vendredi, avril 30, 2010
... ET UNE AUTRE RADIO
Lundi, de 11 h à 12 h, à l'émission de Jean Carette, à Radio Ville-Marie. On parlera, me dit-on, de philosphie, mais aussi questions sociales et politiques.
Libellés :
Jean carette,
Normand Baillargeon,
radio Ville-Marie
UNE RADIO
Je serai à l'émission Vous m'en lirez tant, de Radio-Canada, ce dimanche 2 mai, entre 14 et 16 heures, pour parler de philosophie.
mardi, avril 27, 2010
EXTRAIT D'UNE LETTRE DE ROCKER
Je traduis en ce moment un livre de Rudolf Rocker. Durant mon travail pour préparer l,introduction de ce livre, je suis tombé sur une lettre datée du 15 mai 1952 (à Boris Yelensky ). Rocker écrit, parlant de l'anarchisme:
«Il me semble que notre mouvement tout entier est devenu un vaste foyer de querelles personnelles — et pas seulement ici, aux États-Unis, mais dans tous les pays. On y trouve tant d’amertume, tant de présomption et une si forte tendance à minorer ou à dire du mal du bon travail d’autrui, qu’il n’est pas étonnant que notre mouvement soit entré dans la phase de son histoire la plus critique depuis l’époque de la Première Internationale. Les idées fondamentales de l’anarchisme ne mourront jamais et elles demeureront un source d’inspiration; mais je doute fort qu’un renouveau de l’esprit libertaire émanera des rangs du mouvement actuel .»
Ça mérite réflexion, il me semble...J'ai en tout cas voulu en garder trace ici.
«Il me semble que notre mouvement tout entier est devenu un vaste foyer de querelles personnelles — et pas seulement ici, aux États-Unis, mais dans tous les pays. On y trouve tant d’amertume, tant de présomption et une si forte tendance à minorer ou à dire du mal du bon travail d’autrui, qu’il n’est pas étonnant que notre mouvement soit entré dans la phase de son histoire la plus critique depuis l’époque de la Première Internationale. Les idées fondamentales de l’anarchisme ne mourront jamais et elles demeureront un source d’inspiration; mais je doute fort qu’un renouveau de l’esprit libertaire émanera des rangs du mouvement actuel .»
Ça mérite réflexion, il me semble...J'ai en tout cas voulu en garder trace ici.
Libellés :
Normand Baillargeon,
Rudolf Rocker
mercredi, avril 21, 2010
INTRODUCTION À L’ÉTHIQUE - 3 LA SCIENCE ET L’ÉTHIQUE – 3ème partie
[Pour Québec Sceptique. Les numéros s'obtiennent essentiellement par abonnement. Ceci est une version abrégée et sans les notes de bas de page.]
Parentèle et réciprocité sont les deux piliers de l’altruisme dans un monde darwinien : mais il se construit bien des structures secondaires sur ces deux piliers.
Richard Dawkins
(The God Delusion, 2006)
Dans cette section sur la science et l’éthique de la présente série, je veux rappeler comment la biologie contemporaine a résolu l’énigme de l’altruisme et, en en exposant quelques-unes, montrer comment cette solution a ouvert la porte à de nombreuses et possiblement éclairantes hypothèses sur les origines et la nature de l’éthique et, partant, sur sa naturalisation.
Ces analyses éparses ont bien évidemment encouragé des tentatives de synthèses, qui les placeraient dans un ensemble cohérent permettant de comprendre globalement les phénomènes liés à la moralité. De tels efforts de synthèse n’ont pas manqué depuis quelques années. Je tracerai la prochaine fois les grandes lignes de l’une d’entre elles, proposée par le bien connu Michael Shermer, fondateur du magazine Skeptic. Je poserai alors aussi la question de la signification de ces travaux pour l’éthique et la méta-éthique, tout particulièrement relativement à la guillotine de Hume que j’ai exposée dans un texte précédent (pour mémoire : est-il valide de passer des jugements descriptifs et factuels concernant l’origine de la moralité aux jugements prescriptifs de la moralité? Quelle valeur et quelle signification accorder à des travaux qui semblent s’autoriser ce saut?)
Les questions abordés ici sont vastes et le territoire en friche : ce qui suit est inévitablement partiel et fragmentaire. Pour cette raison, j’indiquerai à la fin de cette série quelques ouvrages qui aideront qui le souhaite à aller plus loin.
Le problème de l’altruisme en biologie
L’altruisme qui pose problème en biologie doit être distingué de l’altruisme au sens courant, qu’on peut appeler altruisme psychologique. L’altruisme psychologique est celui du sens commun, celui de la psychologie et de la philosophie usuelles et il qualifie un acte comme altruiste s’il est posé pour des motifs dirigés vers le bien d’autrui «et sans prise en considération d’un quelconque avantage personnel futur», comme le dit bien Christine Claven. A contrario, un acte relève de l’altruisme évolutionniste s’il a pour effet «d’augmenter la valeur de survie et de reproduction d’autrui aux dépens de sa propre valeur de survie et de reproduction ».
Des comportements altruistes entendus en ce sens sont légion dans la nature. Parmi les cas d’altruisme qui intriguaient tant Darwin figuraient notamment, on l’a vu, ceux de ces insectes de l’ordre des Hyménoptères, qui comprend les abeilles, les fourmis et les guêpes. C’est qu’on y retrouve des femelles stériles qui ne se reproduisent pas et qui passent plutôt leur vie à s’occuper des filles mises au monde par leur mère et aussi des individus (comme les abeilles) qui défendent la colonie par des comportements qui causent leur mort (par exemple, en piquant les intrus).
Mais l’existence tant de ces actes altruistes que de ces individus stériles pose une formidable énigme, déjà reconnue par Darwin, à la théorie de l’évolution. Et on comprend sans mal pourquoi, quand il présentera la sociobiologie, E.O. Wilson pourra écrire que la question de l’altruisme en constitue le problème théorique fondamental. Wilson le formulera comme suit: «[…] comment l’altruisme qui, par définition, diminue la valeur sélective de l’individu, peut-il évoluer par sélection naturelle? ». On ne saurait mieux dire.
Certains auteurs tirèrent de ces difficultés la conclusion que d’autres forces que celles postulées par la théorie de l’évolution devaient être à l’œuvre dans l’évolution; d’autres suggérèrent de sortir du cadre du darwinisme classique et de penser l’évolution à partir du groupe plutôt que de l’individu — et cette approche conserve aujourd’hui encore quelques défenseurs. Un siècle d’efforts insatisfaisants s’écoula et il fallut attendre la nouvelle synthèse, celle du néo-darwinisme incorporant la révolution génétique, pour qu’une solution apparaisse.
Dans le cadre de cette nouvelle synthèse, c’est à partir des gènes plutôt que des individus que l’évolution doit être comprise : le darwinisme classique cherchait à comprendre les caractéristiques des organismes comme conférant ou non un avantage dans la compétition avec les autres pour laisser des descendants; la nouvelle synthèse se demande comment ces caractéristiques aident (ou non) les gènes qui constituent cet organisme à assurer leur pérennité.
Hamilton et la sélection de parentèle
Ce n’est qu’en 1964 que William D. Hamilton (1936-2000) donnera la réponse désormais la plus généralement admise à certaines questions que nous avons soulevées plus haut .
L’idée de base est que l’altruisme peut se développer entre des organismes qui ont des liens de parenté (on parlera pour cette raison d’altruisme de parentèle) et qui partagent donc des gènes en commun. Cet altruisme survient dès lors que les bénéfices qu’en tire le receveur sont supérieurs à ce qu’ils ont coûté au donneur. Hamilton formule une règle qui porte désormais son nom: rB > C, où B est le bénéfice pour celui qui profite du comportement altruiste, C le coût pour l’organisme altruiste et r le coefficient de proximité génétique. On comprend ainsi qu’un gène, que Dawkins appellera « égoïste » quand il vulgarisera les idées de Hamilton en 1976, peut programmer son porteur à aider des individus qui porte une de ses répliques et que cet altruisme augmente sa possibilité de proliférer. Cette idée est non seulement intuitivement convaincante quand on réfléchit à des animaux comme les humains, où les enfants possèdent la moitié des gènes de chacun de leurs parents, le quart avec leurs petits-enfants, et ainsi de suite, mais elle résolvait aussi brillamment l’énigme des insectes Hyménoptères, dont la génétique est particulière. [L’encadré qui suit fournit un début d’explication de cette question complexe].
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« Chez les abeilles, ainsi que chez la majorité des espèces de cet ordre, les femelles sont issues d'un zygote diploïde. Par contre les mâles […] se développent à partir d'un ovule haploïde non fécondé. Dans ce système haplodiploïde les valeurs des relations d'apparentement sont modifiées et la transmission des gènes devient alors différente entre les lignées maternelles et paternelles. [… La socialité des abeilles repose sur ces observations. Une femelle partage plus de gènes avec ses sœurs (3/4) qu'avec ses propres descendants (1/2). Par conséquent, on comprend qu'au niveau évolutif un système génétique conduisant à augmenter la production de sœurs au détriment d'une descendance directe puisse être sélectionné.»
Source : Insectes sociaux : [http://insectesociaux.skyrock.com/2.html]
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L’altruisme de parentèle est une première percée, un premier pilier comme dit Dawkins, vers une approche évolutionniste de l’éthique : il permet de comprendre que chez nos ancêtres était en place quelque chose qui permettra le développement de la moralité. L’altruisme réciproque fournira la deuxième percée.
L’altruisme réciproque
L’altruisme de parentèle concerne nos proches ; cependant, la moralité semble impliquer plus que cela, puisqu’existent dans nos sociétés (et déjà chez certains animaux) de multiples formes d’altruisme pratiquées envers des êtres avec lesquels nous ne partageons manifestement pas ou que bien peu de gènes.
Mais des gènes qui nous prédisposeraient à pratiquer l’altruisme envers des êtres auxquels nous ne sommes pas génétiquement liés contribueraient à la propagation de gènes égoïstes et devraient donc disparaître avec le temps. La solution de cette nouvelle énigme date de 1971 et est en grande partie l’oeuvre de Robert Trivers qui suppose que l’altruisme émerge comme stratégie de réciprocité . L’idée de départ est la suivante.
