jeudi, mai 07, 2009

PHOQUES ET VÉGÉTARISME ÉTHIQUE

On reconnaît le niveau d'évolution d'un peuple à la manière dont il traite ses animaux.
Gandhi

La décision prise par l'Union européenne de fermer son marché aux produits du phoque suscite de vives réactions au Québec et au Canada. Toute cette affaire me donne une occasion de parler de ce végétarisme éthique qui a de riches assises philosophiques et dont la présence importante et significative dans l'opinion est somme toute récente — la preuve en étant que la majorité de nos arrière-arrière grands-parents n’auraient probablement pas fait grand cas de ces phoques qui émeuvent tant de gens aujourd'hui.
Cela s,explique notamment par le fait que la tradition occidentale,[ la tradition orientale demanderait à être exmainée à part et notamment les Jaïnisme] aussi bien philosophique que religieuse, a en effet tendu à considérer que les animaux avaient été créés pour l’usage et le bon plaisir des humains et à considérer que nous sommes si différents d’eux et eux de nous que nous n’avons pas à adopter envers les animaux les mêmes normes et manières de faire que nous adoptons envers les êtres humains. Voyez par exemple La Bible: «[…] dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre». (Genèse, I, 28). Descartes avec ses "animaux-machines" n'arrangera pas les choses.

(Je note ici au passage que la religion, qui était à la source de l’ancienne insensibilité envers les animaux, jouit aujourd’hui encore d’un statut particulier sur cette question : c’est ainsi que personne ou à peu près, même parmi les plus ardents militants pour les animaux, ne dénonce la boucherie Hallal des musulmans ou Chéhita des Juifs, où l’animal est égorgé et meurt au bout de son sang)

Dire que tout cela a bien changé serait un euphémisme et on est aujourd’hui à des lieus de ces idées d’hier. Pour une bonne part on doit ce changement à Darwin et à sa révolutionnaire idée qu’il n’y a pas de fossé infranchissable entre les animaux humains et les animaux non-humains — on parle d’ailleurs aujourd’hui plus volontiers en ces termes, ce qui est révélateur. Mais on doit aussi le drastique changement de mentalité aux utilitaristes du XIXe siècle, qui pensaient notamment que c’est sa capacité de souffrir qui devait être prise en compte pour décider ce qui pouvait être fait ou non à un être vivant.

Quoiqu’il en soit, vous le savez, on trouve dans la culture contemporaine mille traces d’une nouvelle sensibilité envers les animaux qui aurait bien étonné nos ancêtres. En vrac : la chasse (sportive ou autre) semble à plusieurs indéfendable; les zoos ont bien mauvaise réputation, tout comme les cirques, s’ils possèdent des animaux non-humains; leur utilisation comme sujets d’expérimentations semble problématique à bien des gens, plus encore s’il s’agit de vérifier la non-toxicité de cosmétiques ou de produits domestiques; porter un vison est une provocation; les combats de coqs ou autres répugnent à de nombreuses personnes qui voient même d’un très mauvais œil les courses de chevaux; quant à l’animal domestique courant, passe encore, mais certains suggèrent qu’il devrait être végétarien : il existe d’ailleurs de la nourriture végétarienne pour Toutou et Minou.

Nous y voilà. Car au cœur de cette nouvelle sensibilité, on trouve ce qu’on appelle le «végétarisme éthique». Pourquoi éthique? C’est que plusieurs raisons peuvent conduire à ne pas consommer de viande : des raisons de santé ou des raisons religieuses, notamment — les bouddhistes par exemple, ne mangent pas de viande par conviction religieuse. Le végétarisme éthique est celui qu’on adopte pour des raisons morales. Sa formulation explicite est récente et est principalement due à Peter Singer (né en 1946), un très influent philosophe utilitariste contemporain.

Il existe plusieurs formes de végétarisme éthique: certains ne mangent pas de viande, mais acceptent de manger du poisson; d’autres refusent tout produit animal, comme le lait, les œufs, ou le miel. Mais passons outre et voyons quelques arguments qu’invoquent ces végétariens éthiques.

Un argumentaire courant est utilitariste. Il consiste à rappeler que les animaux qu’on mange sont des êtres sensibles, capables de ressentir la douleur, et que si on place côte à côte le maigre plaisir gustatif qu’on tire de leur consommation et les incalculables souffrances causées par leur élevage en agriculture industrielle, on ne peut que conclure à la nécessité de devenir végétarien. Pour vous en convaincre, renseignez-vous sur l’élevage des poules, sur la provenance du lait de vache, sur celle du veau et du boeuf. Ça donne … la chair de poule.

