jeudi, mai 28, 2009

VOLTAIRINE ET NOUS (1/2)

[Pour Le Monde Libertaire]

Connaissez-vous Voltairine de Cleyre (1866-1912)?

Hors de milieux libertaires, son nom est généralement inconnu. Et même parmi les anarchistes, jusqu’à il y a quelques années, on ne la connaissait bien souvent que son nom.

C’est là un singulier et bien triste destin pour celle qu’Emma Goldman désignait pourtant comme «la plus douée et la plus brillante femme anarchiste qu’aient produit les Etats-Unis.»


Fort heureusement, tout cela a récemment commencé à changer, avec la parution de quelques anthologies des écrits de Voltairine qui ont été publiées en langue anglaise et qui ont suscité un grand intérêt — chez les anarchistes, bien entendu, mais aussi chez des chercheuses et chercheurs oeuvrant dans diverses disciplines.


En langue française, une courte biographie, dûe à Chris Crass avait, il y a quelques années, été traduite par Yves Coleman; quelques rares articles avait aussi paru. Mais c’était trop peu pour cette importante auteure et cette ardente militante: avec ma compagne Chantal Santerre et une équipe de traducteurs bénévoles , nous nous sommes donc mis à l’ouvrage pour corriger cette injustice.

Le fruit de nos efforts est récemment paru chez Lux : intitulé D'espoir et de raison. Écrits d'une insoumise, il s’agit du tout premier ouvrage de Voltairine en français.

J’aimerais ici toucher un mot de la vie de Voltairine, de son parcours et de ses idées. Je compléterai ce survol la prochaine fois, alors que je dirai pourquoi, à mon sens, il est important pour les anarchistes d’aujourd’hui de (re) découvrir Voltairine.

Naissance d’une anarchiste

Voltairine de Cleyre est née le 17 novembre 1866, à Leslie, Michigan, aux États-Unis, au sein d’une famille pauvre de la classe ouvrière. Sa mère, Harriet Elizabeth Billings, est américaine; son père, Hector De Claire, est un Français récemment émigré aux Etats-Unis. C’est à l’admiration de son père pour Voltaire qu’elle doit son prénom.

Voltai, comme on la surnomme bientôt, démontre bien vite de grandes aptitudes intellectuelles, ainsi qu’une immense sensibilité et une capacité d’indignation peu commune. La famille vit cependant dans une grande misère à laquelle s’ajoute en 1867 la douleur de la perte d’une enfant, par noyade. Les parents s’étant séparés, Voltai aboutit chez son père qui la confie en 1880 à un couvent de Sœurs où elle reste trois ans et termine ses études.

Elle en sort avec une grande aversion pour la religion, une éthique à forte composante humaniste et marquée par le souci des pauvres et la fraternité, un goût pour la musique et la littérature et vec le tempérament d’une libre-penseure. Tout cela ne tarde pas à se manifester, alors qu’elle se rapproche du mouvement des libres-penseurs.

Son activité littéraire naissante s’inscrit dans ce milieu où sont abordés, dans une perspective séculière et rationaliste, des sujets aussi variés que le mariage, le contrôle des naissances, la question raciale, les relations de travail, l’existence de Dieu ou la morale. Voltairine devient vite une auteure et une conférencière importante au sein de ce mouvement.

En 1887, elle découvre le socialisme et c’est pour elle une illumination. Elle écrira : « Pour la première fois j’entendais parler de moyens pour améliorer les conditions de vie de la classe ouvrière qui prenaient en compte les circonstances du développement économique. Je me ruai sur cette idée comme quelqu’un qui a erré dans l’obscurité se précipite vers la lumière. »

Mais si son ambition de combattre les injustices sociales et économiques la rend sensible aux idéaux socialistes, son amour de la liberté la rend incapable d’accepter la place accordée à l’État par le socialisme. Voici Voltairine sur la route qui conduit à l’anarchisme : elle la parcourra d’autant plus vite qu’un événement, qui va rester le moment charnière de sa vie, survient justement en 1887, le 11 novembre plus précisément. Il s’agit, on l’aura deviné, de l’exécution de ceux que l’histoire retiendra comme les cinq «martyrs de Chicago », ces anarchistes faussement accusés d’avoir posé, l’année précédente, au Haymarket Square, une bombe qui a fait sept morts. Le procès de ces hommes (ils était huit au total) aura été inique et alimenté par une hystérie collective contre les anarchistes attisée tant par les médias que par les pouvoirs politiques. Voltai a 19 ans quand la bombe du Haymarket a été lancée et sa première réaction, pour laquelle elle s’en voudra toujours, sera de condamner les présumés coupables et de réclamer avec la foule leur exécution :«Qu’on les pende!».