L’altruisme de réciprocité est une stratégie par laquelle un organisme fait preuve d’altruisme envers un autre organisme afin de pouvoir plus tard être à son tour le bénéficiaire de son altruisme. «Gratte-moi le dos et je gratterai le tien plus tard», en somme.
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L’altruisme réciproque chez les chauve-souris vampires
L’altruisme réciproque est pratiqué chez les chauve-souris vampires (Desmodus Rotundus), qui ont été étudiées par G. Wilkinson. Ce cas est notable puisque son apparition suppose notamment, comme on le verra, des capacités cognitives développées permettant la détection des tricheurs.
Il est fréquent pour ces animaux de ne pas parvenir à se nourrir durant une nuit donnée : or, ils mourraient s’ils ne mangeaient pas durant quelques jours de suite.
Ici, une chauve-souris affamée en sollicite une autre, d’abord en lui grattant le ventre (c) puis en lui léchant le visage (d); la donneuse, consentante, régurgite ensuite du sang à la demandeuse (e).
[Wilkinson, Gerald S., «Reciprocal Food Sharing in the Vampire Bat», Nature, 1984, 308: 181-184]
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Mais notre problème reste posé. En effet, là où l’altruisme réciproque est pratiqué, il sera avantageux de recevoir sans jamais donner et de devenir un bénéficiaire sans contrepartie (communément appelé : «free-rider»), un tricheur qui bénéficie sans jamais payer son dû des avantages de la coopération : en ce cas, l’évolution ne devrait à terme produire que de tels tricheurs et interdire l’altruisme de réciprocité : si le hasard fait apparaître ce type de gènes, l’évolution les éliminera. Comment la coopération que postulle l’altruisme réciproque et qui existe manifestement a-t-il pu se déployer ?
La théorie des jeux, qui pose de manière générale et formelle la question de la coopération et des conditions de sa pratique avantageuse, va permettre de poser et de résoudre cette question.
La théorie des jeux à la rescousse
La théorie des jeux, exposée en 1944 par John Von Neumann (1903-1957) [voir encadré] et Oskar Morgenstern (1902 -1977), est devenue un puissant et indispensable outil dans les sciences sociales. C’est à elle que le mathématicien John F. Nash (1928), rendu célèbre par le film A Beautiful Mind, a apporté ses plus importantes contributions scientifiques. Elle s’est avérée extrêmement utile pour cerner certains problèmes concernant l’évolution et pour étudier ces innombrables dilemmes bien réels qui apparaissent quand on doit choisir de coopérer ou non dans la poursuite de nos intérêts personnels qu’on cherche rationnellement à maximiser. Pour en avoir une idée, considérez ce qui suit.
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John von Neumann (1903-1957) a été un des plus grands scientifiques du XXe siècle. En plus de la théorie des jeux, il a contribuée de manière significative à des développements en mécanique quantique, en analyse fonctionnelle, en informatique, en théorie des ensembles, en intelligence artificielle, ainsi que dans bien d’autres domaines des mathématiques.
Les légendes qui circulent sur son intelligence et sa mémoire, qui étaient extraordinaires, abondent. En voici une.
Il est amusant de poser à des mathématiciens la petite énigme suivante. Deux cyclistes distants de 20 km partent au même moment l’un vers l’autre, tous deux roulant à 10 km/h. Toujours au même moment, une mouche quitte le guidon d’un des vélos et vole à 15 km/h vers le guidon de l’autre ; quand elle l’atteint, elle fait instantanément demi-tour et revient vers le premier vélo ; et ainsi de suite, jusqu’à ce que les deux vélos se rejoignent. On demande quelle distance la mouche a alors parcourue.
Les personnes formées en mathématiques voudront typiquement résoudre cette énigme en sommant la série des distances parcourues : ce qui est long et compliqué. Mais si on remarque que les vélos se rencontreront une heure après leur départ et que la mouche aura donc volé durant une heure, on sait donc aussitôt qu’elle aura parcouru 15 km.
On raconte qu’on posa un jour cette énigme à von Neuman. Il répondit aussitôt : «15 km». «Vous la connaissiez», dit son questionneur. «Pas du tout, répondit von Neumann. J’ai simplement sommé la série».
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Supposons que deux personnes, Jean et Thierry, ont été arrêtées par la police qui les soupçonne d’un crime grave, mais sans pouvoir le prouver. La police peut cependant prouver leur culpabilité pour un délit moins grave. On les interroge séparément, chacun étant dans une pièce différente. Chaque prisonnier peut avouer ou ne pas avouer le crime plus grave, mais il ignore ce que fera l’autre.
Si tous deux confessent, chacun fera une peine de prison de 5 ans; si aucun des deux ne confesse, ils seront incarcérés pour un an — la peine prévue pour le délit moins grave que la police peut prouver; mais on leur promet aussi que si l’un d’eux confesse, il sera libre, tandis que son partenaire écopera de dix ans de prison.
La théorie des jeux étudie de telles situations conflictuelles (les scénarii peuvent être infiniment plus complexes) et cherche, en dressant une «matrice des gains», à déterminer la stratégie rationnelle optimale.
On notera que dans le dilemme présenté ici, la poursuite par chacun de son seul intérêt maximisé (ne pas aller en prison) conduit les deux joueurs en prison pour cinq ans, tandis que s’ils coopèrent et renoncent à leur intérêt personnel maximisé, ils obtiennent le meilleur résultat collectif (chacun écopant d’une seule année de prison) et les individus s’en tirent mieux s’ils coopèrent que s’ils sont égoïstes.
Revenons à notre altruisme de réciprocité. Il s’agira de trouver comment certains animaux placés dans certaines circonstances et jouant de manière répétée à un tel dilemme du prisonnier finiront par générer un altruisme de réciprocité qui serait la stratégie la plus avantageuse. Robert Axelrod a identifié les conditions qui doivent être réunies . Les organismes doivent d’abord rencontrer souvent les mêmes autres organismes; ils doivent reconnaître ces organismes déjà croisés et les distinguer d’organismes étrangers; ils doivent enfin se rappeler comment ils ont été traités par les organismes qu’ils ont croisés, car la détection des tricheurs est cruciale. Mais si ces conditions sont réunies, à long terme, la coopération et l’altruisme réciproque vont se fixer dans les populations concernées et ceux-ci s’avèrent donc compatibles avec la sélection naturelle et pourrait avoir émergé d’elle.
Un des plus intéressant des travaux réalisés dans ce contexte a justement été accompli par Robert Axelrod. Nombreux sont ceux qui y voient une prometteuse avenue vers une gauche néo-darwinienne — comme une sorte de mise à jour de la réflexion de Kropotkine .
En un mot, il a organisé des tournois dans lesquels diverses stratégies de comportement à adopter dans des situations de possible compétition ou coopération s’affrontaient — des stratégies pouvant aller de coopérer toujours, ne jamais coopérer et couvrant un immense spectre d’autres options entre les deux . De nombreuses personnes étaient invitées à rédiger un programme informatique prescrivant à des créatures leurs comportements en réaction au comportement d’autres créatures avec lesquelles ils interagissent. Axelrod les fit ensuite entrer en compétition chacune contre chacune des autres afin de voir laquelle aurait le plus de succès. C’est le plus simple et le plus court de tous les programmes qui concourut dans cette compétition qui l’emporta. Appelé Tit-for-tat, c’est-à-dire donnant-donnant, il préconise de commencer par coopérer avec l’autre créature que l’on vient de rencontrer et de continuer à coopérer si l’autre coopère , mais de ne pas coopérer si l’autre ne coopère pas et de continuer à réagir de la sorte lors des rencontres subséquentes, en répondant par de la coopération à de la coopération et à un refus de coopérer par un refus de coopérer.
Ces deux piliers en place, on devine sans doute qu’ils invitent à construire un très grand nombre de ces «structures secondaires» dont parle Dawkins et qui concernent non seulement la moralité, mais de très nombreux autres sujets.
Une pléthore de travaux et d’avenues de recherche
Les recherches en question sont aujourd’hui réalisées en sociobiologie, en psychologie (évolutionniste), en anthropologie, en biologie, en philosophie et en théorie des jeux. Ils portent sur l’évolution des comportements sociaux et altruistes, et sur les conditions nécessaires à leur apparition.
Claven en dresse le sommaire inventaire suivant: «En réalité, elles donnent des interprétations de la fonction et des conditions nécessaires à l’apparition de phénomènes liés à la moralité : sentiments sociaux, capacité de réflexion, transmission culturelle, propension à sanctionner certains comportements, normes de conduite, etc. Ce domaine d’investigation, quoique encore largement inexploré, est à la fois foisonnant et prometteur. Voici quelques résultats qui me paraissent particulièrement intéressants. Tout d’abord un bon nombre de recherches montrent que pour être efficaces, les normes sociales doivent être renforcées par la sanction ou par des émotions suffisamment fortes pour motiver l’action. D’autre part, il semblerait que la stabilité des groupes sociaux dépende de la présence, chez leurs membres, de certaines tendances à caractère social ; notamment la tendance à se conformer à la majorité ou à imiter les individus prestigieux. Enfin, de manière plus générale, l’apparition et la stabilisation du comportement et de la pensée morale trouvent diverses explications: la moralité aurait par exemple été sélectionnée parce qu’elle favorise la coordination et la coopération entre les individus d’une société ; selon d’autres auteurs, elle aurait été sélectionnée parce qu’elle permet d’établir une certaine égalité entre les membres d’une société .»
Étant donné ces faits, que s’ensuit-il pour la compréhension de ce que nous sommes et pour l’éthique en particulier ? Dawkins a formulé de manière remarquable cette question en ouverture de l’ouvrage désormais classique dans lequel il vulgarisait les idées que je viens d’exposer. Il nous demande d’imaginer un homme dont on saurait qu’il a longtemps survécu, et même vécu en étant très prospère, dans le milieu des gangsters de Chicago. Ce serait, dit-il, raisonnable de conclure que cet homme possède certaines caractéristiques — disons : qu’il est dur, impitoyable, qu’il a la détente facile, etc.
Dawkins poursuit : «Comme les gangsters de Chicago triomphants, nos gènes ont survécu, dans certains cas pendant des millions d'années, dans un monde hautement concurrentiel. Cela nous laisse en droit d'attendre certaines qualités dans nos gènes. J'indiquerai que la qualité prédominante escomptée dans un gène triomphant est l'égoïsme impitoyable. Cet égoïsme génétique suscitera habituellement de l'égoïsme dans le comportement individuel. Cependant, comme nous le verrons, il existe des circonstances spéciales dans lesquelles un gène peut mieux atteindre ses propres buts égoïstes en encourageant une forme limitée d'altruisme au niveau des animaux individuels .».