Les utilitaristes ont développé un argument intéressant avec le concept de spécisme, qui est l’équivalent pour les espèces du racisme et du sexisme : le spéciste est en effet celui qui fait de la discrimination selon l’espèce. Refuser de prendre en compte la souffrance du cochon d’élevage, mais s’offusquer que l’on mange du chien en Chine, un animal comparable au premier du point de vue de sa capacité à souffrir et à ressentir, c’est être spéciste.

Maintenant, attention : si la douleur est ce qui compte dans l’évaluation morale d’une pratique et s’il faut éviter le spécisme, que dirons-nous du traitement à accorder aux personnes dans un coma profond et irréversible ou aux bébés nés acéphales? Supposons que leur capacité à ressentir n’est pas plus grande que celle du canard de tantôt : peut-on alors se livrer sur eux à des expériences qu’on s’autoriserait sur les canards? Vous devinez la terrible porte que l’analyse utilitariste vient d’ouvrir. Singer tient bon devant ces conséquences de ses analyses et il a fait récemment scandale en affirmant que si on est disposé à tenir pour justifiable une expérience particulière sur, disons, des singes macaques, on devrait ... la tenir pour également justifiable sur des animaux humains disposant d'un degré de conscience semblable au leur (qui ont des dommages irréversibles au cerveau, par exemple).

Si cette conclusion vous gêne et que vous vouliez concilier une sensibilité contemporaine à l’endroit des animaux et un certain privilège à l’espèce humaine, la perspective de Kant vous plaira peut-être. Selon lui, c’est en termes de devoirs qu’il faut penser et nous n’avons de devoirs directs qu’envers les animaux humains : envers les animaux non-humains, nos devoirs sont indirects et renvoient aux autres humains. Pour Kant, si je promets de m’occuper de ton chien, je dois le faire, mais à cause de mes devoirs envers toi. Selon Kant, dans le même sens, maltraiter les animaux non-humains, c’est entretenir un climat malsain pour les êtres humains parce qu’il insensibilise à la violence.

Il me semble au total que l’argumentaire de végétarisme éthique, sous une forme ou une autre, est solide. Je pense pour ma part qu’on devrait éviter de causer de la douleur aux animaux et éviter les produits qui découlent de pratiques qui leur en causent; je pense aussi que lorsque de la douleur est inévitable (quand par exemple des animaux sont indispensables pour des recherches nécessaires et souhaitables), on devrait viser à la minimiser; et je pense enfin qu’on devrait toujours utiliser des animaux situés le plus bas possible sur l’échelle de l’évolution et des systèmes nerveux.

Mais je sais aussi qu'il est difficile de vivre toujours selonc es principes et d'établir en pratique des lignes de conduite toujours claires et non ambiguës.

12 commentaires:

André a dit…

Je tiens tout d'abord à dire que j'apprécie beaucoup vos écrits, et que votre Petit cours est un livre absolument génial.

Je suis végétarien depuis bientôt plus de trois ans. J'ai pris cette décision grâce à une amie qui m'avait tout simplement dit qu'elle était végétarienne. Je n'avais jamais pensé à ça. Et effectivement, en m'interrogeant sur l'origine de ce que je trouvais dans mon assiette, j'ai fini par avoir la chair de poule...

Depuis, j'ai toujours présenté ça comme étant un « choix personnel », car j'ai l'impression que personne ne serait réceptif aux arguments éthiques. Arguments que j'ai découvert en lisant votre introduction à l'éthique ! Je crains que notre époque n'ait pas encore intégré les idées de ce cher Darwin, et encore moins de Singer ou de Kant...

Je sais que vous êtes vraiment très doué pour exposer des idées et des concepts ; c'est avec admiration que je vous écoute parler d'anarchisme, par exemple, sujet que je n'oserais aborder devant des gens que je ne connais pas (surtout après l'affaire Tarnac). J'ai donc une petite question pour vous : comment parler de végétarisme éthique avec des gens qui ne connaissent rien de l'utilitarisme, de Kant, de Singer,... et qui pensent que « dominer sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre » est une chose tout à fait « naturelle » ?

harang laurence a dit…

Bonjour,

Tout à fait d'accord avec votre raisonnement. Pour ma part, je pense qu'il est nécessaire de reconnaître la souffrance animale pour être plus humain justement.
Je ne suis plus végétarienne, mais je préférerais manger des animaux quand leurs conditions de vie sont respectées. Et c'est ainsi qu'on pourra convaincre les tortionnaires d'animaux...si on fait l'hypothèse d'une sensibilité humaine.

wingaling a dit…

j'ai de la misère de connecter phoque et végétarisme éthique, pour moi, les phoques, si ont parlent du phoques communs, je n'ai pas de probleme, pour la chasse... mais bon. je comprend si ont parlent de chassent aux phoques d'espèces rares..

j'avoue que les phoques communs, s'ils nuient (polluent) autant l'écosystème, c'est de la faute des humains.. mais je suis pour les tuer, si dans un contexte d'écosystème, ils nuient..

mais bon... encore la, désoler d'etre pas clair dans mes propos,
mais, je suis curieux de savoir si vous Normand vous savez vraiment le contexte des phoques au Québec.

