vendredi, mai 29, 2009

VOLTAIRINE ET NOUS 2/2

Plusieurs aspects de la vie et de la réflexion de Voltairine de Cleyre, de sa vie passionnelle et de sa réflexion empreinte de lucidité, toutes deux placées sous la bannière de la révolte et sous l’étendard de la liberté, me paraissent aujourd’hui encore mériter notre plus grande attention et être susceptibles de nourrir notre action et nos analyses.

J’en évoquerai quelques-uns.

La question des femmes

Voltairine vit à un moment historique où le féminisme commence à s’affirmer; mais sa position anarchiste lui permet de déployer son féminisme dans une perspective originale, selon un point de vue qu’on appellera anarcha-féministe, bien éloigné du modeste et si peu menaçant féminisme dit «domestique» qui se répand alors.

Cette perspective la conduit d’abord à reconnaître, contrairement à tant de militantes ou de militants et à certains anarchistes, que la question de la femme n’est aucunement, pour un projet de transformation radical de la société, une question subsidiaire ou qui résoudra d’elle-même une fois cette transformation survenue, mais bien une question première et centrale, à aborder dès à présent.

La même perspective la conduit encore à montrer comment le sexisme et le patriarcat, au même titre que les rapports entre patrons et employés, État et citoyens, sont inscrits au coeur même de ces relations hiérarchiques et autoritaires que notre société entretient : à l’esclavage sexuel dans la sphère privée, correspond l’esclavage salarial dans la sphère publique. Il s’ensuit que les problèmes, oppressions et injustices qu’ils engendrent ne seront éliminés qu’avec la disparition de ces rapports — et non par de seules modifications apportées aux rapports juridiques ou par l’obtention du droit de vote par les femmes.

Ce que Voltairine met donc de l’avant est un projet d’auto-émancipation par action directe par lequel les femmes entreprennent dès à présent et sans rien attendre de l’État, de l’Église ou des hommes, de prendre elles-mêmes et pleinement contrôle de leurs vies et de leurs personnes, à commencer par leurs corps.

En même temps que le rejet de l’essentialisme par lequel des tâches, attitudes, comportements sont décrétés naturellement féminins quand ils sont socialement construits, cela, selon elle, suppose en particulier : l’abolition du mariage tel que nous le connaissons; une réorganisation des rapports sexuels et affectifs — elle suggèrera que les amants vivent séparément; une nouvelle vision et pratique de l’éducation des enfants; et, plus largement encore, une réorganisation des rapports entre la sphère privée et la sphère publique, réorganisation qu’elle analyse dans des termes qui préfigurent nettement le slogan des féministes du siècle suivant : Le personnel est politique.

Tout cela n’a rien perdu ni de son actualité ni de sa pertinence, tout comme hélas, les propos suivants : «Il m'a souvent été dit, par des femmes avec des maîtres décents, qui n’avaient aucune idée des atrocités subies par leurs soeurs moins fortunées: « Pourquoi les épouses ne partent-elles pas? » Pourquoi ne courrez-vous pas lorsque vos pieds sont enchaînés ensemble? Pourquoi ne criez-vous pas quand vous êtes bâillonnées? Pourquoi ne levez-vous pas les mains au-dessus de la tête quand elles sont clouées à vos côtés? Pourquoi ne dépensez-vous pas des milliers de dollars quand vous n’avez pas un sou en poche? Pourquoi n’allez-vous pas au bord de la mer ou dans les montagnes, pauvres folles brûlant dans la chaleur des villes? S’il y a quelque chose qui m'irrite plus que n'importe quelle autre dans ce satané tissu de fausse société, c’est cette incroyable stupidité avec laquelle le vrai flegme de l’impénétrable monotonie demande : « Pourquoi les femmes ne partent-elles pas?»

L’économie


Voltairine a passé une bonne partie de sa vie à réfléchir sur la question de l’organisation de l’économie au sein d’une société libertaire. Je pense que son exemple devrait être suivi par les anarchistes d’aujourd’hui et que nous ne consacrons pas suffisamment de temps à cette question essentielle. Elle a en outre souvent exprimé très honnêtement ses doutes et ses incertitudes quant à la forme d’organisation économique (ou même politique) que prendrait ou devrait prendre une société libre et elle a fini par adopter, sur la question économique en particulier et sur l’anarchisme en général, une position pluraliste, anti-sectaire et anti-dogmatique qui pourrait, en certains cas du moins, nous inspirer.

Voyons cela plus en détail.

Il faut pour cela se rappeler que Voltairine de Cleyre a d’abord été attachée aux idées de Benjamin Tucker (1854-1939) , un des plus illustres représentants d’un anarchisme dit individualiste, lequel est fortement teinté par l’histoire et les circonstances particulières des Etats-Unis — et à vrai dire incompréhensible sans elles. Voltairine s’est donc d’abord identifiée à ce courant, mais elle va ensuite s’en éloigner, être tenté par l’anarchisme mutualisme, puis par l’anarcho-communisme.