La prochaine fois, j’examinerai la synthèse de ces travaux tentée par Michael Shermer et proposerai un recul critique sur ces efforts de naturalisation de l’éthique, sur leur portée et leur signification.
Parentèle et réciprocité sont les deux piliers de l’altruisme dans un monde darwinien : mais il se construit bien des structures secondaires sur ces deux piliers.
Richard Dawkins
(The God Delusion, 2006)
Dans cette section sur la science et l’éthique de la présente série, je veux rappeler comment la biologie contemporaine a résolu l’énigme de l’altruisme et, en en exposant quelques-unes, montrer comment cette solution a ouvert la porte à de nombreuses et possiblement éclairantes hypothèses sur les origines et la nature de l’éthique et, partant, sur sa naturalisation.
Ces analyses éparses ont bien évidemment encouragé des tentatives de synthèses, qui les placeraient dans un ensemble cohérent permettant de comprendre globalement les phénomènes liés à la moralité. De tels efforts de synthèse n’ont pas manqué depuis quelques années. Je tracerai la prochaine fois les grandes lignes de l’une d’entre elles, proposée par le bien connu Michael Shermer, fondateur du magazine Skeptic. Je poserai alors aussi la question de la signification de ces travaux pour l’éthique et la méta-éthique, tout particulièrement relativement à la guillotine de Hume que j’ai exposée dans un texte précédent (pour mémoire : est-il valide de passer des jugements descriptifs et factuels concernant l’origine de la moralité aux jugements prescriptifs de la moralité? Quelle valeur et quelle signification accorder à des travaux qui semblent s’autoriser ce saut?)
Les questions abordés ici sont vastes et le territoire en friche : ce qui suit est inévitablement partiel et fragmentaire. Pour cette raison, j’indiquerai à la fin de cette série quelques ouvrages qui aideront qui le souhaite à aller plus loin.
Le problème de l’altruisme en biologie
L’altruisme qui pose problème en biologie doit être distingué de l’altruisme au sens courant, qu’on peut appeler altruisme psychologique. L’altruisme psychologique est celui du sens commun, celui de la psychologie et de la philosophie usuelles et il qualifie un acte comme altruiste s’il est posé pour des motifs dirigés vers le bien d’autrui «et sans prise en considération d’un quelconque avantage personnel futur», comme le dit bien Christine Claven. A contrario, un acte relève de l’altruisme évolutionniste s’il a pour effet «d’augmenter la valeur de survie et de reproduction d’autrui aux dépens de sa propre valeur de survie et de reproduction ».
Des comportements altruistes entendus en ce sens sont légion dans la nature. Parmi les cas d’altruisme qui intriguaient tant Darwin figuraient notamment, on l’a vu, ceux de ces insectes de l’ordre des Hyménoptères, qui comprend les abeilles, les fourmis et les guêpes. C’est qu’on y retrouve des femelles stériles qui ne se reproduisent pas et qui passent plutôt leur vie à s’occuper des filles mises au monde par leur mère et aussi des individus (comme les abeilles) qui défendent la colonie par des comportements qui causent leur mort (par exemple, en piquant les intrus).
Mais l’existence tant de ces actes altruistes que de ces individus stériles pose une formidable énigme, déjà reconnue par Darwin, à la théorie de l’évolution. Et on comprend sans mal pourquoi, quand il présentera la sociobiologie, E.O. Wilson pourra écrire que la question de l’altruisme en constitue le problème théorique fondamental. Wilson le formulera comme suit: «[…] comment l’altruisme qui, par définition, diminue la valeur sélective de l’individu, peut-il évoluer par sélection naturelle? ». On ne saurait mieux dire.
Certains auteurs tirèrent de ces difficultés la conclusion que d’autres forces que celles postulées par la théorie de l’évolution devaient être à l’œuvre dans l’évolution; d’autres suggérèrent de sortir du cadre du darwinisme classique et de penser l’évolution à partir du groupe plutôt que de l’individu — et cette approche conserve aujourd’hui encore quelques défenseurs. Un siècle d’efforts insatisfaisants s’écoula et il fallut attendre la nouvelle synthèse, celle du néo-darwinisme incorporant la révolution génétique, pour qu’une solution apparaisse.
Dans le cadre de cette nouvelle synthèse, c’est à partir des gènes plutôt que des individus que l’évolution doit être comprise : le darwinisme classique cherchait à comprendre les caractéristiques des organismes comme conférant ou non un avantage dans la compétition avec les autres pour laisser des descendants; la nouvelle synthèse se demande comment ces caractéristiques aident (ou non) les gènes qui constituent cet organisme à assurer leur pérennité.
Hamilton et la sélection de parentèle
Ce n’est qu’en 1964 que William D. Hamilton (1936-2000) donnera la réponse désormais la plus généralement admise à certaines questions que nous avons soulevées plus haut .
L’idée de base est que l’altruisme peut se développer entre des organismes qui ont des liens de parenté (on parlera pour cette raison d’altruisme de parentèle) et qui partagent donc des gènes en commun. Cet altruisme survient dès lors que les bénéfices qu’en tire le receveur sont supérieurs à ce qu’ils ont coûté au donneur. Hamilton formule une règle qui porte désormais son nom: rB > C, où B est le bénéfice pour celui qui profite du comportement altruiste, C le coût pour l’organisme altruiste et r le coefficient de proximité génétique. On comprend ainsi qu’un gène, que Dawkins appellera « égoïste » quand il vulgarisera les idées de Hamilton en 1976, peut programmer son porteur à aider des individus qui porte une de ses répliques et que cet altruisme augmente sa possibilité de proliférer. Cette idée est non seulement intuitivement convaincante quand on réfléchit à des animaux comme les humains, où les enfants possèdent la moitié des gènes de chacun de leurs parents, le quart avec leurs petits-enfants, et ainsi de suite, mais elle résolvait aussi brillamment l’énigme des insectes Hyménoptères, dont la génétique est particulière. [L’encadré qui suit fournit un début d’explication de cette question complexe].
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« Chez les abeilles, ainsi que chez la majorité des espèces de cet ordre, les femelles sont issues d'un zygote diploïde. Par contre les mâles […] se développent à partir d'un ovule haploïde non fécondé. Dans ce système haplodiploïde les valeurs des relations d'apparentement sont modifiées et la transmission des gènes devient alors différente entre les lignées maternelles et paternelles. [… La socialité des abeilles repose sur ces observations. Une femelle partage plus de gènes avec ses sœurs (3/4) qu'avec ses propres descendants (1/2). Par conséquent, on comprend qu'au niveau évolutif un système génétique conduisant à augmenter la production de sœurs au détriment d'une descendance directe puisse être sélectionné.»
Source : Insectes sociaux : [http://insectesociaux.skyrock.com/2.html]
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L’altruisme de parentèle est une première percée, un premier pilier comme dit Dawkins, vers une approche évolutionniste de l’éthique : il permet de comprendre que chez nos ancêtres était en place quelque chose qui permettra le développement de la moralité. L’altruisme réciproque fournira la deuxième percée.
L’altruisme réciproque
L’altruisme de parentèle concerne nos proches ; cependant, la moralité semble impliquer plus que cela, puisqu’existent dans nos sociétés (et déjà chez certains animaux) de multiples formes d’altruisme pratiquées envers des êtres avec lesquels nous ne partageons manifestement pas ou que bien peu de gènes.
Mais des gènes qui nous prédisposeraient à pratiquer l’altruisme envers des êtres auxquels nous ne sommes pas génétiquement liés contribueraient à la propagation de gènes égoïstes et devraient donc disparaître avec le temps. La solution de cette nouvelle énigme date de 1971 et est en grande partie l’oeuvre de Robert Trivers qui suppose que l’altruisme émerge comme stratégie de réciprocité . L’idée de départ est la suivante.
L’altruisme de réciprocité est une stratégie par laquelle un organisme fait preuve d’altruisme envers un autre organisme afin de pouvoir plus tard être à son tour le bénéficiaire de son altruisme. «Gratte-moi le dos et je gratterai le tien plus tard», en somme.
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L’altruisme réciproque chez les chauve-souris vampires
L’altruisme réciproque est pratiqué chez les chauve-souris vampires (Desmodus Rotundus), qui ont été étudiées par G. Wilkinson. Ce cas est notable puisque son apparition suppose notamment, comme on le verra, des capacités cognitives développées permettant la détection des tricheurs.
Il est fréquent pour ces animaux de ne pas parvenir à se nourrir durant une nuit donnée : or, ils mourraient s’ils ne mangeaient pas durant quelques jours de suite.
Ici, une chauve-souris affamée en sollicite une autre, d’abord en lui grattant le ventre (c) puis en lui léchant le visage (d); la donneuse, consentante, régurgite ensuite du sang à la demandeuse (e).
[Wilkinson, Gerald S., «Reciprocal Food Sharing in the Vampire Bat», Nature, 1984, 308: 181-184]
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Mais notre problème reste posé. En effet, là où l’altruisme réciproque est pratiqué, il sera avantageux de recevoir sans jamais donner et de devenir un bénéficiaire sans contrepartie (communément appelé : «free-rider»), un tricheur qui bénéficie sans jamais payer son dû des avantages de la coopération : en ce cas, l’évolution ne devrait à terme produire que de tels tricheurs et interdire l’altruisme de réciprocité : si le hasard fait apparaître ce type de gènes, l’évolution les éliminera. Comment la coopération que postulle l’altruisme réciproque et qui existe manifestement a-t-il pu se déployer ?
La théorie des jeux, qui pose de manière générale et formelle la question de la coopération et des conditions de sa pratique avantageuse, va permettre de poser et de résoudre cette question.
La théorie des jeux à la rescousse
La théorie des jeux, exposée en 1944 par John Von Neumann (1903-1957) [voir encadré] et Oskar Morgenstern (1902 -1977), est devenue un puissant et indispensable outil dans les sciences sociales. C’est à elle que le mathématicien John F. Nash (1928), rendu célèbre par le film A Beautiful Mind, a apporté ses plus importantes contributions scientifiques. Elle s’est avérée extrêmement utile pour cerner certains problèmes concernant l’évolution et pour étudier ces innombrables dilemmes bien réels qui apparaissent quand on doit choisir de coopérer ou non dans la poursuite de nos intérêts personnels qu’on cherche rationnellement à maximiser. Pour en avoir une idée, considérez ce qui suit.