Normand Baillargeon a dit…

@André: merci de vos bons mots. En réponse à votre question, je dois avouer ne pas avoir de réponse générale. Les gens réagissent très différemment et cela implique des stratégies différentes pour aborder la question. À ce sujet, une amie proche m'a dit que rencontrant une nouvelle personne, elle pouvait souvent savoir à l'avance à qui elle avait affaire à la manière dont elle réagissait quand elle lui disait être végétarienne .

Bonne journée,

Normand

Normand Baillargeon a dit…

@Laurence,Cavanna, qui sauf erreur de ma part n'est pas végétarien mais regrette la souffrance animale, a déjà évoqué l'idée d'une plante à viande : le goût et la texture de la viande, amis sans la souffrance animale.

N.

Normand Baillargeon a dit…

@ Pier-Luc: je dois avouer mon ignorance de la question. Si vous le voulez, vous pouvez m'éclairer ou me suggérer un site ou des lectures.

Normand

Anonyme a dit…

En tant que végétalienne, j'adore votre article. Il résume bien nombre de positions sur le sujet. Pour tous ceux que cela intéresse, la lecture de "Animal Liberation" de Peter Singer est incontournable. Je suis d'abord et avant tout végétalienne pour des raisons environnementales. Ceci étant dit, l'argumentaire éthique du végétalisme est tout aussi valable (sinon plus) et passionnant.

@André : Je vis les mêmes situations embêtantes que vous lorsque vient le temps de parler de végétalisme. Selon la personne avec qui j'ai à faire, j'y vais d'une longue explication éthique, environnementale ou sanitaire. Parfois aussi, je coupe le sujet court en disant simplement "Pourquoi ne pas être vegan selon toi?".

@Pierre-Luc : Le dérèglement des écosystèmes a d'abord été causé par l'action anthropique. Toute action humaine en vue de rétablir cet équilibre semble se solder par des conséquences environnementales encore plus graves. Dans ce cas donc, je dirais de laisser environ 50 ans à l'écosystème "naturel" et la population de phoques/morues se replacera d'elle-même, selon la capacité de support du milieu.

Normand Baillargeon a dit…

@Myriam: Merci de tous ces commentaires. C'est très apprécié. J'ai réalisé une entrevue avec Peter Singer qui paraîtra dans Philosophie Magazine en septembre. Vous avez bien entendu entièrement raison pour Animal Liberation. Il est assez rare qu'un livre ait une telle influence.
Normand

Chomskyphile a dit…

Bonjour,

J'ai récemment vu une pièce de théâtre qui parle de la légitimité (ou non) de l'anthropophagie : il s'agit de "L'Ordinaire" de Michel Vinaver, qui s'inspire d'un fait divers de 1972 où des survivants d'un crash dans les Andes ont survécu en se livrant à cette pratique.

Je me permets de reproduire ici le texte du site Internet Agoravox : (donc, M. Baillargeon, si on vient vous chercher des poux dans la tête pour des raisons de droits d'auteur, n'hésitez pas à supprimer ce message. D'avance merci.)

"Telle une aile d’avion qui se serait enfichée, depuis l’arrière-scène, jusqu’au-dessus des premiers rangs des fauteuils d’orchestre, à quelques instants du crash qui va laisser huit survivants, livrés à eux-mêmes, en pleine Cordillère des Andes, la scénographie de Michel Vinaver & Gilone Brun accueille onze passagers d’un jet privé face à la destinée.

Affrétée par une multinationale en pleine conquête de marché commercial en Amérique du Sud, la prochaine étape du vol devait amener ce staff de managers, en escale au Chili.

Mais, les voici désormais au sommet glacial des neiges éternelles, ceux-ci que le sort a décidé de laisser isolés du monde, pour l’instant encore vivants, en confrontation simultanée avec la perte de tous leurs repères habituels.