L’anarchisme individualiste conjugue un principe libéral de souveraineté de l’individu hérité de John Stuart Mill à une défense, elle aussi libérale et inspirée cette fois de John Locke, du droit de propriété sur le produit de son travail.

Voltairine a adhéré à ces idées et on peut le constater en lisant par exemple le texte de ce discours qu’elle prononce le 16 décembre 1893, à New York, alors qu’elle se porte à la défense d’Emma Goldman, récemment arrêtée pour les recommandations qu’elle a adressées à des chômeurs dans un discours («Demandez du travail!, leur avait-elle dit. S’ils ne vous donnent pas de travail, demandez du pain! S’ils ne vous donnent ni pain, ni travail, prenez le pain!»).

Voltairine souligne à cette occasion ce qui la sépare de l’anarcho-communisme de Goldman et son attachement aux idéaux anarcho-individualistes: «Elle et moi soutenons des points de vue bien différents en matière d’économie et de morale. […] Mademoiselle Goldman est une communiste; je suis une individualiste. Elle veut détruire le droit de propriété; je souhaite l’affirmer. Je mène mon combat contre le privilège et l’autorité, par quoi le droit à la propriété, qui est le véritable droit de l’individu, est supprimé. Elle considère que la coopération pourra entièrement remplacer la compétition; tandis que je soutiens que la compétition, sous une forme ou sous une autre, existera toujours et qu’il est très souhaitable qu’il en soit ainsi.»

Mais elle abandonne bientôt cette position, que la naissance des corporations rend de plus en plus intenable. Elle s’en expliquera en soulignant notamment que «dans les vingt dernières années l’idée communiste a fait d’énormes progrès, principalement en raison de la concentration de la production capitaliste qui a poussé les travailleurs américains à s’accrocher à l’idée de la solidarité et, deuxièmement, en raison de l’expulsion d’Europe de propagandistes actifs.»

Voltairine n’en restera cependant pas là et aboutira finalement à une position sagement ouverte et critique, refusant de fixer par avance à quoi ressemblera une société libre et accueillant tout ce qui peut contribuer à son avènement. Elle écrira, dans un texte autobiographique intitulé : La Naissance d’une anarchiste «[…] un nouveau changement est survenu dans les dix dernières années. Jusqu’alors, l’application de cette idée était limitée aux questions industrielles. Les écoles économiques se dénonçaient mutuellement. Aujourd’hui une grande et cordiale tolérance se répand. La jeune génération reconnaît l’immense portée de l’idée dans tous les domaines des arts, des sciences, de la littérature, de l’éducation, des relations entre les sexes, de la moralité, de même qu’au niveau de l’économie social. Elle accueille dans ses rangs tous ceux qui luttent pour une vie libre, peu importe leur domaine d’action.»

Voltairine finira par penser, devant ces multiples modes d’organisation économique de l’avenir que préconisent les diverses tendances du mouvement anarchiste, que tout anarchiste, ou du moins tout anarchiste sincère et raisonnable, est tout à fait disposé à abandonner le type d’organisation économique qu’il préconise au profit d’un autre dont on lui aura montré qu’il est préférable.

Elle ajoutera encore que la variété des circonstances et des environnements jointe à notre difficulté à clairement imaginer l’avenir feront sans doute que les divers modèles qu’elle a exposés, ainsi que d’autres, pourront, avec profit, être mis à l’épreuve, ici ou là. Et elle ne cachera d’ailleurs pas que même si chacun de ces modèles lui paraît de nature à accroître la liberté des individus, aucun ne la satisfait pleinement : «Le socialisme et le communisme, rappelle-t-elle, exigent un degré d’effort conjoint et d’administration qui appelle une quantité de régulation qui est incompatible avec l’anarchisme; l’individualisme et le mutualisme, qui reposent sur la propriété, débouchent sur le recours à une police privée qui est incompatible avec ma conception de la liberté».
Elle résumera sa position en reprenant à Fernando Terrida del Mármol (1861-1915) l’idée d’un anarchisme «sans qualificatif»: «Je ne m’appelle plus autrement que simple anarchiste», écrira-t-elle.

Une telle attitude, on le devine, commande une certaine conception et une certaine pratique de l’engagement militant.

Sur ces questions aussi, l’exemple de Voltairine me semble fort intéressant à méditer.

Le militantisme de l’«anarchiste sans qualificatif»

L’engagement de Voltairine en faveur d’une société libre, on en conviendra, je pense, en se rappelant ce que fut sa vie, a été intense, constant et en tous points remarquable.