Mais sitôt que les faits commencent à être mieux connus, Voltairine révise son jugement. Elle en vient à rencontrer à Chicago des amis des huit inculpés, à s’intéresser à leurs idées et à les étudier. La transformation de la socialiste est achevée et c’est ainsi que, dès 1888, Voltairine de Cleyre est devenue anarchiste.

Une vie de militante et d’écrivaine

À compter de cette date, établie à Philadelphie, elle mène une austère vie de militante, écrit et prépare les conférences qu’elle prononce un peu partout aux Etats-Unis . Elle organise des conférences, distribue des tracts, vend des revues et des brochures, met sur pieds des groupes de lecture et de discussion. Elle participe également à la fondation de la Ladie’s Liberal League, où l’on parle de sexualité, de prostitution, de criminalité, de contraception et de contrôle des naissances, ainsi qu’à la création de la Radical Library. En 1888 également elle rencontre James B. Elliott (1849-1931) avec qui elle a en 1890 un fils nommé Harry.

Sa santé est précaire et le sera toujours, comme sa situation financière. Elle vit en donnant des leçons (notamment de français, de mathématiques, de calligraphie et de piano) et en rédigeant des essais et des poèmes pour des revues et journaux autres qu’anarchistes — les textes qu’elle fait paraître dans la presse anarchiste ne sont pas rémunérés. Elle enseigne aussi l’anglais à jeunes immigrants Juifs.

À l’été 1897, à la suite de la rencontre de militants anglais, elle fait un voyage de quelques mois en Angleterre et y rencontre Pierre Kropotkine, Rudolf Rocker ainsi que de nombreux anarchistes français exilés depuis la Commune — dont Jean Grave et peut-être même Louise Michel. Elle va aussi à Paris, y rencontre Sébastien Faure et visite le Mur des Fédérés.

Surtout, elle fait la connaissance de militants anarchistes espagnols exilés et, parmi eux, tout particulièrement, de Fernando Terrida del Mármol.

À compter de ce jour elle restera très poche des anarchistes espagnols, et vers la fin de sa vie elle se rapprochera aussi des anarchistes mexicains et commencera à apprendre l’espagnol.

Revenue à Philadelphie, elle y reprend ses activités militantes et alimentaires. En 1900, elle fait paraître un recueil de poésie, The Worm Turns, et fonde l’année suivante un groupe de lecture et de recherche, le Social Science Club, qui devient bien vite le plus influent et important regroupement d’anarchistes de Philadelphie. Le fait qu’elle écrit et publie des poèmes (elle publiera aussi quelques nouvelles), son goût et son indéniable talent pour la chose littéraire et artistique, le fait qu’elle gagne sa vie entre autres en enseignant la musique, tout cela singularise Voltairine de Cleyre parmi les anarchistes.

Les nombreuses activités qu’elle mène à Philadelphie se paient d’un prix personnel élevé et bientôt elle est de nouveau affaiblie et malade et son militantisme s’en ressent.

Voltairine et l’action directe

De plus, à la même époque, survient l’assassinat du vingt-cinquième président des Etats-Unis, William McKinley, Jr. (1843–1901) par Leon Frank Czolgosz (1873–1901): cet événement va lui aussi considérablement contribuer à ralentir les activités, non seulement de Voltairine de Cleyre, mais de tous ses camarades anarchistes des États-Unis. L’historien du mouvement, Paul Avrich écrira : «À travers tout le pays, de New York à Tacoma, les anarchistes sont pris en chasse, arrêtés et persécutés. Des domiciles et des lieux de rencontre sont pris d’assaut, des papiers et possessions personnelles sont confisqués. Les anarchistes sont dénoncés comme des monstres sataniques. Ils perdent leurs emplois, leurs logements, subissent violence et discrimination».

