Ça fait fureur sur la toile, à ce qu'on dit.
dimanche, mai 31, 2009
vendredi, mai 29, 2009
VOLTAIRINE ET NOUS 2/2
Plusieurs aspects de la vie et de la réflexion de Voltairine de Cleyre, de sa vie passionnelle et de sa réflexion empreinte de lucidité, toutes deux placées sous la bannière de la révolte et sous l’étendard de la liberté, me paraissent aujourd’hui encore mériter notre plus grande attention et être susceptibles de nourrir notre action et nos analyses.
J’en évoquerai quelques-uns.
La question des femmes
Voltairine vit à un moment historique où le féminisme commence à s’affirmer; mais sa position anarchiste lui permet de déployer son féminisme dans une perspective originale, selon un point de vue qu’on appellera anarcha-féministe, bien éloigné du modeste et si peu menaçant féminisme dit «domestique» qui se répand alors.
Cette perspective la conduit d’abord à reconnaître, contrairement à tant de militantes ou de militants et à certains anarchistes, que la question de la femme n’est aucunement, pour un projet de transformation radical de la société, une question subsidiaire ou qui résoudra d’elle-même une fois cette transformation survenue, mais bien une question première et centrale, à aborder dès à présent.
La même perspective la conduit encore à montrer comment le sexisme et le patriarcat, au même titre que les rapports entre patrons et employés, État et citoyens, sont inscrits au coeur même de ces relations hiérarchiques et autoritaires que notre société entretient : à l’esclavage sexuel dans la sphère privée, correspond l’esclavage salarial dans la sphère publique. Il s’ensuit que les problèmes, oppressions et injustices qu’ils engendrent ne seront éliminés qu’avec la disparition de ces rapports — et non par de seules modifications apportées aux rapports juridiques ou par l’obtention du droit de vote par les femmes.
Ce que Voltairine met donc de l’avant est un projet d’auto-émancipation par action directe par lequel les femmes entreprennent dès à présent et sans rien attendre de l’État, de l’Église ou des hommes, de prendre elles-mêmes et pleinement contrôle de leurs vies et de leurs personnes, à commencer par leurs corps.
En même temps que le rejet de l’essentialisme par lequel des tâches, attitudes, comportements sont décrétés naturellement féminins quand ils sont socialement construits, cela, selon elle, suppose en particulier : l’abolition du mariage tel que nous le connaissons; une réorganisation des rapports sexuels et affectifs — elle suggèrera que les amants vivent séparément; une nouvelle vision et pratique de l’éducation des enfants; et, plus largement encore, une réorganisation des rapports entre la sphère privée et la sphère publique, réorganisation qu’elle analyse dans des termes qui préfigurent nettement le slogan des féministes du siècle suivant : Le personnel est politique.
Tout cela n’a rien perdu ni de son actualité ni de sa pertinence, tout comme hélas, les propos suivants : «Il m'a souvent été dit, par des femmes avec des maîtres décents, qui n’avaient aucune idée des atrocités subies par leurs soeurs moins fortunées: « Pourquoi les épouses ne partent-elles pas? » Pourquoi ne courrez-vous pas lorsque vos pieds sont enchaînés ensemble? Pourquoi ne criez-vous pas quand vous êtes bâillonnées? Pourquoi ne levez-vous pas les mains au-dessus de la tête quand elles sont clouées à vos côtés? Pourquoi ne dépensez-vous pas des milliers de dollars quand vous n’avez pas un sou en poche? Pourquoi n’allez-vous pas au bord de la mer ou dans les montagnes, pauvres folles brûlant dans la chaleur des villes? S’il y a quelque chose qui m'irrite plus que n'importe quelle autre dans ce satané tissu de fausse société, c’est cette incroyable stupidité avec laquelle le vrai flegme de l’impénétrable monotonie demande : « Pourquoi les femmes ne partent-elles pas?»
L’économie
Voltairine a passé une bonne partie de sa vie à réfléchir sur la question de l’organisation de l’économie au sein d’une société libertaire. Je pense que son exemple devrait être suivi par les anarchistes d’aujourd’hui et que nous ne consacrons pas suffisamment de temps à cette question essentielle. Elle a en outre souvent exprimé très honnêtement ses doutes et ses incertitudes quant à la forme d’organisation économique (ou même politique) que prendrait ou devrait prendre une société libre et elle a fini par adopter, sur la question économique en particulier et sur l’anarchisme en général, une position pluraliste, anti-sectaire et anti-dogmatique qui pourrait, en certains cas du moins, nous inspirer.
Voyons cela plus en détail.
Il faut pour cela se rappeler que Voltairine de Cleyre a d’abord été attachée aux idées de Benjamin Tucker (1854-1939) , un des plus illustres représentants d’un anarchisme dit individualiste, lequel est fortement teinté par l’histoire et les circonstances particulières des Etats-Unis — et à vrai dire incompréhensible sans elles. Voltairine s’est donc d’abord identifiée à ce courant, mais elle va ensuite s’en éloigner, être tenté par l’anarchisme mutualisme, puis par l’anarcho-communisme.
L’anarchisme individualiste conjugue un principe libéral de souveraineté de l’individu hérité de John Stuart Mill à une défense, elle aussi libérale et inspirée cette fois de John Locke, du droit de propriété sur le produit de son travail.
Voltairine a adhéré à ces idées et on peut le constater en lisant par exemple le texte de ce discours qu’elle prononce le 16 décembre 1893, à New York, alors qu’elle se porte à la défense d’Emma Goldman, récemment arrêtée pour les recommandations qu’elle a adressées à des chômeurs dans un discours («Demandez du travail!, leur avait-elle dit. S’ils ne vous donnent pas de travail, demandez du pain! S’ils ne vous donnent ni pain, ni travail, prenez le pain!»).
Voltairine souligne à cette occasion ce qui la sépare de l’anarcho-communisme de Goldman et son attachement aux idéaux anarcho-individualistes: «Elle et moi soutenons des points de vue bien différents en matière d’économie et de morale. […] Mademoiselle Goldman est une communiste; je suis une individualiste. Elle veut détruire le droit de propriété; je souhaite l’affirmer. Je mène mon combat contre le privilège et l’autorité, par quoi le droit à la propriété, qui est le véritable droit de l’individu, est supprimé. Elle considère que la coopération pourra entièrement remplacer la compétition; tandis que je soutiens que la compétition, sous une forme ou sous une autre, existera toujours et qu’il est très souhaitable qu’il en soit ainsi.»
Mais elle abandonne bientôt cette position, que la naissance des corporations rend de plus en plus intenable. Elle s’en expliquera en soulignant notamment que «dans les vingt dernières années l’idée communiste a fait d’énormes progrès, principalement en raison de la concentration de la production capitaliste qui a poussé les travailleurs américains à s’accrocher à l’idée de la solidarité et, deuxièmement, en raison de l’expulsion d’Europe de propagandistes actifs.»
Voltairine n’en restera cependant pas là et aboutira finalement à une position sagement ouverte et critique, refusant de fixer par avance à quoi ressemblera une société libre et accueillant tout ce qui peut contribuer à son avènement. Elle écrira, dans un texte autobiographique intitulé : La Naissance d’une anarchiste «[…] un nouveau changement est survenu dans les dix dernières années. Jusqu’alors, l’application de cette idée était limitée aux questions industrielles. Les écoles économiques se dénonçaient mutuellement. Aujourd’hui une grande et cordiale tolérance se répand. La jeune génération reconnaît l’immense portée de l’idée dans tous les domaines des arts, des sciences, de la littérature, de l’éducation, des relations entre les sexes, de la moralité, de même qu’au niveau de l’économie social. Elle accueille dans ses rangs tous ceux qui luttent pour une vie libre, peu importe leur domaine d’action.»