Sans revenir sur la vie de Voltairine, j’aimerais néanmoins attirer l’attention sur certains aspects de son militantisme qui méritent selon moi tout particulièrement d’être soulignés et qui demeurent inspirants.

Pour commencer, il y a somme toute dans ce militantisme, et malgré de profondes périodes de découragement, une forme de lucide optimisme qui vient, en partie du moins, de ce que Voltairine a refusé d’adhérer à l’idée que les circonstances sont tout et que nous ne pouvons rien.
Elle argue donc, avec force, et contre un certain matérialisme, de l’importance des idées pour le changement social et pour une plus juste appréciation du rôle et de la puissance de l’Idée qui domine une époque. «La doctrine que les circonstances sont tout et les hommes rien, écrit-elle, a été et est le fléau de nos modernes mouvements de réforme sociale.»

Pour sa part, elle a voulu combattre ce qu’elle appelé un consumérisme et un productivisme aveugle et vain, en quoi elle voyait l’idée dominante de son époque. On jugera de l’actualité de son propos : «La grande idée de notre siècle, l’idée originale, point empruntée aux autres, qui n’est ni surfaite, elle, ni le fruit de la magie, c’est de « faire beaucoup de choses ». - Non point faire de belles choses, non point éprouver la joie de dépenser de l’énergie vivante à une œuvre créatrice, mais forcer, surmener, gaspiller, épuiser sans vergogne et sans merci l’énergie jusqu’à la dernière goutte, uniquement pour produire des masses et des monceaux de choses, - des choses laides, nuisibles ou pour le moins largement inutiles. Dans quel but ? Le plus souvent le producteur l’ignore ; plus encore, il ne s’en soucie point. Il est tout simplement possédé, entraîné par l’idée fixe qu’il doit produire ; chacun le fait et chaque année on produit davantage et plus vite. Il y a des montagnes de choses faites et en train de se faire, et cependant l’on rencontre encore des hommes qui se démènent désespérément pour tâcher d’ajouter à la liste des choses déjà créées, pour se mettre à en édifier de nouveaux monceaux et à grossir les entassements qui existent. Au prix de quelle agonie corporelle, de quelle impression et de quelle appréhension du danger, de quelles mutilations, de quelles hideurs, poursuivent-ils leur route, pour s’aller finalement briser sur ces rochers de la richesse ?»

Le militantisme de Voltairine est enfin ouvert, s’efforce d’aller vers les autres, de les entendre et de les convaincre. Il est aussi sensible à et respectueux de la diversité des tactiques, des approches, des besoins et des questionnements. Les questions qu’elle s’est immanquablement posées restent les nôtres. En voici d’ailleurs quelques-unes, que son exemple m’incite à soulever.

Comment rejoindre ces gens qui ignorent les menaces que nous combattons, les luttes que nous menons, les espoirs que nous entretenons et leur faire partager nos inquiétudes, nos indignations, nos espoirs et nos raisons de nous battre?

Comment créer des mouvements de lutte qui soient accueillants et où, une fois qu’ils y sont venus, les gens aient envie de rester et de s’engager longuement, non seulement parce qu’ils croient qu’on peut gagner nos combats, mais aussi parce que l’expérience de lutter leur est agréable et est humainement enrichissante?

Ce n’est pas le moindre mérite de Voltairine de Cleyre que de nous inviter à méditer de telles questions et d’enrichir notre réflexion à leur propos.

Et je trouve finalement remarquable que la sorte de credo qu’elle rédigea il y a environ un siècle puisse, aujourd’hui encore, être contresigné par tant de camarades, dont moi : «Oui, je crois que l’on peut remplacer ce système injuste par un système plus juste; je crois à la fin de la famine, de l’abandon, et des crimes qu’ils engendrent; je crois au règne de l’âme humaine sur toutes les lois que l’homme a faites ou fera; je crois qu’il n’y a maintenant aucune paix et qu’il n’y aura aucune paix aussi longtemps que l’humain règnera sur l’humain; je crois en la désintégration et la dissolution complètes du principe et de la pratique de l’autorité; je suis une anarchiste, et si vous me condamnez, je suis prête à recevoir votre condamnation. »


[Ce texte ainsi que le précédent reprend des passages de l’introduction aux écrits de Voltairine de Cleyre publiée par Chantal Santerre et moi chez Lux (Montréal) sous le titre : D’espoir et de raison. Écrits d’une insoumise.]

8 commentaires:

John a dit…

quel plaisir de lire ce volet 2/2 !!
il est désormais clair que je vais me procurer ce livre bientôt publié...
J'espère également avoir l'occasion d'échanger dans la vie réelle avec vous car c'est tout de même là que notre véritable humanité et sa cohérence se révèle (j'entends par là honnêteté intellectuelle et un comportement en accord...pour moi c'est ça l'anarchisme).
Il me semble que Michael Paraire n'a pas abordé Voltairine dans son livre "Femmes philosophes, femmes révolutionnaires".
Je vais de ce pas faire suivre ces 2 articles aux anarchistes de la région parisienne.
merci encore.