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John von Neumann (1903-1957) a été un des plus grands scientifiques du XXe siècle. En plus de la théorie des jeux, il a contribuée de manière significative à des développements en mécanique quantique, en analyse fonctionnelle, en informatique, en théorie des ensembles, en intelligence artificielle, ainsi que dans bien d’autres domaines des mathématiques.
Les légendes qui circulent sur son intelligence et sa mémoire, qui étaient extraordinaires, abondent. En voici une.
Il est amusant de poser à des mathématiciens la petite énigme suivante. Deux cyclistes distants de 20 km partent au même moment l’un vers l’autre, tous deux roulant à 10 km/h. Toujours au même moment, une mouche quitte le guidon d’un des vélos et vole à 15 km/h vers le guidon de l’autre ; quand elle l’atteint, elle fait instantanément demi-tour et revient vers le premier vélo ; et ainsi de suite, jusqu’à ce que les deux vélos se rejoignent. On demande quelle distance la mouche a alors parcourue.
Les personnes formées en mathématiques voudront typiquement résoudre cette énigme en sommant la série des distances parcourues : ce qui est long et compliqué. Mais si on remarque que les vélos se rencontreront une heure après leur départ et que la mouche aura donc volé durant une heure, on sait donc aussitôt qu’elle aura parcouru 15 km.
On raconte qu’on posa un jour cette énigme à von Neuman. Il répondit aussitôt : «15 km». «Vous la connaissiez», dit son questionneur. «Pas du tout, répondit von Neumann. J’ai simplement sommé la série».
*************************************************************************************
Supposons que deux personnes, Jean et Thierry, ont été arrêtées par la police qui les soupçonne d’un crime grave, mais sans pouvoir le prouver. La police peut cependant prouver leur culpabilité pour un délit moins grave. On les interroge séparément, chacun étant dans une pièce différente. Chaque prisonnier peut avouer ou ne pas avouer le crime plus grave, mais il ignore ce que fera l’autre.
Si tous deux confessent, chacun fera une peine de prison de 5 ans; si aucun des deux ne confesse, ils seront incarcérés pour un an — la peine prévue pour le délit moins grave que la police peut prouver; mais on leur promet aussi que si l’un d’eux confesse, il sera libre, tandis que son partenaire écopera de dix ans de prison.
La théorie des jeux étudie de telles situations conflictuelles (les scénarii peuvent être infiniment plus complexes) et cherche, en dressant une «matrice des gains», à déterminer la stratégie rationnelle optimale.
On notera que dans le dilemme présenté ici, la poursuite par chacun de son seul intérêt maximisé (ne pas aller en prison) conduit les deux joueurs en prison pour cinq ans, tandis que s’ils coopèrent et renoncent à leur intérêt personnel maximisé, ils obtiennent le meilleur résultat collectif (chacun écopant d’une seule année de prison) et les individus s’en tirent mieux s’ils coopèrent que s’ils sont égoïstes.
Revenons à notre altruisme de réciprocité. Il s’agira de trouver comment certains animaux placés dans certaines circonstances et jouant de manière répétée à un tel dilemme du prisonnier finiront par générer un altruisme de réciprocité qui serait la stratégie la plus avantageuse. Robert Axelrod a identifié les conditions qui doivent être réunies . Les organismes doivent d’abord rencontrer souvent les mêmes autres organismes; ils doivent reconnaître ces organismes déjà croisés et les distinguer d’organismes étrangers; ils doivent enfin se rappeler comment ils ont été traités par les organismes qu’ils ont croisés, car la détection des tricheurs est cruciale. Mais si ces conditions sont réunies, à long terme, la coopération et l’altruisme réciproque vont se fixer dans les populations concernées et ceux-ci s’avèrent donc compatibles avec la sélection naturelle et pourrait avoir émergé d’elle.
Un des plus intéressant des travaux réalisés dans ce contexte a justement été accompli par Robert Axelrod. Nombreux sont ceux qui y voient une prometteuse avenue vers une gauche néo-darwinienne — comme une sorte de mise à jour de la réflexion de Kropotkine .
En un mot, il a organisé des tournois dans lesquels diverses stratégies de comportement à adopter dans des situations de possible compétition ou coopération s’affrontaient — des stratégies pouvant aller de coopérer toujours, ne jamais coopérer et couvrant un immense spectre d’autres options entre les deux . De nombreuses personnes étaient invitées à rédiger un programme informatique prescrivant à des créatures leurs comportements en réaction au comportement d’autres créatures avec lesquelles ils interagissent. Axelrod les fit ensuite entrer en compétition chacune contre chacune des autres afin de voir laquelle aurait le plus de succès. C’est le plus simple et le plus court de tous les programmes qui concourut dans cette compétition qui l’emporta. Appelé Tit-for-tat, c’est-à-dire donnant-donnant, il préconise de commencer par coopérer avec l’autre créature que l’on vient de rencontrer et de continuer à coopérer si l’autre coopère , mais de ne pas coopérer si l’autre ne coopère pas et de continuer à réagir de la sorte lors des rencontres subséquentes, en répondant par de la coopération à de la coopération et à un refus de coopérer par un refus de coopérer.
Ces deux piliers en place, on devine sans doute qu’ils invitent à construire un très grand nombre de ces «structures secondaires» dont parle Dawkins et qui concernent non seulement la moralité, mais de très nombreux autres sujets.
Une pléthore de travaux et d’avenues de recherche
Les recherches en question sont aujourd’hui réalisées en sociobiologie, en psychologie (évolutionniste), en anthropologie, en biologie, en philosophie et en théorie des jeux. Ils portent sur l’évolution des comportements sociaux et altruistes, et sur les conditions nécessaires à leur apparition.
Claven en dresse le sommaire inventaire suivant: «En réalité, elles donnent des interprétations de la fonction et des conditions nécessaires à l’apparition de phénomènes liés à la moralité : sentiments sociaux, capacité de réflexion, transmission culturelle, propension à sanctionner certains comportements, normes de conduite, etc. Ce domaine d’investigation, quoique encore largement inexploré, est à la fois foisonnant et prometteur. Voici quelques résultats qui me paraissent particulièrement intéressants. Tout d’abord un bon nombre de recherches montrent que pour être efficaces, les normes sociales doivent être renforcées par la sanction ou par des émotions suffisamment fortes pour motiver l’action. D’autre part, il semblerait que la stabilité des groupes sociaux dépende de la présence, chez leurs membres, de certaines tendances à caractère social ; notamment la tendance à se conformer à la majorité ou à imiter les individus prestigieux. Enfin, de manière plus générale, l’apparition et la stabilisation du comportement et de la pensée morale trouvent diverses explications: la moralité aurait par exemple été sélectionnée parce qu’elle favorise la coordination et la coopération entre les individus d’une société ; selon d’autres auteurs, elle aurait été sélectionnée parce qu’elle permet d’établir une certaine égalité entre les membres d’une société .»
Étant donné ces faits, que s’ensuit-il pour la compréhension de ce que nous sommes et pour l’éthique en particulier ? Dawkins a formulé de manière remarquable cette question en ouverture de l’ouvrage désormais classique dans lequel il vulgarisait les idées que je viens d’exposer. Il nous demande d’imaginer un homme dont on saurait qu’il a longtemps survécu, et même vécu en étant très prospère, dans le milieu des gangsters de Chicago. Ce serait, dit-il, raisonnable de conclure que cet homme possède certaines caractéristiques — disons : qu’il est dur, impitoyable, qu’il a la détente facile, etc.
Dawkins poursuit : «Comme les gangsters de Chicago triomphants, nos gènes ont survécu, dans certains cas pendant des millions d'années, dans un monde hautement concurrentiel. Cela nous laisse en droit d'attendre certaines qualités dans nos gènes. J'indiquerai que la qualité prédominante escomptée dans un gène triomphant est l'égoïsme impitoyable. Cet égoïsme génétique suscitera habituellement de l'égoïsme dans le comportement individuel. Cependant, comme nous le verrons, il existe des circonstances spéciales dans lesquelles un gène peut mieux atteindre ses propres buts égoïstes en encourageant une forme limitée d'altruisme au niveau des animaux individuels .».
La prochaine fois, j’examinerai la synthèse de ces travaux tentée par Michael Shermer et proposerai un recul critique sur ces efforts de naturalisation de l’éthique, sur leur portée et leur signification.
samedi, avril 17, 2010
QUELQUES OBSERVATIONS DE CHOMSKY SUR CERTAINES TENDANCES DE L’ANARCHISME ACTUEL
[Pour Le Monde Libertaire]
Il faut précieusement préserver le souvenir des idées anarchistes et, plus encore, des inspirantes luttes menées par les peuples qui ont cherché à se libérer de l’oppression et de la domination : non comme des manières de figer la pensée dans de nouveaux moules, mais comme une base à partir de laquelle comprendre à la fois la réalité sociale et le travail qu’il faudra accomplir pour la changer.
N. Chomsky
Je voudrais ici revenir sur une toute récente entrevue dans laquelle Noam Chomsky répond à quelques questions qui lui sont posées sur l’anarchisme [1]. Trois raisons m’incitent à le faire.
La première est que ce que raconte Chomsky n’est jamais inintéressant.
La deuxième est qu’il est relativement rare, depuis quelques années à tout le moins, qu’il se prononce sur l’anarchisme et tout particulièrement sur l’état de santé de l’anarchisme contemporain, comme c’est le cas dans cet entretien.
La troisième est que ce qu’il suggère est de nature à alimenter les discussions que nous devrions avoir entre nous sur les importantes questions vers lesquelles pointe Chomsky.
Mais avant d’en arriver à ces sujets, j’aimerais toucher un mot du rapport de Chomsky à l’anarchisme. J’insiste, cependant : il ne s’agit que d’un mot et la question des rapports de Chomsky à l’anarchisme, envisagée globalement et dans la longue durée de son activité théorique et militante, est plus complexe que ce que j’en dirai dans les lignes qui suivent, qui ne proposent qu’un modeste survol d’un territoire méconnu — et qui demanderait à être attentivement exploré.
Des rapports constants et singuliers
On se méprend souvent, m’a-t-il semblé, sur l’anarchisme de Chomsky, allant parfois jusqu’à lui refuser (sic!) cette appellation qu’il revendique pourtant.