Voltairine finira par penser, devant ces multiples modes d’organisation économique de l’avenir que préconisent les diverses tendances du mouvement anarchiste, que tout anarchiste, ou du moins tout anarchiste sincère et raisonnable, est tout à fait disposé à abandonner le type d’organisation économique qu’il préconise au profit d’un autre dont on lui aura montré qu’il est préférable.
Elle ajoutera encore que la variété des circonstances et des environnements jointe à notre difficulté à clairement imaginer l’avenir feront sans doute que les divers modèles qu’elle a exposés, ainsi que d’autres, pourront, avec profit, être mis à l’épreuve, ici ou là. Et elle ne cachera d’ailleurs pas que même si chacun de ces modèles lui paraît de nature à accroître la liberté des individus, aucun ne la satisfait pleinement : «Le socialisme et le communisme, rappelle-t-elle, exigent un degré d’effort conjoint et d’administration qui appelle une quantité de régulation qui est incompatible avec l’anarchisme; l’individualisme et le mutualisme, qui reposent sur la propriété, débouchent sur le recours à une police privée qui est incompatible avec ma conception de la liberté».
Elle résumera sa position en reprenant à Fernando Terrida del Mármol (1861-1915) l’idée d’un anarchisme «sans qualificatif»: «Je ne m’appelle plus autrement que simple anarchiste», écrira-t-elle.
Une telle attitude, on le devine, commande une certaine conception et une certaine pratique de l’engagement militant.
Sur ces questions aussi, l’exemple de Voltairine me semble fort intéressant à méditer.
Le militantisme de l’«anarchiste sans qualificatif»
L’engagement de Voltairine en faveur d’une société libre, on en conviendra, je pense, en se rappelant ce que fut sa vie, a été intense, constant et en tous points remarquable.
Sans revenir sur la vie de Voltairine, j’aimerais néanmoins attirer l’attention sur certains aspects de son militantisme qui méritent selon moi tout particulièrement d’être soulignés et qui demeurent inspirants.
Pour commencer, il y a somme toute dans ce militantisme, et malgré de profondes périodes de découragement, une forme de lucide optimisme qui vient, en partie du moins, de ce que Voltairine a refusé d’adhérer à l’idée que les circonstances sont tout et que nous ne pouvons rien.
Elle argue donc, avec force, et contre un certain matérialisme, de l’importance des idées pour le changement social et pour une plus juste appréciation du rôle et de la puissance de l’Idée qui domine une époque. «La doctrine que les circonstances sont tout et les hommes rien, écrit-elle, a été et est le fléau de nos modernes mouvements de réforme sociale.»
Pour sa part, elle a voulu combattre ce qu’elle appelé un consumérisme et un productivisme aveugle et vain, en quoi elle voyait l’idée dominante de son époque. On jugera de l’actualité de son propos : «La grande idée de notre siècle, l’idée originale, point empruntée aux autres, qui n’est ni surfaite, elle, ni le fruit de la magie, c’est de « faire beaucoup de choses ». - Non point faire de belles choses, non point éprouver la joie de dépenser de l’énergie vivante à une œuvre créatrice, mais forcer, surmener, gaspiller, épuiser sans vergogne et sans merci l’énergie jusqu’à la dernière goutte, uniquement pour produire des masses et des monceaux de choses, - des choses laides, nuisibles ou pour le moins largement inutiles. Dans quel but ? Le plus souvent le producteur l’ignore ; plus encore, il ne s’en soucie point. Il est tout simplement possédé, entraîné par l’idée fixe qu’il doit produire ; chacun le fait et chaque année on produit davantage et plus vite. Il y a des montagnes de choses faites et en train de se faire, et cependant l’on rencontre encore des hommes qui se démènent désespérément pour tâcher d’ajouter à la liste des choses déjà créées, pour se mettre à en édifier de nouveaux monceaux et à grossir les entassements qui existent. Au prix de quelle agonie corporelle, de quelle impression et de quelle appréhension du danger, de quelles mutilations, de quelles hideurs, poursuivent-ils leur route, pour s’aller finalement briser sur ces rochers de la richesse ?»
Le militantisme de Voltairine est enfin ouvert, s’efforce d’aller vers les autres, de les entendre et de les convaincre. Il est aussi sensible à et respectueux de la diversité des tactiques, des approches, des besoins et des questionnements. Les questions qu’elle s’est immanquablement posées restent les nôtres. En voici d’ailleurs quelques-unes, que son exemple m’incite à soulever.
Comment rejoindre ces gens qui ignorent les menaces que nous combattons, les luttes que nous menons, les espoirs que nous entretenons et leur faire partager nos inquiétudes, nos indignations, nos espoirs et nos raisons de nous battre?
Comment créer des mouvements de lutte qui soient accueillants et où, une fois qu’ils y sont venus, les gens aient envie de rester et de s’engager longuement, non seulement parce qu’ils croient qu’on peut gagner nos combats, mais aussi parce que l’expérience de lutter leur est agréable et est humainement enrichissante?
Ce n’est pas le moindre mérite de Voltairine de Cleyre que de nous inviter à méditer de telles questions et d’enrichir notre réflexion à leur propos.
Et je trouve finalement remarquable que la sorte de credo qu’elle rédigea il y a environ un siècle puisse, aujourd’hui encore, être contresigné par tant de camarades, dont moi : «Oui, je crois que l’on peut remplacer ce système injuste par un système plus juste; je crois à la fin de la famine, de l’abandon, et des crimes qu’ils engendrent; je crois au règne de l’âme humaine sur toutes les lois que l’homme a faites ou fera; je crois qu’il n’y a maintenant aucune paix et qu’il n’y aura aucune paix aussi longtemps que l’humain règnera sur l’humain; je crois en la désintégration et la dissolution complètes du principe et de la pratique de l’autorité; je suis une anarchiste, et si vous me condamnez, je suis prête à recevoir votre condamnation. »
[Ce texte ainsi que le précédent reprend des passages de l’introduction aux écrits de Voltairine de Cleyre publiée par Chantal Santerre et moi chez Lux (Montréal) sous le titre : D’espoir et de raison. Écrits d’une insoumise.]
J’en évoquerai quelques-uns.
La question des femmes
Voltairine vit à un moment historique où le féminisme commence à s’affirmer; mais sa position anarchiste lui permet de déployer son féminisme dans une perspective originale, selon un point de vue qu’on appellera anarcha-féministe, bien éloigné du modeste et si peu menaçant féminisme dit «domestique» qui se répand alors.
Cette perspective la conduit d’abord à reconnaître, contrairement à tant de militantes ou de militants et à certains anarchistes, que la question de la femme n’est aucunement, pour un projet de transformation radical de la société, une question subsidiaire ou qui résoudra d’elle-même une fois cette transformation survenue, mais bien une question première et centrale, à aborder dès à présent.
La même perspective la conduit encore à montrer comment le sexisme et le patriarcat, au même titre que les rapports entre patrons et employés, État et citoyens, sont inscrits au coeur même de ces relations hiérarchiques et autoritaires que notre société entretient : à l’esclavage sexuel dans la sphère privée, correspond l’esclavage salarial dans la sphère publique. Il s’ensuit que les problèmes, oppressions et injustices qu’ils engendrent ne seront éliminés qu’avec la disparition de ces rapports — et non par de seules modifications apportées aux rapports juridiques ou par l’obtention du droit de vote par les femmes.
Ce que Voltairine met donc de l’avant est un projet d’auto-émancipation par action directe par lequel les femmes entreprennent dès à présent et sans rien attendre de l’État, de l’Église ou des hommes, de prendre elles-mêmes et pleinement contrôle de leurs vies et de leurs personnes, à commencer par leurs corps.
En même temps que le rejet de l’essentialisme par lequel des tâches, attitudes, comportements sont décrétés naturellement féminins quand ils sont socialement construits, cela, selon elle, suppose en particulier : l’abolition du mariage tel que nous le connaissons; une réorganisation des rapports sexuels et affectifs — elle suggèrera que les amants vivent séparément; une nouvelle vision et pratique de l’éducation des enfants; et, plus largement encore, une réorganisation des rapports entre la sphère privée et la sphère publique, réorganisation qu’elle analyse dans des termes qui préfigurent nettement le slogan des féministes du siècle suivant : Le personnel est politique.