John a dit…

Dans mon enthousiasme je suis allé trop vite dans ma réponse.
Je viens de parcourir à nouveau le volet 1/2 et c'est pour le Monde Libertaire donc toutes les personnes qui se le procurent y auront accès.
Je me rend compte que l'ouvrage est déjà publié. je vais voir pour l'acheter en ligne.

Normand Baillargeon a dit…

@John: Merci de vos bons mots. Des camarades m'ont dit avoir du mal à trouver le livre en France: si c'est votre cas, écrivez moi privément à [baillargeon.normand@uqam.ca] et je vous en enverrai un exemplaire à l'adresse indiquée.
Cordialement,
Normand

Michel Fafard a dit…

Il y a une question que je me pose depuis que je m'intéresse à l'anarchisme: que deviendront les malades mentaux (les vrais, ceux avec de vrais troubles neurologiques et psychiatrique), les véritables asociaux et que les gens ayant un trouble de la personnalité, disons comme la dysthymie.

Il y a aussi le sort de ceux qui ont une maladie chronique qui me préoccupe beaucoup.

Et ne venez pas me dire que ces personnes vont devoir être sacrifiées parce que cela vous mettraient sur le même pied d'égalités qu'avec tout les pires salauds qui ont fait la révolution pour sauver le peuple et qui c'est transformée en vrai cauchemar.

Jean-Joël Kauffmann a dit…

Bonjour,

La conception que Voltairine a des rapports hommes-femmes est proprement révolutionnaire, bien plus que ce que la plupart des féministes proposent aujourd'hui.

Voltairine a raison de dire que les amants doivent vivre séparément. La vie de couple, telle qu'elle est comprise aujourd'hui, est en elle-même puissamment mortifère. Comme il y a un léger dimorphisme sexuel chez l'espèce humaine, au bénéfice physique du mâle, le seul moyen d'éviter les violences conjugales, c'est de séparer les combattants. Sinon, comme les hommes tendent à être plus fort physiquement que les femmes, la violence conjugale est inévitable. Cf. Michel Audiard qui disait : "Quand l'homme de cent kilos parle, l'homme de cinquante kilos écoute." Si on modifie cette phrase en : "Quand l'homme tend à peser soixante-dix kilos, la femme qui tend à peser soixante kilos tend à se prendre des beignes", on a tout dit à propos de la violence conjugale.

Vouloir essayer d'arrêter la violence conjugale tout en maintenant la vie de couple comme un idéal, c'est se comporter comme ceux que fustigeait Bossuet quand il disait : "Dieu se rit de ceux qui déplorent les conséquences tout en s'accommodant des causes". Je ne sais pas pour Dieu, mais moi, ces gens-là m'agacent prodigieusement, surtout quand ils (elles) se proclament féministes.

On peut même aller plus loin que Voltairine, et proposer la ségrégation complète des sexes, qui vivraient dans des communautés séparées et qui ne se rencontreraient qu'une fois l'an pour perpétuer l'espèce. Après tout, c'est comme cela qu'ont vécu pendant des millénaires les "indigènes" de la Nouvelle-Guinée, particulièrement ceux de la région du fleuve Sépik. Ils ne s'en sont pas portés plus mal, que je sache.

Normand Baillargeon a dit…

@Michel. Drôle de question. Tout système politique qui ne s'occupe pas humainement des plus faibles et des plus démunis ne mérite pas qu'on se batte pour lui.

En fait, je n'arrive pas à comprendre que vous puissiez imaginer que moi, n'importe quel anar et même n'importe répondrait que «ces personnes vont devoir être sacrifiées».

N.

Michel Fafard a dit…

@Normand: Mon dernier paragraphe était trop agressif et suspicieux et pour cela je vous demande de m'excuser. Seulement, j'ai de la difficulté à imaginer un monde sans hôpitaux et professionnels de la santé pour s'occuper des malades physiques et psychiatrique. C'était une "réaction" que j'ai eu après avoir lu "l'instruction intégrale" de Michel Bakounine. Je l'ai probablement mal compris.

Et pour les asociaux, les vrais évidemment, je me demande s'ils trouveraient leur compte dans une société anarchiste ou ils préféreraient vivre en ermite. Je pense sincèrement que certaines personnes ne sont pas faites pour vivre en société peu importe laquelle. Il n'y a rien de rationnel dans ma pensée, juste une impression dont j'ai de la difficulté à me départir.

Joseph Burton a dit…

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