Tout cela va marquer la réflexion de Voltairine sur la violence, qui réagira aux attentats réagit aux attentats d’Alexander Berkman (1870-1936) contre Henry Frick (1849 –1919), d’Angiolillo contre Cànovas, de Gaetano Bresci (1869-1901) contre Umberto I (1844-1900) en écrivant: «Les géhennes du capitalisme engendrent des désespérés et les désespérés agissent désespérément.» Et encore: «J’en suis peu à peu arrivée à la conviction que, bien que pour ma part je ne puisse comprendre la logique de la résistance physique (qui engage dans une dynamique de réplique qui ne cesse que lorsqu’une des parties refuse de répliquer), d’autres sont parvenus à des conclusions différentes et vont agir conformément à leurs convictions. Or, ceux-là ne font pas moins partie du mouvement en faveur de la liberté humaine que ceux qui préconisent la paix à tout prix.»

La fureur populaire contre les anarchistes ne s’est pas encore apaisée au printemps 1902 et, en mars, le Sénateur Joseph R. Hawley offre 1000$ en échange de la permission de «faire feu sur un anarchiste». Dans une Lettre au Sénateur Hawley qui sera publiée dans Free Society Voltairine s’offre aussitôt comme cible, gratuitement.

Un funeste hasard voudra qu’avant même que l’année ne soit finie, le 19 décembre 1902, à Philadelphie, un élève mentalement dérangé de Voltairine, Herman Helcher, fera feu sur elle. Contre toute attente, elle survit à l’attentat et quitte l’hôpital dès le 2 janvier 1903.

Elle met aussitôt le geste de Helcher sur le compte d’une démence causée par les circonstances de sa vie et, conformément aux convictions qu’elle a maintes fois exprimées, refuse de porter plainte contre lui ou même de l’identifier. En fait, elle multipliera les appels à la justice pour qu’elle fasse preuve de clémence et mettra même sur pied un fonds pour la défense de l’accusé.

En mars 1903, Voltairine est suffisamment remise pour reprendre ses nombreux travaux.

Mais toutes ces activités l’épuisent et elle décide de faire un nouveau voyage en Europe. Le 24 juin, elle s’embarque donc pour la Norvège, le pays du dramaturge anarchiste Henrik Ibsen (1828-1906), d’où elle part en août pour visiter ses amis en Écosse et en Angleterre, où elle prononce des conférences.

Les dernières années

Voltairine rentre aux Etats-Unis en septembre 1903. Mais sa santé va connaître une grave et rapide détérioration : les sinus, le palais, puis l’oreille sont atteints d’un mal qui ne cessera guère de la faire souffrir atrocement en plus de constamment lui faire entendre un fort bourdonnement. Elle doit périodiquement cesser de travailler et sera à plusieurs reprise hospitalisée.

En 1905, terriblement malade et souffrante, incapable de travailler, ne pouvant subvenir à ses maigres besoins, elle tente de se suicider avec de la morphine. Elle échoue. Puis voilà qu’au printemps 1906, de manière imprévisible, elle prend du mieux.

Ce qui s’amorce alors est la dernière phase de sa vie. Elle recommence à écrire, à publier, à donner des conférences, correspond à une renaissance du mouvement anarchiste, qui se remet en marche après l’épisode McKinley. Elle noue à cette époque une amitié qui durera jusqu’à sa mort avec Alexander Berkman, qu’elle encourage à écrire ses Prison Memoirs. Berkman, de son côté, éditera en 1914, à la Mother Earth Publishing Association, la première anthologie des écrits de Voltairine de Cleyre.

Certains de ses écrits et de ses lettres de l’année 1908 laissent deviner une femme aux prises avec une grande crise morale, un immense désespoir et une infinie tristesse. Elle voit alors le monde comme «une vaste conspiration où les gens se tuent les uns les autres, où la justice ne règne nulle part et où il n’y a de dieu ni dans l’âme, ni hors d’elle». Et encore : «Il ne se passe pas un seul jour sans que la souffrance de ce petit être de nos rues ne suscite en moi une rage amère contre la vie elle-même».

Pire : elle se prend à douter de la victoire de l’anarchisme, du triomphe de cette Idée dominante qui a été son Étoile du Nord et le point fixe de toute son existence. Et si, se demande-t-elle avec angoisse, l’ignorance et les préjugés devaient finalement l’emporter? Elle se remet alors douloureusement en question : qu’a–t-elle accompli, elle, pour empêcher la victoire de la vie sordide sur l’accomplissement de la liberté? «Tout en moi est ruines», écrit-elle. Et encore : «Dans ma bouche, tout est amertume; tout devient cendre entre mes mains».