Or Chomsky n’a cessé de se réclamer de ce qu’il appelle couramment, sans refuser l’appellation anarchiste, le socialisme libertaire. Son intérêt pour ces idées est ancien et le tout premier texte qu’il a publié, à neuf ans et dans le journal de l’école qu’il fréquentait alors, portait sur la Guerre d’Espagne, qui faisait alors rage et à laquelle, plus tard, il consacrera encore d’autres écrits, dont un texte majeur sur l’objectivité dans les travaux académiques. Chomsky, en fait, ne cessera jamais tout à fait d’écrire sur l’anarchisme, de parler de lui ou de s’en réclamer.
Je ferai pour commencer deux remarques sur cet anarchisme de Chomsky.
La première est son anti-autoritarisme qui résulte de la conviction que les êtres humains se développent de manière optimale dans des conditions de liberté. Il en résulte bien entendu le refus du capitalisme et de l’économie de marché, les corporations étant décrites comme des institutions totalitaires, mais aussi de l’économie planifiée et du socialisme étatique. Il résulte aussi, de cette importance accordée à la liberté, des conceptions de l’éducation, du politique, de l’État, de la culture et de bien d’autres sujets où les contraintes à chaque fois sont a priori perçues comme suspectes et devant se justifier — les abattre devenant le mot d’ordre quand elles ne peuvent passer le test de leur justification. (Notons sans pouvoir y insister que cette revendication de liberté est depuis toujours, au sein de l’anarchisme, en tension avec un idéal égalitaire, et l’expression socialisme libertaire qu’utilise couramment Chomsky a le mérite de la rappeler.)
Ma deuxième remarque est pour rappeler que Chomsky inscrit fermement son anarchisme dans la tradition des Lumières et dans le rationalisme qui les caractérise. La référence au rationalisme signifie bien entendu un solide engagement envers la raison, la science, la rigueur et le débat argumentatif; mais il signifie aussi une défense d’une certaine conception de l’être humain au sein de laquelle la liberté évoquée plus haut est centrale, et dans laquelle il est admis, contre un certain culturalisme et contre un certain empirisme qui les croit indéfiniment malléables, que les êtres humains possèdent des caractéristiques naturelles qui les définissent. Comme on le soupçonne, ses travaux en linguistique et en science cognitive apportent quelque crédit à ces idées, même si Chomsky a toujours été très prudent sur les rapports entre ses contributions à la linguiste et ses positions politiques libertaires, refusant d’y voir autre chose que des liens ténus et établis à un niveau passablement élevé d’abstraction. Quoiqu’il en soit, ce rationalisme ainsi défini singularise lui aussi Chomsky : parmi les anarchistes, d’abord, mais aussi au sein de la gauche.
Au total, Chomsky se fait de l’anarchisme une idée assez large pour, sinon y faire figurer, du moins en rapprocher des auteurs qui seraient tenus par certains comme étant, sinon extérieurs au mouvement, ou du moins comme se situant à ses franges — par exemple Anton Pannekoek, théoricien des conseils ouvriers. Il exprime aussi une profonde sympathie pour des auteurs anarchistes relativement moins connus, comme Diego Abad de Santillan ou Rudolph Rocker.
Chomsky invite au total à une vision non dogmatique de l’anarchisme, qui reconnaît à la fois son importance et sa singularité dans l’histoire des idées et des mouvements politiques et son actualité : il a à ce propos maintes fois rappelé la valeur de ce que l’anarchisme, tel qu’il le conçoit, met de l’avant, de ses espoirs, de son projet politique et économique et affirmé leur pertinence dans la résolution des défis que nous affrontons aujourd’hui. Ce vers quoi pointent ces espoirs et ces projets est bien décrit dans la déclaration suivante : «Je veux croire, dit Chomsky, que les êtres humains possèdent un instinct de liberté et qu’ils souhaitent réellement contrôler leurs propres affaires; qu’ils ne veulent être ni bousculés, ni commandés ni opprimés etc.; et qu’ils souhaitent avoir l’opportunité de faire des choses qui ont du sens, comme du travail constructif et dont ils ont le contrôle — ou qu’ils contrôlent avec d’autres».
C’est donc, on l’aura deviné, avec des a priori très ouverts et sympathiques que Chomsky parle de l’anarchisme actuel, à propos duquel il formule néanmoins quelques critiques et observations qui méritent d’être entendues.
Quelques observations et hypothèses de Chomsky sur l’anarchisme contemporain
Je regrouperai ces observations et hypothèses en trois volets. Elles concernent respectivement l’atomisme et le sectarisme d’à tout le moins une part du mouvement anarchiste actuel; son hostilité envers la science et la technologie; et finalement, la question du réformisme.
Chomsky note pour commencer que s’il existe de (relativement) nombreuses personnes qui se disent attachées à l’anarchisme et qui se réclament de ce qu’elles estiment être l’anarchisme, en revanche il n’existe guère, sauf exception, par exemple en Espagne, de mouvement anarchiste. L’anarchisme tend ainsi à être, du moins aux Etats-Unis (et ailleurs on peut le présumer), plutôt atomisé, non seulement en individus plus ou moins isolés, mais aussi en groupes parfois très sectaires et qui passent un temps considérable à s’attaquer les uns les autres.
Chomsky voit là quelque chose de singulier (et j’ajouterais : de paradoxal), à savoir que, du moins dans son pays, si on excepte de très brèves périodes historiques, il n’y a jamais eu autant d’anarchistes qu’aujourd’hui, mais jamais non plus si peu d’anarchisme, à tout le moins si, par ce dernier mot, on entend un mouvement qui serait plutôt unifié dans des combats communs et qu’on pourrait dès lors critiquer, rejeter, souhaiter améliorer ou au contraire abattre, et ainsi de suite.
Une tâche lui parait donc s’imposer : le dépassement du sectarisme et de l’intolérance et, dans la reconnaissance de notre grande ignorance de ce que sera une société libertaire, l’admission qu’il reste de la place pour des désaccords sains et constructifs, mais qu’il faut savoir exprimer dans, comme il le dit, des échanges tenus «de manière civilisée et fraternelle et avec le sentiment d’une solidarité entretenue dans la poursuite d’un but commun».
Le deuxième ensemble de remarques de Chomsky se déploie justement à partir de l’examen de cette question des buts communs à poursuivre. Lesquels choisir? Et comment les poursuivre de manière efficace? Il en signale deux qui lui paraissent tout particulièrement vitaux : la prolifération nucléaire et la crise environnementale. Or, s’agissant de cette dernière, ajoute-t-il, il existe aussi, chez certains anarchistes, une attitude d’opposition à la science qui disqualifie d’emblée l’anarchisme comme avenue politique crédible et sérieuse. «À moins, dit-il, de consentir à [réduire l’humanité] à 100 000 chasseurs-cueilleurs, si on prend au sérieux la survie de milliards d’être humains, de leurs enfants et petits-enfants, cela va demander des percées scientifiques et technologiques».
On notera ici que Chomsky ne préconise en rien une idolâtrie de la science ou de la technologie, comme on notera aussi qu’il n’ignore rien non plus (rappelons-nous de ce qu’il dit de la prolifération nucléaire) des usages potentiellement mortels pour l’espèce toute entière qu’on peut en faire : il n’est toutefois pas difficile d'identifier des individus ou des groupes, parmi les anarchistes mais pas seulement là, qui ont bel et bien cette attitude qu’il décrie, une attitude qui peut en effet fort bien avoir, en bout de piste, les terribles effets qu’il redoute.
Le troisième ensemble de remarques concerne, si je comprends bien sa pensée, le type d’action que nous devrions entreprendre pour confronter ce vaste et puissant système à la fois corporatif et étatique dans lequel nous vivons et qui s’est mis en place depuis des décennies à coup d’ingénierie sociale réalisée à grande échelle.
Ce vers quoi il souhaite attirer l’attention, cette fois, c’est sur le fait que ce combat, aussi bien sur le plan de la réflexion que de l’action concrète et de la pratique, exige et exigera bien plus que de grandes et vertueuses déclarations d’adhésion à des objectifs lointains (disons : ‘je veux vivre dans une société juste, libre et égalitaire’) : cela demande la défense de causes, des buts plus proches et modestes, et, à travers «la reconnaissance de la réalité sociale et économique telle qu’elle est», la création patiente et progressive des institutions de demain au sein de la société d’aujourd’hui — comme le disait déjà Bakounine.
En rester à la pureté des propositions, pense Chomsky, constitue un frein à une action militante efficace qui devrait avoir des causes à défendre en matière de droits des travailleurs, de problèmes environnementaux, de la lutte à la pauvreté et ainsi de suite. Faute de quoi, on court, dit-il, le risque de sombrer dans «ce sectarisme, cette étroitesse, ce manque de solidarité et d’objectifs partagés qui a toujours été une pathologie des groupes marginaux, particulièrement à gauche».
Ce sectarisme peut en outre être dommageable à ceux que ses promoteurs voudraient précisément aider, dès lors qu’il conduit à adopter des stratégies militantes qui, sous des couvert de radicalité, renforcent finalement la position des institutions dominantes tout en nous éloignant de combats qui doivent être menés et de ceux avec lesquels nous devrions combattre.
Chomsky prend ici comme exemple, américain, un anarchisme qui se réfugierait derrière un anti-étatisme de principe pour ne pas appuyer la réforme de la santé qui se met en place, toute imparfaite soit-elle, et dont des millions de personnes bénéficieront. Une telle ligne de conduite interdit en outre à toutes fins utiles de contribuer à l’éducation et à la mobilisation qu’exige la crise économique, dont les mêmes personnes que tout à l’heure souffrent les premières.
Fort heureusement, conclut Chomsky, des journaux et organisations anarchistes ne sombrent pas dans ces carences et se préoccupent de ces objectifs à court terme. Cela aussi, et fort heureusement, est exact.
Il y a là, je pense, de quoi amplement alimenter des discussions.
Il faut précieusement préserver le souvenir des idées anarchistes et, plus encore, des inspirantes luttes menées par les peuples qui ont cherché à se libérer de l’oppression et de la domination : non comme des manières de figer la pensée dans de nouveaux moules, mais comme une base à partir de laquelle comprendre à la fois la réalité sociale et le travail qu’il faudra accomplir pour la changer.