Inspirée du fait divers survenu en 1972 aux 45 membres d’une équipe sportive dont seize d’entre eux ne durent leur survie, après 72 jours isolés du monde, qu’à une anthropophagie délibérément assumée, la pièce de Michel Vinaver, créée en 1983, reprend le fil de ce récit surréaliste pour en dépeindre la renaissance d’une démocratie en temps réel.

Au jeu des chaises musicales où les lois de la résistance aux violences de la Nature vont se révéler proportionnelles à l’adaptabilité des sujets, dans leur capacité à remettre, ou non, en question les règles éthiques jusque-là admises, c’est la dénégation qui va s’imposer, prioritairement, en tant qu’ennemie rédhibitoire.

En effet, faire comme si la vie quotidienne de l’entreprise, c’est-à-dire la vie normative, pouvait se perpétuer à une altitude hostile, le temps du sauvetage forcément programmé par les assurances tous risques, n’aurait que des vertus passagères sur l’équilibre psychique soumis en pratique à l’épreuve d’un réel indifférencié inscrit désormais dans une durée illimitée.

C’est donc, dans la détermination à affronter la muraille insurmontable de la montagne plutôt que de s’accrocher aux ombres fantoches d’un management devenu inutile et inefficace, que la sortie du labyrinthe deviendrait envisageable, à condition d’assumer qu’il faille se sustenter pour survivre.

C’est pourquoi, s’il ne devait en rester que deux, le corps expéditionnaire constitué par Sue (Léonie Simaga) & Ed (Gilles David) pourrait devenir emblématique de cette volonté à surmonter l’impensable.

La création de « L’Ordinaire » à la Salle Richelieu permet à la direction de Muriel Mayette d’honorer Michel Vinaver, en faisant entrer l’auteur, de son vivant, à l’âge de quatre-vingt trois ans, au répertoire de La Comédie Française.

Dessin © Cat.S

L’ ORDINAIRE - *** Theothea.com - de Michel Vinaver - mise en scène : Michel Vinaver - avec Sylvia Bergé, Jean-Baptiste Malartre, Elsa Lepoivre, Christian Gonon, Nicolas Lormeau, Léonie Simaga, Grégory Gadebois, Pierre Louis-Calixte, Gilles David, Priscilla Bescon & Gilles Janeyrand - Comédie Française - "

Voici quelques liens utiles :

http://fr.wikipedia.org/wiki/Michel_Vinaver

http://www.comedie-francaise.fr/dev/saison_spectacles.php?spid=113

Philippe Dor a dit…

Étant à la fois végétarien et croyant en la pensée critique (dans ma bibliothèque, votre livre Petit cours d'autodéfense intellectuel se tient juste à côté de La libération animale de Peter Singer), je suis heureux de voir que nos avis convergent sur cette question.

Toutefois, pour en revenir plus directement à la question des phoques, cela me pose un léger problème. J'en parlais sur mon blog ici :

http://chezfeelozof.blogspot.com/2009/03/deux-betes-deux-mesures.html

Il y a quelque chose, disons, d'hypocrite dans le fait de s'insurger autant contre la chasse aux phoques mais de continuer d'encourager l'élevage intensif du porc. Le phoque, on le tue, mais on lui permet de vivre toute sa vie dans son habitat naturel. Le porc, en plus de le tuer, on le contraint à passer toute son existence dans les conditions de vie désagréables des élevages modernes.

Peut-être donc qu'il faudrait revoir le conditions d'élevage des animaux AVANT de penser à interdire la chasse qui représente pour moi un moindre mal. Toutefois, le combat contre la chasse aux phoques est sans doute plus facile à gagner, puisque moins de gens ne dépendent de la chasse aux phoques que de l'élevage du porc.

Normand Baillargeon a dit…

@ Feel O'Zof; si je vous suis bien, il y aurait ici un beau cas de spécéisme . C'est bien cela?

Cordialement,

Normand

P.S. Excusez le délai de réponse: j'ai perdu le fil de ce billet. Désolé.

Philippe Dor a dit…

Oui tout à fait. Et ce n'est même plus du spécisme basé sur l'intelligence - comme lorsque l'on fait passer les intérêts d'un humain avant ceux d'un chien.

Je dirais que les phoques sont sûrement à peu prêt cérébralement équivalents aux porcs ou aux vaches. Si l'on fait passer les intérêts des phoques avant ceux des porcs, c'est uniquement parce qu'on les trouve plus cute.

Cela me semble une forme de spécisme encore plus arbitraire que celle qui se base sur l'intelligence. Le droit de vivre et d'être préservé de la souffrance ne devrait pas se fonder sur la mignardise.