goldman et son attachement aux idéaux anarcho-individualistes: «Elle et moi soutenons des points de vue bien différents en matière d’économie et de morale. […] Mademoiselle Goldman est une communiste; je suis une individualiste. Elle veut détruire le droit de propriété; je souhaite l’affirmer. Je mène mon combat contre le privilège et l’autorité, par quoi le droit à la propriété, qui est le véritable droit de l’individu, est supprimé. Elle considère que la coopération pourra entièrement remplacer la compétition; tandis que je soutiens que la compétition, sous une forme ou sous une autre, existera toujours et qu’il est très souhaitable qu’il en soit ainsi .»
Mais elle abandonne bientôt cette position, que la naissance des corporations rend de de plus en plus intenable. Elle s’en explique dans La Naissance d’une anarchiste (page XXX), soulignant notamment que «dans les vingt dernières années l’idée communiste a fait d’énormes progrès, principalement en raison de la concentration de la production capitaliste qui a poussé les travailleurs américains à s’accrocher à l’idée de la solidarité et, deuxièmement, en raison de l’expulsion d’Europe de propagandistes actifs.»
Mais Voltairine n’en restera pas là et aboutira finalement à une position sagement ouverte et critique, refusant de fixer par avance à quoi ressemblera une société libre et accueillant tout ce qui peut contribuer à son avènement. Elle écrit, toujours dans La Naissance d’une anarchiste (page XXX): «[…] un nouveau changement est survenu dans les dix dernières années. Jusqu’alors, l’application de cette idée était limitée aux questions industrielles. Les écoles économiques se dénonçaient mutuellement. Aujourd’hui une grande et cordiale tolérance se répand. La jeune génération reconnaît l’immense portée de l’idée dans tous les domaines des arts, des sciences, de la littérature, de l’éducation, des relations entre les sexes, de la moralité, de même qu’au niveau de l’économie social. Elle accueille dans ses rangs tous ceux qui luttent pour une vie libre, peu importe leur domaine d’action.»
Certaines remarques qu’on trouve dans un essai simplement intitulé Anarchism sont à ce sujet éclairante. Après avoir rappelé en quoi consistent plusieurs de ces modes d’organisation économique de l’avenir que préconisent diverses tendances du mouvement anarchiste, de Cleyre y rappelle que tout anarchiste, ou du moins tout anarchiste sincère et raisonnable, est tout à fait disposé à abandonner le type d’organisation économique qu’il préconise au profit d’un autre dont on lui aura montré qu’il est préférable. Elle ajoute encore que la variété des circonstances et des environnements jointe à notre difficulté à clairement imaginer l’avenir feront sans doute que les divers modèles qu’elle a exposés, ainsi que d’autres, pourront, avec profit, être mis à l’épreuve, ici ou là. Et elle ne cache d’ailleurs pas que même si chacun de ces modèles lui paraît de nature à accroître la liberté des individus, aucun ne la satisfait pleinement : «Le socialisme et le communisme, rappelle-t-elle, exigent un degré d’effort conjoint et d’administration qui appelle une quantité de régulation qui est incompatible avec l’anarchisme; l’individualisme et le mutualisme, qui reposent sur la propriété, débouchent sur le recours à une police privée qui est incompatible avec ma conception de la liberté ».
Dans Naissance d’une anarchiste, elle résume sa position en reprenant à Fernando Terrida del Mármol l’idée d’un anarchisme sans qualificatif: «Je ne m’appelle plus autrement que simple anarchiste.» (page XXX)
Cette attitude en est aussi une d’ouverture vers les idées et l’essai intitulé L’idée dominante, un texte puissant et aux accents prémonitoires, montre l’importance que leur accorde Voltairine. Elle y argue avec force, contre un certain matérialisme, de l’importance des idées pour le changement social et pour une plus juste appréciation du rôle et de la puissance de l’Idée qui domine une époque. «La doctrine que les circonstances sont tout et les hommes rien, écrit-elle, a été et est le fléau de nos modernes mouvements de réforme sociale.» (page XXX)
Cherchant à cerner celle qui domine la sienne, elle la trouve dans un consumérisme et un productivisme aveugle et vain : «La grande idée de notre siècle, l’idée originale, point empruntée aux autres, qui n’est ni surfaite, elle, ni le fruit de la magie, c’est de « faire beaucoup de choses ». - Non point faire de belles choses, non point éprouver la joie de dépenser de l’énergie vivante à une œuvre créatrice, mais forcer, surmener, gaspiller, épuiser sans vergogne et sans merci l’énergie jusqu’à la dernière goutte, uniquement pour produire des masses et des monceaux de choses, - des choses laides, nuisibles ou pour le moins largement inutiles. Dans quel but ? Le plus souvent le producteur l’ignore ; plus encore, il ne s’en soucie point. Il est tout simplement possédé, entraîné par l’idée fixe qu’il doit produire ; chacun le fait et chaque année on produit davantage et plus vite. Il y a des montagnes de choses faites et en train de se faire, et cependant l’on rencontre encore des hommes qui se démènent désespérément pour tâcher d’ajouter à la liste des choses déjà créées, pour se mettre à en édifier de nouveaux monceaux et à grossir les entassements qui existent. Au prix de quelle agonie corporelle, de quelle impression et de quelle appréhension du danger, de quelles mutilations, de quelles hideurs, poursuivent-ils leur route, pour s’aller finalement briser sur ces rochers de la richesse ?» (page XXX).
Lutter contre cette idée dominante est une des hautes tâches à laquelle elle s’attache et nous invite à nous attacher. « A la fin de votre vie, vous pourrez fermer les yeux en disant : « Je n’ai point été gouverné par l’Idée Dominante de mon siècle. J’ai choisi ma propre Cause et je l’ai servie. J’ai prouvé par toute une vie d’homme qu’il est quelque chose en l’homme qui le sauve de l’absolue tyrannie des Circonstances, qui en triomphe et les refond, et cela c’est le feu immortel de la Volonté Individuelle, laquelle est le salut de l’Avenir ». (page XXX)
[À suivre]
mardi, octobre 07, 2008
LA BANNIÈRE DE LA RÉVOLTE, L’ÉTENDARD DE LA LIBERTÉ : LA VIE ET L’ŒUVRE DE VOLTAIRINE DE CLEYRE (7)
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1 commentaire:
[...]et cela c’est le feu immortel de la Volonté Individuelle, laquelle est le salut de l’Avenir »[...].
La Volonté Individuelle, hein! Dire que beaucoup de gens n'arrête pas de dénoncer l'individualisme qui soit disant domine notre société. Je crois qu'ils seraient scandalisés à lire cet extrait, même remis dans son contexte. L'Individualisme reste ce qu'il est à leurs yeux.
J'ai l'impression qu'ils ne font pas la différence entre un individualisme rationnel et sincère (dont je me réclame) et le pseudo-individualisme qui cherche à flatter l'égo et la vanité des gens en leur faisant croire que leur originalité est dans ce qu'ils consomment, toutefois s'ils sont les premiers à l'avoir acquis et que les autres n'essaient que de les imités. Dans ce cas-ci, rien à voir avec ce que Voltarine de Cleyre défend.
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