Tout cela n’a rien perdu ni de son actualité ni de sa pertinence, tout comme hélas, les propos suivants : «Il m'a souvent été dit, par des femmes avec des maîtres décents, qui n’avaient aucune idée des atrocités subies par leurs soeurs moins fortunées: « Pourquoi les épouses ne partent-elles pas? » Pourquoi ne courrez-vous pas lorsque vos pieds sont enchaînés ensemble? Pourquoi ne criez-vous pas quand vous êtes bâillonnées? Pourquoi ne levez-vous pas les mains au-dessus de la tête quand elles sont clouées à vos côtés? Pourquoi ne dépensez-vous pas des milliers de dollars quand vous n’avez pas un sou en poche? Pourquoi n’allez-vous pas au bord de la mer ou dans les montagnes, pauvres folles brûlant dans la chaleur des villes? S’il y a quelque chose qui m'irrite plus que n'importe quelle autre dans ce satané tissu de fausse société, c’est cette incroyable stupidité avec laquelle le vrai flegme de l’impénétrable monotonie demande : « Pourquoi les femmes ne partent-elles pas?»
L’économie
Voltairine a passé une bonne partie de sa vie à réfléchir sur la question de l’organisation de l’économie au sein d’une société libertaire. Je pense que son exemple devrait être suivi par les anarchistes d’aujourd’hui et que nous ne consacrons pas suffisamment de temps à cette question essentielle. Elle a en outre souvent exprimé très honnêtement ses doutes et ses incertitudes quant à la forme d’organisation économique (ou même politique) que prendrait ou devrait prendre une société libre et elle a fini par adopter, sur la question économique en particulier et sur l’anarchisme en général, une position pluraliste, anti-sectaire et anti-dogmatique qui pourrait, en certains cas du moins, nous inspirer.
Voyons cela plus en détail.
Il faut pour cela se rappeler que Voltairine de Cleyre a d’abord été attachée aux idées de Benjamin Tucker (1854-1939) , un des plus illustres représentants d’un anarchisme dit individualiste, lequel est fortement teinté par l’histoire et les circonstances particulières des Etats-Unis — et à vrai dire incompréhensible sans elles. Voltairine s’est donc d’abord identifiée à ce courant, mais elle va ensuite s’en éloigner, être tenté par l’anarchisme mutualisme, puis par l’anarcho-communisme.
L’anarchisme individualiste conjugue un principe libéral de souveraineté de l’individu hérité de John Stuart Mill à une défense, elle aussi libérale et inspirée cette fois de John Locke, du droit de propriété sur le produit de son travail.
Voltairine a adhéré à ces idées et on peut le constater en lisant par exemple le texte de ce discours qu’elle prononce le 16 décembre 1893, à New York, alors qu’elle se porte à la défense d’Emma Goldman, récemment arrêtée pour les recommandations qu’elle a adressées à des chômeurs dans un discours («Demandez du travail!, leur avait-elle dit. S’ils ne vous donnent pas de travail, demandez du pain! S’ils ne vous donnent ni pain, ni travail, prenez le pain!»).
Voltairine souligne à cette occasion ce qui la sépare de l’anarcho-communisme de Goldman et son attachement aux idéaux anarcho-individualistes: «Elle et moi soutenons des points de vue bien différents en matière d’économie et de morale. […] Mademoiselle Goldman est une communiste; je suis une individualiste. Elle veut détruire le droit de propriété; je souhaite l’affirmer. Je mène mon combat contre le privilège et l’autorité, par quoi le droit à la propriété, qui est le véritable droit de l’individu, est supprimé. Elle considère que la coopération pourra entièrement remplacer la compétition; tandis que je soutiens que la compétition, sous une forme ou sous une autre, existera toujours et qu’il est très souhaitable qu’il en soit ainsi.»
Mais elle abandonne bientôt cette position, que la naissance des corporations rend de plus en plus intenable. Elle s’en expliquera en soulignant notamment que «dans les vingt dernières années l’idée communiste a fait d’énormes progrès, principalement en raison de la concentration de la production capitaliste qui a poussé les travailleurs américains à s’accrocher à l’idée de la solidarité et, deuxièmement, en raison de l’expulsion d’Europe de propagandistes actifs.»
Voltairine n’en restera cependant pas là et aboutira finalement à une position sagement ouverte et critique, refusant de fixer par avance à quoi ressemblera une société libre et accueillant tout ce qui peut contribuer à son avènement. Elle écrira, dans un texte autobiographique intitulé : La Naissance d’une anarchiste «[…] un nouveau changement est survenu dans les dix dernières années. Jusqu’alors, l’application de cette idée était limitée aux questions industrielles. Les écoles économiques se dénonçaient mutuellement. Aujourd’hui une grande et cordiale tolérance se répand. La jeune génération reconnaît l’immense portée de l’idée dans tous les domaines des arts, des sciences, de la littérature, de l’éducation, des relations entre les sexes, de la moralité, de même qu’au niveau de l’économie social. Elle accueille dans ses rangs tous ceux qui luttent pour une vie libre, peu importe leur domaine d’action.»
Voltairine finira par penser, devant ces multiples modes d’organisation économique de l’avenir que préconisent les diverses tendances du mouvement anarchiste, que tout anarchiste, ou du moins tout anarchiste sincère et raisonnable, est tout à fait disposé à abandonner le type d’organisation économique qu’il préconise au profit d’un autre dont on lui aura montré qu’il est préférable.
Elle ajoutera encore que la variété des circonstances et des environnements jointe à notre difficulté à clairement imaginer l’avenir feront sans doute que les divers modèles qu’elle a exposés, ainsi que d’autres, pourront, avec profit, être mis à l’épreuve, ici ou là. Et elle ne cachera d’ailleurs pas que même si chacun de ces modèles lui paraît de nature à accroître la liberté des individus, aucun ne la satisfait pleinement : «Le socialisme et le communisme, rappelle-t-elle, exigent un degré d’effort conjoint et d’administration qui appelle une quantité de régulation qui est incompatible avec l’anarchisme; l’individualisme et le mutualisme, qui reposent sur la propriété, débouchent sur le recours à une police privée qui est incompatible avec ma conception de la liberté».
Elle résumera sa position en reprenant à Fernando Terrida del Mármol (1861-1915) l’idée d’un anarchisme «sans qualificatif»: «Je ne m’appelle plus autrement que simple anarchiste», écrira-t-elle.
Une telle attitude, on le devine, commande une certaine conception et une certaine pratique de l’engagement militant.
Sur ces questions aussi, l’exemple de Voltairine me semble fort intéressant à méditer.
Le militantisme de l’«anarchiste sans qualificatif»
L’engagement de Voltairine en faveur d’une société libre, on en conviendra, je pense, en se rappelant ce que fut sa vie, a été intense, constant et en tous points remarquable.
Sans revenir sur la vie de Voltairine, j’aimerais néanmoins attirer l’attention sur certains aspects de son militantisme qui méritent selon moi tout particulièrement d’être soulignés et qui demeurent inspirants.
Pour commencer, il y a somme toute dans ce militantisme, et malgré de profondes périodes de découragement, une forme de lucide optimisme qui vient, en partie du moins, de ce que Voltairine a refusé d’adhérer à l’idée que les circonstances sont tout et que nous ne pouvons rien.
Elle argue donc, avec force, et contre un certain matérialisme, de l’importance des idées pour le changement social et pour une plus juste appréciation du rôle et de la puissance de l’Idée qui domine une époque. «La doctrine que les circonstances sont tout et les hommes rien, écrit-elle, a été et est le fléau de nos modernes mouvements de réforme sociale.»