N. Chomsky
Je voudrais ici revenir sur une toute récente entrevue dans laquelle Noam Chomsky répond à quelques questions qui lui sont posées sur l’anarchisme [1]. Trois raisons m’incitent à le faire.
La première est que ce que raconte Chomsky n’est jamais inintéressant.
La deuxième est qu’il est relativement rare, depuis quelques années à tout le moins, qu’il se prononce sur l’anarchisme et tout particulièrement sur l’état de santé de l’anarchisme contemporain, comme c’est le cas dans cet entretien.
La troisième est que ce qu’il suggère est de nature à alimenter les discussions que nous devrions avoir entre nous sur les importantes questions vers lesquelles pointe Chomsky.
Mais avant d’en arriver à ces sujets, j’aimerais toucher un mot du rapport de Chomsky à l’anarchisme. J’insiste, cependant : il ne s’agit que d’un mot et la question des rapports de Chomsky à l’anarchisme, envisagée globalement et dans la longue durée de son activité théorique et militante, est plus complexe que ce que j’en dirai dans les lignes qui suivent, qui ne proposent qu’un modeste survol d’un territoire méconnu — et qui demanderait à être attentivement exploré.
Des rapports constants et singuliers
On se méprend souvent, m’a-t-il semblé, sur l’anarchisme de Chomsky, allant parfois jusqu’à lui refuser (sic!) cette appellation qu’il revendique pourtant.
Or Chomsky n’a cessé de se réclamer de ce qu’il appelle couramment, sans refuser l’appellation anarchiste, le socialisme libertaire. Son intérêt pour ces idées est ancien et le tout premier texte qu’il a publié, à neuf ans et dans le journal de l’école qu’il fréquentait alors, portait sur la Guerre d’Espagne, qui faisait alors rage et à laquelle, plus tard, il consacrera encore d’autres écrits, dont un texte majeur sur l’objectivité dans les travaux académiques. Chomsky, en fait, ne cessera jamais tout à fait d’écrire sur l’anarchisme, de parler de lui ou de s’en réclamer.
Je ferai pour commencer deux remarques sur cet anarchisme de Chomsky.
La première est son anti-autoritarisme qui résulte de la conviction que les êtres humains se développent de manière optimale dans des conditions de liberté. Il en résulte bien entendu le refus du capitalisme et de l’économie de marché, les corporations étant décrites comme des institutions totalitaires, mais aussi de l’économie planifiée et du socialisme étatique. Il résulte aussi, de cette importance accordée à la liberté, des conceptions de l’éducation, du politique, de l’État, de la culture et de bien d’autres sujets où les contraintes à chaque fois sont a priori perçues comme suspectes et devant se justifier — les abattre devenant le mot d’ordre quand elles ne peuvent passer le test de leur justification. (Notons sans pouvoir y insister que cette revendication de liberté est depuis toujours, au sein de l’anarchisme, en tension avec un idéal égalitaire, et l’expression socialisme libertaire qu’utilise couramment Chomsky a le mérite de la rappeler.)
Ma deuxième remarque est pour rappeler que Chomsky inscrit fermement son anarchisme dans la tradition des Lumières et dans le rationalisme qui les caractérise. La référence au rationalisme signifie bien entendu un solide engagement envers la raison, la science, la rigueur et le débat argumentatif; mais il signifie aussi une défense d’une certaine conception de l’être humain au sein de laquelle la liberté évoquée plus haut est centrale, et dans laquelle il est admis, contre un certain culturalisme et contre un certain empirisme qui les croit indéfiniment malléables, que les êtres humains possèdent des caractéristiques naturelles qui les définissent. Comme on le soupçonne, ses travaux en linguistique et en science cognitive apportent quelque crédit à ces idées, même si Chomsky a toujours été très prudent sur les rapports entre ses contributions à la linguiste et ses positions politiques libertaires, refusant d’y voir autre chose que des liens ténus et établis à un niveau passablement élevé d’abstraction. Quoiqu’il en soit, ce rationalisme ainsi défini singularise lui aussi Chomsky : parmi les anarchistes, d’abord, mais aussi au sein de la gauche.
Au total, Chomsky se fait de l’anarchisme une idée assez large pour, sinon y faire figurer, du moins en rapprocher des auteurs qui seraient tenus par certains comme étant, sinon extérieurs au mouvement, ou du moins comme se situant à ses franges — par exemple Anton Pannekoek, théoricien des conseils ouvriers. Il exprime aussi une profonde sympathie pour des auteurs anarchistes relativement moins connus, comme Diego Abad de Santillan ou Rudolph Rocker.
Chomsky invite au total à une vision non dogmatique de l’anarchisme, qui reconnaît à la fois son importance et sa singularité dans l’histoire des idées et des mouvements politiques et son actualité : il a à ce propos maintes fois rappelé la valeur de ce que l’anarchisme, tel qu’il le conçoit, met de l’avant, de ses espoirs, de son projet politique et économique et affirmé leur pertinence dans la résolution des défis que nous affrontons aujourd’hui. Ce vers quoi pointent ces espoirs et ces projets est bien décrit dans la déclaration suivante : «Je veux croire, dit Chomsky, que les êtres humains possèdent un instinct de liberté et qu’ils souhaitent réellement contrôler leurs propres affaires; qu’ils ne veulent être ni bousculés, ni commandés ni opprimés etc.; et qu’ils souhaitent avoir l’opportunité de faire des choses qui ont du sens, comme du travail constructif et dont ils ont le contrôle — ou qu’ils contrôlent avec d’autres».
C’est donc, on l’aura deviné, avec des a priori très ouverts et sympathiques que Chomsky parle de l’anarchisme actuel, à propos duquel il formule néanmoins quelques critiques et observations qui méritent d’être entendues.
Quelques observations et hypothèses de Chomsky sur l’anarchisme contemporain
Je regrouperai ces observations et hypothèses en trois volets. Elles concernent respectivement l’atomisme et le sectarisme d’à tout le moins une part du mouvement anarchiste actuel; son hostilité envers la science et la technologie; et finalement, la question du réformisme.
Chomsky note pour commencer que s’il existe de (relativement) nombreuses personnes qui se disent attachées à l’anarchisme et qui se réclament de ce qu’elles estiment être l’anarchisme, en revanche il n’existe guère, sauf exception, par exemple en Espagne, de mouvement anarchiste. L’anarchisme tend ainsi à être, du moins aux Etats-Unis (et ailleurs on peut le présumer), plutôt atomisé, non seulement en individus plus ou moins isolés, mais aussi en groupes parfois très sectaires et qui passent un temps considérable à s’attaquer les uns les autres.
Chomsky voit là quelque chose de singulier (et j’ajouterais : de paradoxal), à savoir que, du moins dans son pays, si on excepte de très brèves périodes historiques, il n’y a jamais eu autant d’anarchistes qu’aujourd’hui, mais jamais non plus si peu d’anarchisme, à tout le moins si, par ce dernier mot, on entend un mouvement qui serait plutôt unifié dans des combats communs et qu’on pourrait dès lors critiquer, rejeter, souhaiter améliorer ou au contraire abattre, et ainsi de suite.
Une tâche lui parait donc s’imposer : le dépassement du sectarisme et de l’intolérance et, dans la reconnaissance de notre grande ignorance de ce que sera une société libertaire, l’admission qu’il reste de la place pour des désaccords sains et constructifs, mais qu’il faut savoir exprimer dans, comme il le dit, des échanges tenus «de manière civilisée et fraternelle et avec le sentiment d’une solidarité entretenue dans la poursuite d’un but commun».
Le deuxième ensemble de remarques de Chomsky se déploie justement à partir de l’examen de cette question des buts communs à poursuivre. Lesquels choisir? Et comment les poursuivre de manière efficace? Il en signale deux qui lui paraissent tout particulièrement vitaux : la prolifération nucléaire et la crise environnementale. Or, s’agissant de cette dernière, ajoute-t-il, il existe aussi, chez certains anarchistes, une attitude d’opposition à la science qui disqualifie d’emblée l’anarchisme comme avenue politique crédible et sérieuse. «À moins, dit-il, de consentir à [réduire l’humanité] à 100 000 chasseurs-cueilleurs, si on prend au sérieux la survie de milliards d’être humains, de leurs enfants et petits-enfants, cela va demander des percées scientifiques et technologiques».
On notera ici que Chomsky ne préconise en rien une idolâtrie de la science ou de la technologie, comme on notera aussi qu’il n’ignore rien non plus (rappelons-nous de ce qu’il dit de la prolifération nucléaire) des usages potentiellement mortels pour l’espèce toute entière qu’on peut en faire : il n’est toutefois pas difficile d'identifier des individus ou des groupes, parmi les anarchistes mais pas seulement là, qui ont bel et bien cette attitude qu’il décrie, une attitude qui peut en effet fort bien avoir, en bout de piste, les terribles effets qu’il redoute.
Le troisième ensemble de remarques concerne, si je comprends bien sa pensée, le type d’action que nous devrions entreprendre pour confronter ce vaste et puissant système à la fois corporatif et étatique dans lequel nous vivons et qui s’est mis en place depuis des décennies à coup d’ingénierie sociale réalisée à grande échelle.
Ce vers quoi il souhaite attirer l’attention, cette fois, c’est sur le fait que ce combat, aussi bien sur le plan de la réflexion que de l’action concrète et de la pratique, exige et exigera bien plus que de grandes et vertueuses déclarations d’adhésion à des objectifs lointains (disons : ‘je veux vivre dans une société juste, libre et égalitaire’) : cela demande la défense de causes, des buts plus proches et modestes, et, à travers «la reconnaissance de la réalité sociale et économique telle qu’elle est», la création patiente et progressive des institutions de demain au sein de la société d’aujourd’hui — comme le disait déjà Bakounine.
En rester à la pureté des propositions, pense Chomsky, constitue un frein à une action militante efficace qui devrait avoir des causes à défendre en matière de droits des travailleurs, de problèmes environnementaux, de la lutte à la pauvreté et ainsi de suite. Faute de quoi, on court, dit-il, le risque de sombrer dans «ce sectarisme, cette étroitesse, ce manque de solidarité et d’objectifs partagés qui a toujours été une pathologie des groupes marginaux, particulièrement à gauche».