Voltairine finit par se laisser convaincre qu’il lui faut déménager, changer d’air et quitter Philadelphie. Le 7 octobre 1910, elle part donc pour Chicago, dont elle a choisi de faire sa nouvelle demeure. En route, elle prononce quelques conférences, où elle parle notamment de Francisco Ferrer i Guàrdia (1859-1909), le pédagogue anarchiste espagnol assassiné par l’État espagnol l’année précédente, et dont les idées inspirent la création d’écoles anarchistes aux Etats-Unis.

C’est ce mouvement de rénovation pédagogique auquel elle s’intéresse de près qui l’occupe d’abord, à Chicago.

Puis, au printemps 1911, une révolution éclate au Mexique pour laquelle elle se passionne — et tout particulièrement pour l’action et les idées de Ricardo Flores Magón, un anarchiste mexicain. Dès juin, elle devient la correspondante du journal Regeneración et s’active en faveur des insurgés mexicains.

La dernière année de sa vie commence — et ce sera peut-être la plus militante de toutes. La révolution mexicaine l’occupe, certes, mais aussi le mouvement ouvrier aux Etats-Unis, où se mènent des luttes violentes qui la radicalisent encore. Elle multiplie les conférences, les débats, les publications, les harangues, les levées de fonds et déborde d’activités. En avril 1912, elle est à bout de souffle. Le 17, elle est admise à l’hôpital. Le cerveau est atteint par l’infection et on l’opère, par deux fois, sans succès.

Voltairine de Cleyre est morte le 20 juin 1912. Elle avait 45 ans. Plus de deux mille personnes assistent à son enterrement, au cimetière Waldheim, à Chicago.

Sa tombe est située tout près de celles des martyrs du Haymarket. En 1940, Emma Goldman sera enterrée près d’elle.

En 1908, elle avait écrit : «Oui, je crois que l’on peut remplacer ce système injuste par un système plus juste; je crois à la fin de la famine, de l’abandon, et des crimes qu’ils engendrent; je crois au règne de l’âme humaine sur toutes les lois que l’homme a faites ou fera; je crois qu’il n’y a maintenant aucune paix et qu’il n’y aura aucune paix aussi longtemps que l’homme règnera sur l’homme; je crois en la désintégration et la dissolution complètes du principe et de la pratique de l’autorité; je suis une anarchiste, et si vous me condamnez, je suis prête à recevoir votre condamnation. »

5 commentaires:

Jean-Joël Kauffmann a dit…

Bonjour,

Merci M. Baillargeon, de m'avoir fait découvrir ce personnage absolument fascinant qu'est Voltairine de Cleyre, laquelle m'était jusqu'alors totalement inconnue. J'ai hâte de lire "D'espoir et de raison". J'espère qu'il sortira un jour en France, où il est plutôt difficile de se procurer des livres en français venant de chez vous. Même à Paris, il est infiniment plus difficile de trouver un livre de Victor-Lévy Beaulieu que de Mordecai Richler. De même, à l'exception notable du "Petit cours d'autodéfense intellectuelle" et du "Propaganda" de Bernays, vos livres sont tout aussi difficiles à trouver, alors que ceux de Naomi Klein sont disponibles partout.

Le manque d'intérêt, voire le mépris de mes compatriotes français pour la culture québécoise (ou franco-canadienne, comme vous voudrez), me remplit de honte. Surtout quand on voit qui tient le haut du pavé en France : Bernard-Henri Lévy, Michel Onfray, etc.

Je ne vous souhaite "ni Dieu, ni maître, ni tribun". ;-)

Normand Baillargeon a dit…

Bonjour, M. Kauffmann,
Merci de ces bons mots.
Svp, envoyez-moi une adresse postale à : baillargeon.normand@uqam.ca et je vous enverrai avec plaisir un Voltairine.

Normand

John a dit…

Merci pour cet article et vivement le volet 2/2.

@Kauffmann : même en contactant Publico à Paris c'est si difficile d'obtenir ces bouquins ?

Jean-Joël Kauffmann a dit…

Bonjour,

@ M. Baillargeon : merci de votre réponse. Je vous enverrai un message prochainement à l'adresse que vous m'avez indiquée.

@ John : je n'habite à Paris que depuis peu de temps. Où se situe Publico ?

Anonyme a dit…

Publico est une librairie anarchiste de renom. Elle est au 145 de la rue Amelot, dans le 11 ème, près de la place de la république.