Pour sa part, elle a voulu combattre ce qu’elle appelé un consumérisme et un productivisme aveugle et vain, en quoi elle voyait l’idée dominante de son époque. On jugera de l’actualité de son propos : «La grande idée de notre siècle, l’idée originale, point empruntée aux autres, qui n’est ni surfaite, elle, ni le fruit de la magie, c’est de « faire beaucoup de choses ». - Non point faire de belles choses, non point éprouver la joie de dépenser de l’énergie vivante à une œuvre créatrice, mais forcer, surmener, gaspiller, épuiser sans vergogne et sans merci l’énergie jusqu’à la dernière goutte, uniquement pour produire des masses et des monceaux de choses, - des choses laides, nuisibles ou pour le moins largement inutiles. Dans quel but ? Le plus souvent le producteur l’ignore ; plus encore, il ne s’en soucie point. Il est tout simplement possédé, entraîné par l’idée fixe qu’il doit produire ; chacun le fait et chaque année on produit davantage et plus vite. Il y a des montagnes de choses faites et en train de se faire, et cependant l’on rencontre encore des hommes qui se démènent désespérément pour tâcher d’ajouter à la liste des choses déjà créées, pour se mettre à en édifier de nouveaux monceaux et à grossir les entassements qui existent. Au prix de quelle agonie corporelle, de quelle impression et de quelle appréhension du danger, de quelles mutilations, de quelles hideurs, poursuivent-ils leur route, pour s’aller finalement briser sur ces rochers de la richesse ?»
Le militantisme de Voltairine est enfin ouvert, s’efforce d’aller vers les autres, de les entendre et de les convaincre. Il est aussi sensible à et respectueux de la diversité des tactiques, des approches, des besoins et des questionnements. Les questions qu’elle s’est immanquablement posées restent les nôtres. En voici d’ailleurs quelques-unes, que son exemple m’incite à soulever.
Comment rejoindre ces gens qui ignorent les menaces que nous combattons, les luttes que nous menons, les espoirs que nous entretenons et leur faire partager nos inquiétudes, nos indignations, nos espoirs et nos raisons de nous battre?
Comment créer des mouvements de lutte qui soient accueillants et où, une fois qu’ils y sont venus, les gens aient envie de rester et de s’engager longuement, non seulement parce qu’ils croient qu’on peut gagner nos combats, mais aussi parce que l’expérience de lutter leur est agréable et est humainement enrichissante?
Ce n’est pas le moindre mérite de Voltairine de Cleyre que de nous inviter à méditer de telles questions et d’enrichir notre réflexion à leur propos.
Et je trouve finalement remarquable que la sorte de credo qu’elle rédigea il y a environ un siècle puisse, aujourd’hui encore, être contresigné par tant de camarades, dont moi : «Oui, je crois que l’on peut remplacer ce système injuste par un système plus juste; je crois à la fin de la famine, de l’abandon, et des crimes qu’ils engendrent; je crois au règne de l’âme humaine sur toutes les lois que l’homme a faites ou fera; je crois qu’il n’y a maintenant aucune paix et qu’il n’y aura aucune paix aussi longtemps que l’humain règnera sur l’humain; je crois en la désintégration et la dissolution complètes du principe et de la pratique de l’autorité; je suis une anarchiste, et si vous me condamnez, je suis prête à recevoir votre condamnation. »
[Ce texte ainsi que le précédent reprend des passages de l’introduction aux écrits de Voltairine de Cleyre publiée par Chantal Santerre et moi chez Lux (Montréal) sous le titre : D’espoir et de raison. Écrits d’une insoumise.]
jeudi, mai 28, 2009
VOLTAIRINE ET NOUS (1/2)
[Pour Le Monde Libertaire]
Connaissez-vous Voltairine de Cleyre (1866-1912)?
Hors de milieux libertaires, son nom est généralement inconnu. Et même parmi les anarchistes, jusqu’à il y a quelques années, on ne la connaissait bien souvent que son nom.
C’est là un singulier et bien triste destin pour celle qu’Emma Goldman désignait pourtant comme «la plus douée et la plus brillante femme anarchiste qu’aient produit les Etats-Unis.»
Fort heureusement, tout cela a récemment commencé à changer, avec la parution de quelques anthologies des écrits de Voltairine qui ont été publiées en langue anglaise et qui ont suscité un grand intérêt — chez les anarchistes, bien entendu, mais aussi chez des chercheuses et chercheurs oeuvrant dans diverses disciplines.
En langue française, une courte biographie, dûe à Chris Crass avait, il y a quelques années, été traduite par Yves Coleman; quelques rares articles avait aussi paru. Mais c’était trop peu pour cette importante auteure et cette ardente militante: avec ma compagne Chantal Santerre et une équipe de traducteurs bénévoles , nous nous sommes donc mis à l’ouvrage pour corriger cette injustice.
Le fruit de nos efforts est récemment paru chez Lux : intitulé D'espoir et de raison. Écrits d'une insoumise, il s’agit du tout premier ouvrage de Voltairine en français.
J’aimerais ici toucher un mot de la vie de Voltairine, de son parcours et de ses idées. Je compléterai ce survol la prochaine fois, alors que je dirai pourquoi, à mon sens, il est important pour les anarchistes d’aujourd’hui de (re) découvrir Voltairine.
Naissance d’une anarchiste
Voltairine de Cleyre est née le 17 novembre 1866, à Leslie, Michigan, aux États-Unis, au sein d’une famille pauvre de la classe ouvrière. Sa mère, Harriet Elizabeth Billings, est américaine; son père, Hector De Claire, est un Français récemment émigré aux Etats-Unis. C’est à l’admiration de son père pour Voltaire qu’elle doit son prénom.
Voltai, comme on la surnomme bientôt, démontre bien vite de grandes aptitudes intellectuelles, ainsi qu’une immense sensibilité et une capacité d’indignation peu commune. La famille vit cependant dans une grande misère à laquelle s’ajoute en 1867 la douleur de la perte d’une enfant, par noyade. Les parents s’étant séparés, Voltai aboutit chez son père qui la confie en 1880 à un couvent de Sœurs où elle reste trois ans et termine ses études.
Elle en sort avec une grande aversion pour la religion, une éthique à forte composante humaniste et marquée par le souci des pauvres et la fraternité, un goût pour la musique et la littérature et vec le tempérament d’une libre-penseure. Tout cela ne tarde pas à se manifester, alors qu’elle se rapproche du mouvement des libres-penseurs.
Son activité littéraire naissante s’inscrit dans ce milieu où sont abordés, dans une perspective séculière et rationaliste, des sujets aussi variés que le mariage, le contrôle des naissances, la question raciale, les relations de travail, l’existence de Dieu ou la morale. Voltairine devient vite une auteure et une conférencière importante au sein de ce mouvement.
En 1887, elle découvre le socialisme et c’est pour elle une illumination. Elle écrira : « Pour la première fois j’entendais parler de moyens pour améliorer les conditions de vie de la classe ouvrière qui prenaient en compte les circonstances du développement économique. Je me ruai sur cette idée comme quelqu’un qui a erré dans l’obscurité se précipite vers la lumière. »
Mais si son ambition de combattre les injustices sociales et économiques la rend sensible aux idéaux socialistes, son amour de la liberté la rend incapable d’accepter la place accordée à l’État par le socialisme. Voici Voltairine sur la route qui conduit à l’anarchisme : elle la parcourra d’autant plus vite qu’un événement, qui va rester le moment charnière de sa vie, survient justement en 1887, le 11 novembre plus précisément. Il s’agit, on l’aura deviné, de l’exécution de ceux que l’histoire retiendra comme les cinq «martyrs de Chicago », ces anarchistes faussement accusés d’avoir posé, l’année précédente, au Haymarket Square, une bombe qui a fait sept morts. Le procès de ces hommes (ils était huit au total) aura été inique et alimenté par une hystérie collective contre les anarchistes attisée tant par les médias que par les pouvoirs politiques. Voltai a 19 ans quand la bombe du Haymarket a été lancée et sa première réaction, pour laquelle elle s’en voudra toujours, sera de condamner les présumés coupables et de réclamer avec la foule leur exécution :«Qu’on les pende!».