Ce sectarisme peut en outre être dommageable à ceux que ses promoteurs voudraient précisément aider, dès lors qu’il conduit à adopter des stratégies militantes qui, sous des couvert de radicalité, renforcent finalement la position des institutions dominantes tout en nous éloignant de combats qui doivent être menés et de ceux avec lesquels nous devrions combattre.
Chomsky prend ici comme exemple, américain, un anarchisme qui se réfugierait derrière un anti-étatisme de principe pour ne pas appuyer la réforme de la santé qui se met en place, toute imparfaite soit-elle, et dont des millions de personnes bénéficieront. Une telle ligne de conduite interdit en outre à toutes fins utiles de contribuer à l’éducation et à la mobilisation qu’exige la crise économique, dont les mêmes personnes que tout à l’heure souffrent les premières.
Fort heureusement, conclut Chomsky, des journaux et organisations anarchistes ne sombrent pas dans ces carences et se préoccupent de ces objectifs à court terme. Cela aussi, et fort heureusement, est exact.
Il y a là, je pense, de quoi amplement alimenter des discussions.
Libellés :
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Normand Baillargeon
mercredi, avril 14, 2010
mardi, avril 13, 2010
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Le libre-arbitre n'existe probablement pas, disent des scientifiques, mais ne le répétez pas et n'allez pas désespérer le 'Billancourt de la liberté'.
Une campagne pour faire arrêter le Pape pour crimes contre l'humanité lors de son prochain voyage en G.B.? R. Dawkins est bien d'accord.(En français ici) Que diront les quelque 68% d'Américains qui croient au diable (sic!) ? Que c'est un détail, je suppose...Il est vrai que le diable a été identifié: c'est C. Hitchens.
Les Simpsons sont avec moi!
Le rôle de intellectuel radical selon un certain Chomsky. Une vidéo, ici.
Sam Harris sur la science, les faits et la moralité. Réponse critique de Massimo Pigliucci. Réplique de Sam Harris.
Lise Bissonnette sur le journalisme, le web, les blogues et tout ceci-cela.
Ned Block et Philip Kitcher recensent de manière très critique le récent livre de Jerry Fodor et de Massimo Piattellli-Palmarni sur Darwin, qui fait énormément jaser. C'est ici.
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Sam Harris sur la science, les faits et la moralité. Réponse critique de Massimo Pigliucci. Réplique de Sam Harris.
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dimanche, avril 11, 2010
CHEZ CHRISTIANE CHARRETTE...
DEUX RECENSIONS
(Billet paru dans Le Libraire)
L’AVENIR DE LA GLOBALISATION DU MONDE
L’économie est une science sociale singulière.
On y trouve pour commencer des modèles mathématiques sophistiqués et d’une énorme complexité qui donnent à ses analyses et prédictions une précision inégalée parmi les sciences sociales.
L’ennui, et c’est là un petit secret bien mal gradé puisque chacun peut vite le découvrir, l’ennui est que ces modèles reposent souvent sur des hypothèses et idéalisations qui font qu’analyses et prédictions n’entretiennent parfois qu’un lien bien ténu avec la réalité.
Par ailleurs, dans l’espace public, il arrive que le discours tenu au nom de l’économie soit profondément idéologique et serve ni plus ni moins d’arme au service de certains intérêts, qu’il serait superflu de nommer ici.
Devant ce qui est avancé au nom de la science économique, une saine prudence s’impose donc.
Ce que signifiera la fin du pétrole
Ceci rappelé, j’en viens au livre de Jeff Rubin.
Celui-ci est un économiste qui a travaillé dans les plus hautes sphères (nommément à la CIBC) et qui s’est rendu célèbre pour quelques prédictions qui se sont réalisées (notamment la chute du marché immobilier de Toronto). Il est à présent auteur et conférencier spécialisé sur la question du pétrole et sur l’impact qu’aura la flambée annoncée de son prix — Rubin prédisait dès 2000 un baril à 100$; il prédit qu’il sera bientôt à 200$, voire plus.
Sa thèse est simple. La demande pour du pétrole continue de croître, alimentée comme chacun sait par des pays comme la Chine et l’Inde, mais aussi par les pays de l’OPEP, le Mexique, la Russie. Le pétrole qui reste, car il en reste, va coûter de plus en plus cher à extraire (pensons aux sables bitumineux de l’Alberta).
Or, c’est le pétrole qui a servi de combustible à la globalisation et qui a permis, par le faible coût du transport, la course vers les endroits où se trouvent des ressources et de la main d’oeuvre bon marché. Ces possibilités se fermant, le monde va bientôt radicalement changer.
M. Rubin est un auteur agréable à lire et qui sait raconter une histoire, ce qui est assez rare chez les auteurs d’essais : on n’a aucun mal à comprendre pourquoi il est un orateur énormément sollicité sur le circuit où il y a une forte demande pour des propos comme les siens. Avec lui, problématiques et concepts économiques deviennent clairs et incarnés.
Il faut lire par exemple ces pages où il raconte le circuit économique que fait un saumon pêché en Norvège, transporté en Chine pour y être mis en filets puis envoyé à votre supermarché avant d’aboutir dans votre assiette au restaurant (pp. 12-14) : ça en fait des kilomètres et des litres de pétrole et ce que Rubin soutient se comprend alors parfaitement.
La meilleure partie du livre me paraît se trouver dans les derniers chapitres, où l’auteur argue que notre monde va rapetisser puisque nous vivrons et consommerons plus localement. J’avoue que j’aurais aimé qu’il s’attarde plus longuement à cet aspect des choses. En tout cas, c’en serait fini des fraises du bout du monde en janvier, fini d’habiter loin de son travail, et les voyages en avion seraient drastiquement réduits. En ce sens, notre monde, en rapetissant, redeviendrait aussi immense. «C’est le retour à un nouveau monde […] beaucoup plus vaste, dans lequel nous sommes beaucoup plus petits», écrit-il. (p. 368)
Les possibles limites d’une thèse
Toutefois, et outre que cette thèse de la fin du pétrole n’est absolument pas neuve, les principaux défauts de l’ouvrage, à mon sens, sont ceux de la profession de leur auteur que j’évoquais en commençant. La globalisation du monde est en effet un phénomène politique, historique, idéologique et social qui ne se réduit absolument pas à l’économie, encore moins au pétrole et à son prix.
Son combustible fut aussi et reste une idéologie mortifère mise aux services d’institutions d’une puissance inouïe, parfois occultes et à la légitimité démocratique douteuse ou inexistante. Dans le cas du pétrole, ce furent par exemple ces multinationales s’appropriant illégitimement des ressources, cela dans le cadre d’un ordre international maintenu par la force.
Si le propos de M. Rubin fait trop massivement l’impasse sur tout cela, c’est qu’il accepte d’emblée les cadres idéologiques où se déploie notre économie et n’imagine pas qu’on pourrait en changer.
L’auteur du deuxième livre dont je veux parler ne partage absolument pas les a priori de l’économiste.
Le pari de Chomsky
Les personnes qui me lisent ailleurs qu’en ces pages le savent, mais je le précise par honnêteté : je suis un grand admirateur de Noam Chomsky.
Scientifique éminent, l’homme a été au cœur de la création des sciences cognitives, un événement scientifique majeur du siècle dernier. Il a renouvelé la linguistique et apporté à la philosophie des contributions incontournables, notamment en ravivant les traditions rationaliste et innéiste. Qui le lit, ou discute avec lui, ce que j’ai eu la chance de faire récemment, ne doute pas être devant un esprit d’une puissance hors de l’ordinaire. Et cela tout le monde en convient, du moins quand il s’agit de sciences cognitives, de linguistique ou de philosophie.
Mais il y a un deuxième Chomsky, ouvertement anarchiste et lui aussi auteur d’une œuvre majeure, mais cette fois souvent reçue avec hostilité, et dans laquelle il n’a cessé de dénoncer la politique étrangère américaine et la globalisation du monde menée par les institutions dominantes et à leur profit.
Si vous ne connaissez pas bien l’un ou l’autre de ces Chomsky, ces entretiens entre lui et Jean Bricmont (il s’agit bien de celui de la célèbre affaire Sokal) sont une occasion idéale de faire connaissance.
Bricmont interroge donc Chomsky, habilement et sans craindre de le pousser parfois dans ses derniers retranchements. En deux entretiens, le territoire couvert est vaste : philosophie, science, changement social, nature humaine, impérialisme, histoire politique récente, anarchisme et quelques autres.
Chomsky est parfaitement lucide sur ce qu’a signifié la globalisation du monde des vingt dernières années et ce qui l’a alimentée. Ce qu’il a à en dire converge vers ce qu’il appelle un «pari de Pascal», celui qu’il a fait sa vie durant : «Si nous abandonnons l’espoir et que nous nous résignons à la passivité, nous faisons en sorte que le pire adviendra; si nous conservons l’espoir et travaillons dur pour que ces promesses se réalisent, la situation peut s’améliorer». (pp. 29-30)
Sitôt qu’on se place dans la perspective qu’ouvre Chomsky, on se met à imaginer d’autres avenues pour la globalisation et on se dit, entre tant d’exemples, que l’abolition ou la diminution des dépenses militaires (et de mille autres activités économiques destructrices) seraient aussi des manières toute simples de changer l’économie…
Ouvrages recensés
RUBIN, Jeff, Demain, un tout petit monde. Comment le pétrole entraînera la fin de la mondialisation, Éditions Hurtubise, Montréal, 2010.
CHOMSKY, Noam et BRICMONT, Jean, Raison contre pouvoir, le pari de Pascal, L’herne, Collection Carnets, Paris, 2009.
L’AVENIR DE LA GLOBALISATION DU MONDE
L’économie est une science sociale singulière.
On y trouve pour commencer des modèles mathématiques sophistiqués et d’une énorme complexité qui donnent à ses analyses et prédictions une précision inégalée parmi les sciences sociales.
L’ennui, et c’est là un petit secret bien mal gradé puisque chacun peut vite le découvrir, l’ennui est que ces modèles reposent souvent sur des hypothèses et idéalisations qui font qu’analyses et prédictions n’entretiennent parfois qu’un lien bien ténu avec la réalité.
Par ailleurs, dans l’espace public, il arrive que le discours tenu au nom de l’économie soit profondément idéologique et serve ni plus ni moins d’arme au service de certains intérêts, qu’il serait superflu de nommer ici.
Devant ce qui est avancé au nom de la science économique, une saine prudence s’impose donc.