Mais sitôt que les faits commencent à être mieux connus, Voltairine révise son jugement. Elle en vient à rencontrer à Chicago des amis des huit inculpés, à s’intéresser à leurs idées et à les étudier. La transformation de la socialiste est achevée et c’est ainsi que, dès 1888, Voltairine de Cleyre est devenue anarchiste.
Une vie de militante et d’écrivaine
À compter de cette date, établie à Philadelphie, elle mène une austère vie de militante, écrit et prépare les conférences qu’elle prononce un peu partout aux Etats-Unis . Elle organise des conférences, distribue des tracts, vend des revues et des brochures, met sur pieds des groupes de lecture et de discussion. Elle participe également à la fondation de la Ladie’s Liberal League, où l’on parle de sexualité, de prostitution, de criminalité, de contraception et de contrôle des naissances, ainsi qu’à la création de la Radical Library. En 1888 également elle rencontre James B. Elliott (1849-1931) avec qui elle a en 1890 un fils nommé Harry.
Sa santé est précaire et le sera toujours, comme sa situation financière. Elle vit en donnant des leçons (notamment de français, de mathématiques, de calligraphie et de piano) et en rédigeant des essais et des poèmes pour des revues et journaux autres qu’anarchistes — les textes qu’elle fait paraître dans la presse anarchiste ne sont pas rémunérés. Elle enseigne aussi l’anglais à jeunes immigrants Juifs.
À l’été 1897, à la suite de la rencontre de militants anglais, elle fait un voyage de quelques mois en Angleterre et y rencontre Pierre Kropotkine, Rudolf Rocker ainsi que de nombreux anarchistes français exilés depuis la Commune — dont Jean Grave et peut-être même Louise Michel. Elle va aussi à Paris, y rencontre Sébastien Faure et visite le Mur des Fédérés.
Surtout, elle fait la connaissance de militants anarchistes espagnols exilés et, parmi eux, tout particulièrement, de Fernando Terrida del Mármol.
À compter de ce jour elle restera très poche des anarchistes espagnols, et vers la fin de sa vie elle se rapprochera aussi des anarchistes mexicains et commencera à apprendre l’espagnol.
Revenue à Philadelphie, elle y reprend ses activités militantes et alimentaires. En 1900, elle fait paraître un recueil de poésie, The Worm Turns, et fonde l’année suivante un groupe de lecture et de recherche, le Social Science Club, qui devient bien vite le plus influent et important regroupement d’anarchistes de Philadelphie. Le fait qu’elle écrit et publie des poèmes (elle publiera aussi quelques nouvelles), son goût et son indéniable talent pour la chose littéraire et artistique, le fait qu’elle gagne sa vie entre autres en enseignant la musique, tout cela singularise Voltairine de Cleyre parmi les anarchistes.
Les nombreuses activités qu’elle mène à Philadelphie se paient d’un prix personnel élevé et bientôt elle est de nouveau affaiblie et malade et son militantisme s’en ressent.
Voltairine et l’action directe
De plus, à la même époque, survient l’assassinat du vingt-cinquième président des Etats-Unis, William McKinley, Jr. (1843–1901) par Leon Frank Czolgosz (1873–1901): cet événement va lui aussi considérablement contribuer à ralentir les activités, non seulement de Voltairine de Cleyre, mais de tous ses camarades anarchistes des États-Unis. L’historien du mouvement, Paul Avrich écrira : «À travers tout le pays, de New York à Tacoma, les anarchistes sont pris en chasse, arrêtés et persécutés. Des domiciles et des lieux de rencontre sont pris d’assaut, des papiers et possessions personnelles sont confisqués. Les anarchistes sont dénoncés comme des monstres sataniques. Ils perdent leurs emplois, leurs logements, subissent violence et discrimination».
Tout cela va marquer la réflexion de Voltairine sur la violence, qui réagira aux attentats réagit aux attentats d’Alexander Berkman (1870-1936) contre Henry Frick (1849 –1919), d’Angiolillo contre Cànovas, de Gaetano Bresci (1869-1901) contre Umberto I (1844-1900) en écrivant: «Les géhennes du capitalisme engendrent des désespérés et les désespérés agissent désespérément.» Et encore: «J’en suis peu à peu arrivée à la conviction que, bien que pour ma part je ne puisse comprendre la logique de la résistance physique (qui engage dans une dynamique de réplique qui ne cesse que lorsqu’une des parties refuse de répliquer), d’autres sont parvenus à des conclusions différentes et vont agir conformément à leurs convictions. Or, ceux-là ne font pas moins partie du mouvement en faveur de la liberté humaine que ceux qui préconisent la paix à tout prix.»
La fureur populaire contre les anarchistes ne s’est pas encore apaisée au printemps 1902 et, en mars, le Sénateur Joseph R. Hawley offre 1000$ en échange de la permission de «faire feu sur un anarchiste». Dans une Lettre au Sénateur Hawley qui sera publiée dans Free Society Voltairine s’offre aussitôt comme cible, gratuitement.
Un funeste hasard voudra qu’avant même que l’année ne soit finie, le 19 décembre 1902, à Philadelphie, un élève mentalement dérangé de Voltairine, Herman Helcher, fera feu sur elle. Contre toute attente, elle survit à l’attentat et quitte l’hôpital dès le 2 janvier 1903.
Elle met aussitôt le geste de Helcher sur le compte d’une démence causée par les circonstances de sa vie et, conformément aux convictions qu’elle a maintes fois exprimées, refuse de porter plainte contre lui ou même de l’identifier. En fait, elle multipliera les appels à la justice pour qu’elle fasse preuve de clémence et mettra même sur pied un fonds pour la défense de l’accusé.
En mars 1903, Voltairine est suffisamment remise pour reprendre ses nombreux travaux.
Mais toutes ces activités l’épuisent et elle décide de faire un nouveau voyage en Europe. Le 24 juin, elle s’embarque donc pour la Norvège, le pays du dramaturge anarchiste Henrik Ibsen (1828-1906), d’où elle part en août pour visiter ses amis en Écosse et en Angleterre, où elle prononce des conférences.
Les dernières années
Voltairine rentre aux Etats-Unis en septembre 1903. Mais sa santé va connaître une grave et rapide détérioration : les sinus, le palais, puis l’oreille sont atteints d’un mal qui ne cessera guère de la faire souffrir atrocement en plus de constamment lui faire entendre un fort bourdonnement. Elle doit périodiquement cesser de travailler et sera à plusieurs reprise hospitalisée.
En 1905, terriblement malade et souffrante, incapable de travailler, ne pouvant subvenir à ses maigres besoins, elle tente de se suicider avec de la morphine. Elle échoue. Puis voilà qu’au printemps 1906, de manière imprévisible, elle prend du mieux.
Ce qui s’amorce alors est la dernière phase de sa vie. Elle recommence à écrire, à publier, à donner des conférences, correspond à une renaissance du mouvement anarchiste, qui se remet en marche après l’épisode McKinley. Elle noue à cette époque une amitié qui durera jusqu’à sa mort avec Alexander Berkman, qu’elle encourage à écrire ses Prison Memoirs. Berkman, de son côté, éditera en 1914, à la Mother Earth Publishing Association, la première anthologie des écrits de Voltairine de Cleyre.
Certains de ses écrits et de ses lettres de l’année 1908 laissent deviner une femme aux prises avec une grande crise morale, un immense désespoir et une infinie tristesse. Elle voit alors le monde comme «une vaste conspiration où les gens se tuent les uns les autres, où la justice ne règne nulle part et où il n’y a de dieu ni dans l’âme, ni hors d’elle». Et encore : «Il ne se passe pas un seul jour sans que la souffrance de ce petit être de nos rues ne suscite en moi une rage amère contre la vie elle-même».
Pire : elle se prend à douter de la victoire de l’anarchisme, du triomphe de cette Idée dominante qui a été son Étoile du Nord et le point fixe de toute son existence. Et si, se demande-t-elle avec angoisse, l’ignorance et les préjugés devaient finalement l’emporter? Elle se remet alors douloureusement en question : qu’a–t-elle accompli, elle, pour empêcher la victoire de la vie sordide sur l’accomplissement de la liberté? «Tout en moi est ruines», écrit-elle. Et encore : «Dans ma bouche, tout est amertume; tout devient cendre entre mes mains».
Voltairine finit par se laisser convaincre qu’il lui faut déménager, changer d’air et quitter Philadelphie. Le 7 octobre 1910, elle part donc pour Chicago, dont elle a choisi de faire sa nouvelle demeure. En route, elle prononce quelques conférences, où elle parle notamment de Francisco Ferrer i Guàrdia (1859-1909), le pédagogue anarchiste espagnol assassiné par l’État espagnol l’année précédente, et dont les idées inspirent la création d’écoles anarchistes aux Etats-Unis.
C’est ce mouvement de rénovation pédagogique auquel elle s’intéresse de près qui l’occupe d’abord, à Chicago.
Puis, au printemps 1911, une révolution éclate au Mexique pour laquelle elle se passionne — et tout particulièrement pour l’action et les idées de Ricardo Flores Magón, un anarchiste mexicain. Dès juin, elle devient la correspondante du journal Regeneración et s’active en faveur des insurgés mexicains.
La dernière année de sa vie commence — et ce sera peut-être la plus militante de toutes. La révolution mexicaine l’occupe, certes, mais aussi le mouvement ouvrier aux Etats-Unis, où se mènent des luttes violentes qui la radicalisent encore. Elle multiplie les conférences, les débats, les publications, les harangues, les levées de fonds et déborde d’activités. En avril 1912, elle est à bout de souffle. Le 17, elle est admise à l’hôpital. Le cerveau est atteint par l’infection et on l’opère, par deux fois, sans succès.
Voltairine de Cleyre est morte le 20 juin 1912. Elle avait 45 ans. Plus de deux mille personnes assistent à son enterrement, au cimetière Waldheim, à Chicago.
Sa tombe est située tout près de celles des martyrs du Haymarket. En 1940, Emma Goldman sera enterrée près d’elle.
En 1908, elle avait écrit : «Oui, je crois que l’on peut remplacer ce système injuste par un système plus juste; je crois à la fin de la famine, de l’abandon, et des crimes qu’ils engendrent; je crois au règne de l’âme humaine sur toutes les lois que l’homme a faites ou fera; je crois qu’il n’y a maintenant aucune paix et qu’il n’y aura aucune paix aussi longtemps que l’homme règnera sur l’homme; je crois en la désintégration et la dissolution complètes du principe et de la pratique de l’autorité; je suis une anarchiste, et si vous me condamnez, je suis prête à recevoir votre condamnation. »
Connaissez-vous Voltairine de Cleyre (1866-1912)?
Hors de milieux libertaires, son nom est généralement inconnu. Et même parmi les anarchistes, jusqu’à il y a quelques années, on ne la connaissait bien souvent que son nom.
C’est là un singulier et bien triste destin pour celle qu’Emma Goldman désignait pourtant comme «la plus douée et la plus brillante femme anarchiste qu’aient produit les Etats-Unis.»
Fort heureusement, tout cela a récemment commencé à changer, avec la parution de quelques anthologies des écrits de Voltairine qui ont été publiées en langue anglaise et qui ont suscité un grand intérêt — chez les anarchistes, bien entendu, mais aussi chez des chercheuses et chercheurs oeuvrant dans diverses disciplines.
En langue française, une courte biographie, dûe à Chris Crass avait, il y a quelques années, été traduite par Yves Coleman; quelques rares articles avait aussi paru. Mais c’était trop peu pour cette importante auteure et cette ardente militante: avec ma compagne Chantal Santerre et une équipe de traducteurs bénévoles , nous nous sommes donc mis à l’ouvrage pour corriger cette injustice.
Le fruit de nos efforts est récemment paru chez Lux : intitulé D'espoir et de raison. Écrits d'une insoumise, il s’agit du tout premier ouvrage de Voltairine en français.
J’aimerais ici toucher un mot de la vie de Voltairine, de son parcours et de ses idées. Je compléterai ce survol la prochaine fois, alors que je dirai pourquoi, à mon sens, il est important pour les anarchistes d’aujourd’hui de (re) découvrir Voltairine.
Naissance d’une anarchiste
Voltairine de Cleyre est née le 17 novembre 1866, à Leslie, Michigan, aux États-Unis, au sein d’une famille pauvre de la classe ouvrière. Sa mère, Harriet Elizabeth Billings, est américaine; son père, Hector De Claire, est un Français récemment émigré aux Etats-Unis. C’est à l’admiration de son père pour Voltaire qu’elle doit son prénom.
Voltai, comme on la surnomme bientôt, démontre bien vite de grandes aptitudes intellectuelles, ainsi qu’une immense sensibilité et une capacité d’indignation peu commune. La famille vit cependant dans une grande misère à laquelle s’ajoute en 1867 la douleur de la perte d’une enfant, par noyade. Les parents s’étant séparés, Voltai aboutit chez son père qui la confie en 1880 à un couvent de Sœurs où elle reste trois ans et termine ses études.
Elle en sort avec une grande aversion pour la religion, une éthique à forte composante humaniste et marquée par le souci des pauvres et la fraternité, un goût pour la musique et la littérature et vec le tempérament d’une libre-penseure. Tout cela ne tarde pas à se manifester, alors qu’elle se rapproche du mouvement des libres-penseurs.
Son activité littéraire naissante s’inscrit dans ce milieu où sont abordés, dans une perspective séculière et rationaliste, des sujets aussi variés que le mariage, le contrôle des naissances, la question raciale, les relations de travail, l’existence de Dieu ou la morale. Voltairine devient vite une auteure et une conférencière importante au sein de ce mouvement.
En 1887, elle découvre le socialisme et c’est pour elle une illumination. Elle écrira : « Pour la première fois j’entendais parler de moyens pour améliorer les conditions de vie de la classe ouvrière qui prenaient en compte les circonstances du développement économique. Je me ruai sur cette idée comme quelqu’un qui a erré dans l’obscurité se précipite vers la lumière. »
Mais si son ambition de combattre les injustices sociales et économiques la rend sensible aux idéaux socialistes, son amour de la liberté la rend incapable d’accepter la place accordée à l’État par le socialisme. Voici Voltairine sur la route qui conduit à l’anarchisme : elle la parcourra d’autant plus vite qu’un événement, qui va rester le moment charnière de sa vie, survient justement en 1887, le 11 novembre plus précisément. Il s’agit, on l’aura deviné, de l’exécution de ceux que l’histoire retiendra comme les cinq «martyrs de Chicago », ces anarchistes faussement accusés d’avoir posé, l’année précédente, au Haymarket Square, une bombe qui a fait sept morts. Le procès de ces hommes (ils était huit au total) aura été inique et alimenté par une hystérie collective contre les anarchistes attisée tant par les médias que par les pouvoirs politiques. Voltai a 19 ans quand la bombe du Haymarket a été lancée et sa première réaction, pour laquelle elle s’en voudra toujours, sera de condamner les présumés coupables et de réclamer avec la foule leur exécution :«Qu’on les pende!».
Mais sitôt que les faits commencent à être mieux connus, Voltairine révise son jugement. Elle en vient à rencontrer à Chicago des amis des huit inculpés, à s’intéresser à leurs idées et à les étudier. La transformation de la socialiste est achevée et c’est ainsi que, dès 1888, Voltairine de Cleyre est devenue anarchiste.