Ce que signifiera la fin du pétrole
Ceci rappelé, j’en viens au livre de Jeff Rubin.
Celui-ci est un économiste qui a travaillé dans les plus hautes sphères (nommément à la CIBC) et qui s’est rendu célèbre pour quelques prédictions qui se sont réalisées (notamment la chute du marché immobilier de Toronto). Il est à présent auteur et conférencier spécialisé sur la question du pétrole et sur l’impact qu’aura la flambée annoncée de son prix — Rubin prédisait dès 2000 un baril à 100$; il prédit qu’il sera bientôt à 200$, voire plus.
Sa thèse est simple. La demande pour du pétrole continue de croître, alimentée comme chacun sait par des pays comme la Chine et l’Inde, mais aussi par les pays de l’OPEP, le Mexique, la Russie. Le pétrole qui reste, car il en reste, va coûter de plus en plus cher à extraire (pensons aux sables bitumineux de l’Alberta).
Or, c’est le pétrole qui a servi de combustible à la globalisation et qui a permis, par le faible coût du transport, la course vers les endroits où se trouvent des ressources et de la main d’oeuvre bon marché. Ces possibilités se fermant, le monde va bientôt radicalement changer.
M. Rubin est un auteur agréable à lire et qui sait raconter une histoire, ce qui est assez rare chez les auteurs d’essais : on n’a aucun mal à comprendre pourquoi il est un orateur énormément sollicité sur le circuit où il y a une forte demande pour des propos comme les siens. Avec lui, problématiques et concepts économiques deviennent clairs et incarnés.
Il faut lire par exemple ces pages où il raconte le circuit économique que fait un saumon pêché en Norvège, transporté en Chine pour y être mis en filets puis envoyé à votre supermarché avant d’aboutir dans votre assiette au restaurant (pp. 12-14) : ça en fait des kilomètres et des litres de pétrole et ce que Rubin soutient se comprend alors parfaitement.
La meilleure partie du livre me paraît se trouver dans les derniers chapitres, où l’auteur argue que notre monde va rapetisser puisque nous vivrons et consommerons plus localement. J’avoue que j’aurais aimé qu’il s’attarde plus longuement à cet aspect des choses. En tout cas, c’en serait fini des fraises du bout du monde en janvier, fini d’habiter loin de son travail, et les voyages en avion seraient drastiquement réduits. En ce sens, notre monde, en rapetissant, redeviendrait aussi immense. «C’est le retour à un nouveau monde […] beaucoup plus vaste, dans lequel nous sommes beaucoup plus petits», écrit-il. (p. 368)
Les possibles limites d’une thèse
Toutefois, et outre que cette thèse de la fin du pétrole n’est absolument pas neuve, les principaux défauts de l’ouvrage, à mon sens, sont ceux de la profession de leur auteur que j’évoquais en commençant. La globalisation du monde est en effet un phénomène politique, historique, idéologique et social qui ne se réduit absolument pas à l’économie, encore moins au pétrole et à son prix.
Son combustible fut aussi et reste une idéologie mortifère mise aux services d’institutions d’une puissance inouïe, parfois occultes et à la légitimité démocratique douteuse ou inexistante. Dans le cas du pétrole, ce furent par exemple ces multinationales s’appropriant illégitimement des ressources, cela dans le cadre d’un ordre international maintenu par la force.
Si le propos de M. Rubin fait trop massivement l’impasse sur tout cela, c’est qu’il accepte d’emblée les cadres idéologiques où se déploie notre économie et n’imagine pas qu’on pourrait en changer.
L’auteur du deuxième livre dont je veux parler ne partage absolument pas les a priori de l’économiste.
Le pari de Chomsky
Les personnes qui me lisent ailleurs qu’en ces pages le savent, mais je le précise par honnêteté : je suis un grand admirateur de Noam Chomsky.
Scientifique éminent, l’homme a été au cœur de la création des sciences cognitives, un événement scientifique majeur du siècle dernier. Il a renouvelé la linguistique et apporté à la philosophie des contributions incontournables, notamment en ravivant les traditions rationaliste et innéiste. Qui le lit, ou discute avec lui, ce que j’ai eu la chance de faire récemment, ne doute pas être devant un esprit d’une puissance hors de l’ordinaire. Et cela tout le monde en convient, du moins quand il s’agit de sciences cognitives, de linguistique ou de philosophie.
Mais il y a un deuxième Chomsky, ouvertement anarchiste et lui aussi auteur d’une œuvre majeure, mais cette fois souvent reçue avec hostilité, et dans laquelle il n’a cessé de dénoncer la politique étrangère américaine et la globalisation du monde menée par les institutions dominantes et à leur profit.
Si vous ne connaissez pas bien l’un ou l’autre de ces Chomsky, ces entretiens entre lui et Jean Bricmont (il s’agit bien de celui de la célèbre affaire Sokal) sont une occasion idéale de faire connaissance.
Bricmont interroge donc Chomsky, habilement et sans craindre de le pousser parfois dans ses derniers retranchements. En deux entretiens, le territoire couvert est vaste : philosophie, science, changement social, nature humaine, impérialisme, histoire politique récente, anarchisme et quelques autres.
Chomsky est parfaitement lucide sur ce qu’a signifié la globalisation du monde des vingt dernières années et ce qui l’a alimentée. Ce qu’il a à en dire converge vers ce qu’il appelle un «pari de Pascal», celui qu’il a fait sa vie durant : «Si nous abandonnons l’espoir et que nous nous résignons à la passivité, nous faisons en sorte que le pire adviendra; si nous conservons l’espoir et travaillons dur pour que ces promesses se réalisent, la situation peut s’améliorer». (pp. 29-30)
Sitôt qu’on se place dans la perspective qu’ouvre Chomsky, on se met à imaginer d’autres avenues pour la globalisation et on se dit, entre tant d’exemples, que l’abolition ou la diminution des dépenses militaires (et de mille autres activités économiques destructrices) seraient aussi des manières toute simples de changer l’économie…
Ouvrages recensés
RUBIN, Jeff, Demain, un tout petit monde. Comment le pétrole entraînera la fin de la mondialisation, Éditions Hurtubise, Montréal, 2010.
CHOMSKY, Noam et BRICMONT, Jean, Raison contre pouvoir, le pari de Pascal, L’herne, Collection Carnets, Paris, 2009.
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samedi, avril 10, 2010
CHEZ JOEL LE BIGOT
Je serai chez Joel Le Bigot demain (dimanche, le 11 avril) matin pour parler de Stéroïdes pour comprendre la philosophie et de Je pense, donc je ris. Humour et philosophie, le collectif que j'ai co-dirigé avec Christian Boissinot.
lundi, avril 05, 2010
DES NOUVELLES ; ET MES ÉTUDIANTS ME FONT HONNEUR
Je suis enseveli sous une tonne de papier, avec des tas de textes à rendre et le sentiment que tout ce papier pourrait bien suffire à assécher le Richelieu qui coule devant chez moi. À peine de le temps d'écrire ici et encore moins d'y intervenir.
Je prendrai tout de même le temps d'aller faire un saut au lancement de la collection Stéroïdes pour comprendre, d'Amérik Média, dont les trois premiers titres paraissent simultanément. Ce sont: Stéroïdes pour comprendre le réchauffement climatique, de François Watier; Stéroïdes pour comprendre les OGM, de Valérie Levée; et Stéroïdes pour comprendre la philosophie, que je signe. Le lancement a lieu à Montréal, à la librairie Port de tête, le lundi 12 avril, de 17 à 19h. Informations ici.
Au même endroit, mais le 16 avril cette fois, lancement du collectif dirigé par Marc Chevier, Par delà l'école-machine, dans lequel je signe un chapitre.
Richard Brouillete continue de présenter son film, L'encerclement, qui vient de sortir en France. Le 9 avril il est à Caen, au Cinéma Lux. Autres dates disponible sur le site du film.
Finalement, quelque chose qui m'a énormément touché. Depuis une dizaine d'années, je donnais en grands groupes et à la demande de mon université, des cours de premiers cycle de fondements de l'éducation. Les étudiantes et étudiants m'ont fait l'honneur d'en dire du bien et de les évaluer très positivement. Comme il fallait s'y attendre, on a donc choisi d'abolir cette formule, à ma grande tristesse. Mais mes étudiantes et étudiants protestent et viennent de lancer une pétition. Je suis ému et honoré, vraiment ému et honoré.
Si je vous ai enseigné et que vous souhaitez signer, c'est ici. On verra ce que ça donne. Mais merci à toutes et tous. Vous l'ai-je dit? Je suis touché.
En attendant, je me promets qu'un jour, et pas trop lointain, je raconterai mes belles aventures dans le merveilleux monde des sciences de l'éducation.
Je prendrai tout de même le temps d'aller faire un saut au lancement de la collection Stéroïdes pour comprendre, d'Amérik Média, dont les trois premiers titres paraissent simultanément. Ce sont: Stéroïdes pour comprendre le réchauffement climatique, de François Watier; Stéroïdes pour comprendre les OGM, de Valérie Levée; et Stéroïdes pour comprendre la philosophie, que je signe. Le lancement a lieu à Montréal, à la librairie Port de tête, le lundi 12 avril, de 17 à 19h. Informations ici.
Au même endroit, mais le 16 avril cette fois, lancement du collectif dirigé par Marc Chevier, Par delà l'école-machine, dans lequel je signe un chapitre.
Richard Brouillete continue de présenter son film, L'encerclement, qui vient de sortir en France. Le 9 avril il est à Caen, au Cinéma Lux. Autres dates disponible sur le site du film.
Finalement, quelque chose qui m'a énormément touché. Depuis une dizaine d'années, je donnais en grands groupes et à la demande de mon université, des cours de premiers cycle de fondements de l'éducation. Les étudiantes et étudiants m'ont fait l'honneur d'en dire du bien et de les évaluer très positivement. Comme il fallait s'y attendre, on a donc choisi d'abolir cette formule, à ma grande tristesse. Mais mes étudiantes et étudiants protestent et viennent de lancer une pétition. Je suis ému et honoré, vraiment ému et honoré.
Si je vous ai enseigné et que vous souhaitez signer, c'est ici. On verra ce que ça donne. Mais merci à toutes et tous. Vous l'ai-je dit? Je suis touché.
En attendant, je me promets qu'un jour, et pas trop lointain, je raconterai mes belles aventures dans le merveilleux monde des sciences de l'éducation.
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