Une vie de militante et d’écrivaine
À compter de cette date, établie à Philadelphie, elle mène une austère vie de militante, écrit et prépare les conférences qu’elle prononce un peu partout aux Etats-Unis . Elle organise des conférences, distribue des tracts, vend des revues et des brochures, met sur pieds des groupes de lecture et de discussion. Elle participe également à la fondation de la Ladie’s Liberal League, où l’on parle de sexualité, de prostitution, de criminalité, de contraception et de contrôle des naissances, ainsi qu’à la création de la Radical Library. En 1888 également elle rencontre James B. Elliott (1849-1931) avec qui elle a en 1890 un fils nommé Harry.
Sa santé est précaire et le sera toujours, comme sa situation financière. Elle vit en donnant des leçons (notamment de français, de mathématiques, de calligraphie et de piano) et en rédigeant des essais et des poèmes pour des revues et journaux autres qu’anarchistes — les textes qu’elle fait paraître dans la presse anarchiste ne sont pas rémunérés. Elle enseigne aussi l’anglais à jeunes immigrants Juifs.
À l’été 1897, à la suite de la rencontre de militants anglais, elle fait un voyage de quelques mois en Angleterre et y rencontre Pierre Kropotkine, Rudolf Rocker ainsi que de nombreux anarchistes français exilés depuis la Commune — dont Jean Grave et peut-être même Louise Michel. Elle va aussi à Paris, y rencontre Sébastien Faure et visite le Mur des Fédérés.
Surtout, elle fait la connaissance de militants anarchistes espagnols exilés et, parmi eux, tout particulièrement, de Fernando Terrida del Mármol.
À compter de ce jour elle restera très poche des anarchistes espagnols, et vers la fin de sa vie elle se rapprochera aussi des anarchistes mexicains et commencera à apprendre l’espagnol.
Revenue à Philadelphie, elle y reprend ses activités militantes et alimentaires. En 1900, elle fait paraître un recueil de poésie, The Worm Turns, et fonde l’année suivante un groupe de lecture et de recherche, le Social Science Club, qui devient bien vite le plus influent et important regroupement d’anarchistes de Philadelphie. Le fait qu’elle écrit et publie des poèmes (elle publiera aussi quelques nouvelles), son goût et son indéniable talent pour la chose littéraire et artistique, le fait qu’elle gagne sa vie entre autres en enseignant la musique, tout cela singularise Voltairine de Cleyre parmi les anarchistes.
Les nombreuses activités qu’elle mène à Philadelphie se paient d’un prix personnel élevé et bientôt elle est de nouveau affaiblie et malade et son militantisme s’en ressent.
Voltairine et l’action directe
De plus, à la même époque, survient l’assassinat du vingt-cinquième président des Etats-Unis, William McKinley, Jr. (1843–1901) par Leon Frank Czolgosz (1873–1901): cet événement va lui aussi considérablement contribuer à ralentir les activités, non seulement de Voltairine de Cleyre, mais de tous ses camarades anarchistes des États-Unis. L’historien du mouvement, Paul Avrich écrira : «À travers tout le pays, de New York à Tacoma, les anarchistes sont pris en chasse, arrêtés et persécutés. Des domiciles et des lieux de rencontre sont pris d’assaut, des papiers et possessions personnelles sont confisqués. Les anarchistes sont dénoncés comme des monstres sataniques. Ils perdent leurs emplois, leurs logements, subissent violence et discrimination».
Tout cela va marquer la réflexion de Voltairine sur la violence, qui réagira aux attentats réagit aux attentats d’Alexander Berkman (1870-1936) contre Henry Frick (1849 –1919), d’Angiolillo contre Cànovas, de Gaetano Bresci (1869-1901) contre Umberto I (1844-1900) en écrivant: «Les géhennes du capitalisme engendrent des désespérés et les désespérés agissent désespérément.» Et encore: «J’en suis peu à peu arrivée à la conviction que, bien que pour ma part je ne puisse comprendre la logique de la résistance physique (qui engage dans une dynamique de réplique qui ne cesse que lorsqu’une des parties refuse de répliquer), d’autres sont parvenus à des conclusions différentes et vont agir conformément à leurs convictions. Or, ceux-là ne font pas moins partie du mouvement en faveur de la liberté humaine que ceux qui préconisent la paix à tout prix.»
La fureur populaire contre les anarchistes ne s’est pas encore apaisée au printemps 1902 et, en mars, le Sénateur Joseph R. Hawley offre 1000$ en échange de la permission de «faire feu sur un anarchiste». Dans une Lettre au Sénateur Hawley qui sera publiée dans Free Society Voltairine s’offre aussitôt comme cible, gratuitement.
Un funeste hasard voudra qu’avant même que l’année ne soit finie, le 19 décembre 1902, à Philadelphie, un élève mentalement dérangé de Voltairine, Herman Helcher, fera feu sur elle. Contre toute attente, elle survit à l’attentat et quitte l’hôpital dès le 2 janvier 1903.
Elle met aussitôt le geste de Helcher sur le compte d’une démence causée par les circonstances de sa vie et, conformément aux convictions qu’elle a maintes fois exprimées, refuse de porter plainte contre lui ou même de l’identifier. En fait, elle multipliera les appels à la justice pour qu’elle fasse preuve de clémence et mettra même sur pied un fonds pour la défense de l’accusé.
En mars 1903, Voltairine est suffisamment remise pour reprendre ses nombreux travaux.
Mais toutes ces activités l’épuisent et elle décide de faire un nouveau voyage en Europe. Le 24 juin, elle s’embarque donc pour la Norvège, le pays du dramaturge anarchiste Henrik Ibsen (1828-1906), d’où elle part en août pour visiter ses amis en Écosse et en Angleterre, où elle prononce des conférences.
Les dernières années
Voltairine rentre aux Etats-Unis en septembre 1903. Mais sa santé va connaître une grave et rapide détérioration : les sinus, le palais, puis l’oreille sont atteints d’un mal qui ne cessera guère de la faire souffrir atrocement en plus de constamment lui faire entendre un fort bourdonnement. Elle doit périodiquement cesser de travailler et sera à plusieurs reprise hospitalisée.
En 1905, terriblement malade et souffrante, incapable de travailler, ne pouvant subvenir à ses maigres besoins, elle tente de se suicider avec de la morphine. Elle échoue. Puis voilà qu’au printemps 1906, de manière imprévisible, elle prend du mieux.
Ce qui s’amorce alors est la dernière phase de sa vie. Elle recommence à écrire, à publier, à donner des conférences, correspond à une renaissance du mouvement anarchiste, qui se remet en marche après l’épisode McKinley. Elle noue à cette époque une amitié qui durera jusqu’à sa mort avec Alexander Berkman, qu’elle encourage à écrire ses Prison Memoirs. Berkman, de son côté, éditera en 1914, à la Mother Earth Publishing Association, la première anthologie des écrits de Voltairine de Cleyre.
Certains de ses écrits et de ses lettres de l’année 1908 laissent deviner une femme aux prises avec une grande crise morale, un immense désespoir et une infinie tristesse. Elle voit alors le monde comme «une vaste conspiration où les gens se tuent les uns les autres, où la justice ne règne nulle part et où il n’y a de dieu ni dans l’âme, ni hors d’elle». Et encore : «Il ne se passe pas un seul jour sans que la souffrance de ce petit être de nos rues ne suscite en moi une rage amère contre la vie elle-même».
Pire : elle se prend à douter de la victoire de l’anarchisme, du triomphe de cette Idée dominante qui a été son Étoile du Nord et le point fixe de toute son existence. Et si, se demande-t-elle avec angoisse, l’ignorance et les préjugés devaient finalement l’emporter? Elle se remet alors douloureusement en question : qu’a–t-elle accompli, elle, pour empêcher la victoire de la vie sordide sur l’accomplissement de la liberté? «Tout en moi est ruines», écrit-elle. Et encore : «Dans ma bouche, tout est amertume; tout devient cendre entre mes mains».
Voltairine finit par se laisser convaincre qu’il lui faut déménager, changer d’air et quitter Philadelphie. Le 7 octobre 1910, elle part donc pour Chicago, dont elle a choisi de faire sa nouvelle demeure. En route, elle prononce quelques conférences, où elle parle notamment de Francisco Ferrer i Guàrdia (1859-1909), le pédagogue anarchiste espagnol assassiné par l’État espagnol l’année précédente, et dont les idées inspirent la création d’écoles anarchistes aux Etats-Unis.
C’est ce mouvement de rénovation pédagogique auquel elle s’intéresse de près qui l’occupe d’abord, à Chicago.
Puis, au printemps 1911, une révolution éclate au Mexique pour laquelle elle se passionne — et tout particulièrement pour l’action et les idées de Ricardo Flores Magón, un anarchiste mexicain. Dès juin, elle devient la correspondante du journal Regeneración et s’active en faveur des insurgés mexicains.
La dernière année de sa vie commence — et ce sera peut-être la plus militante de toutes. La révolution mexicaine l’occupe, certes, mais aussi le mouvement ouvrier aux Etats-Unis, où se mènent des luttes violentes qui la radicalisent encore. Elle multiplie les conférences, les débats, les publications, les harangues, les levées de fonds et déborde d’activités. En avril 1912, elle est à bout de souffle. Le 17, elle est admise à l’hôpital. Le cerveau est atteint par l’infection et on l’opère, par deux fois, sans succès.
Voltairine de Cleyre est morte le 20 juin 1912. Elle avait 45 ans. Plus de deux mille personnes assistent à son enterrement, au cimetière Waldheim, à Chicago.
Sa tombe est située tout près de celles des martyrs du Haymarket. En 1940, Emma Goldman sera enterrée près d’elle.
En 1908, elle avait écrit : «Oui, je crois que l’on peut remplacer ce système injuste par un système plus juste; je crois à la fin de la famine, de l’abandon, et des crimes qu’ils engendrent; je crois au règne de l’âme humaine sur toutes les lois que l’homme a faites ou fera; je crois qu’il n’y a maintenant aucune paix et qu’il n’y aura aucune paix aussi longtemps que l’homme règnera sur l’homme; je crois en la désintégration et la dissolution complètes du principe et de la pratique de l’autorité; je suis une anarchiste, et si vous me condamnez, je suis prête à recevoir votre condamnation. »
vendredi, mai 15, 2009
COURS ÉPISTÉMOLOGIE ET ÉDUCATION - Première rencontre
[Je donne cet été un cours d'épistémologie à des étudiantEs en éducation. Voici ce que j'ai vu hier. Je prépare un livre sur le sujet.Si vous souhaitez reproduire ce texte, me le demander. Ce qui suit est un work in progress...]
PLATON ET L’ÉMERGENCE DE LA TRADITION RATIONALISTE
Tout ça est dans Platon, tout ça est dans Platon! Que Dieu me pardonne! Qu’est-ce qu’on leur apprend à l’école?
C.S. Lewis, Le monde de Narnia
On ne s’en étonnera pas : c’est Platon qui, sur la plupart des questions que nous allons aborder , ouvre le débats, identifie les principaux enjeux et propose les premières réponses synthétiques dont nous disposions. Ce faisant, il donnera bien souvent le cadre et parfois jusqu’à certains des termes mêmes dans lequel ces débats, durant plus de deux millénaires, vont se tenir.
On s’en souvient : Platon, avec la sophistique, a eu à affronter une version particulièrement articulée du relativisme épistémologique. Sa réponse a consisté d’une part à soutenir que le relativisme épistémologique est incohérent, d’autre part à avancer la théorie des Formes et l’Idéalisme auquel il a donné son nom.
Ce sont les implications de sa position épistémologique pour l’enseignement qu’il va à présent déployer, en notant ce qu’elle implique et présuppose sur les plans de ce qu’on appellera plus tard la métaphysique et la philosophie de l’esprit : épistémologie, métaphysique, philosophie de l’esprit formeront ainsi, conjointement, dans la longue histoire de la tradition philosophique et pédagogique occidentale, les trois principales assises d’une théorie philosophique de l’enseignement et de l’apprentissage.
Nous prendrons comme point de départ la question qu’on peut tenir pour fondamentale de la théorie de la connaissance : qu’est-ce au juste que la connaissance? La réponse platonicienne va, de manière très largement prévalente, constituer le cadre au sein duquel les discussions et débats ultérieurs en épistémologie vont se tenir.
Dans le Théétète, Socrate s’adresse au personnage qui donne son titre à ce dialogue pour lui demander ce qu’est la connaissance.
Théétète commence par répondre que ce sont toutes ces disciplines que lui enseigne son professeur : l’astronomie, l’histoire naturelle, les mathématiques, etc.
Socrate lui fait alors comprendre que si ce sont bien là des exemples de connaissances, ce n’est pas ce qu’il lui a demandé : ce que Socrate veut, c’est que Théétète lui dise ce qu’est la connaissance. Théétète ne peut pour cela se contenter d’une simple énumération de connaissances.
Celui-ci en convient. S’ensuit alors un long échange au terme duquel Théétète et Socrate convergent vers l’importante et influente définition ue nous avons évoquée. Nous la rappellerons dans la très claire formulation qui en a été donnée au sein de la philosophie analytique du XXe, où elle est connue comme «l’analyse tripartie de la connaissance ». C’est que précisément, il n’y a connaissance selon Platon que là où trois conditions sont satisfaites.
Rappelons-les et, pour cela, posons un sujet (S) et une proposition (P).
On aura :
S sait que P = Df
1. S est de l’opinion que P (ou si l’on préfère: croit que P);
2. P est vrai;
3. La croyance que P par S est épistémiquement justifiée.
Cette analyse est extrêmement convaincante et c’est ce qui explique le statut paradigmatique qu’elle va occuper en épistémologie.
Je ne peux en effet savoir que P uniquement si je pense que cette proposition est vraie — je ne peux, par exemple, me contenter de l’espérer, de le craindre, etc. : on voit ainsi que savoir présuppose une certaine attitude épistémique qui est celle de la croyance — ou, si l,On préfère, de l’opinion; je ne pourrai non plus dire savoir que P si P se révèle être fausse; enfin, je ne peux savoir P que si je la pense vraie pour de bonnes raisons (on ne sait pas une chose que l’on répète sans la comprendre, qu’on affirme par hasard, et ainsi de suite).
Cette analyse incite à conclure que ces trois conditions doivent être conjointement satisfaites pour que S puisse prétendre savoir que P.
La Théorie des Idées explicite plus avant ce que signifie savoir. Platon, on s’en souviendra, soutient que celui ou celle qui sait a contemplé une (ou des) Idée(s) dont toutes les instances concrètes ne sont que des copies plus ou moins pâles et dont il n’aurait de toute façon rien pu saisir ou comprendre s’il n’en avait, au préalable, contemplé la Forme. Il y a ici, on le pressent, toute une philosophie de l’apprentissage que Platon va explicitement déployer. Son immense mérite, cette fois encore, et que l’on soit ou non d’accord avec les solutions qu’il préconise, est d’avoir parfaitement vu les enjeux et les problèmes que pose une conception de l’apprentissage.
Un premier enjeu est logique et épistémologique et il surgit sitôt qu’on reconnaît une manière d’énigme que Chomsky a plaisamment appelé le «problème de Platon» . Pour en apprécier toute la portée, il suffit de remarquer toute l’étendue du fossé qui sépare notre savoir de notre expérience. Une question se pose alors immanquablement : comment peut-on en savoir autant, alors que notre expérience du monde est si brève, si limitée, si imparfaite et si imprécise?
Les mathématiques sont évidemment ici un cas que Platon tient pour paradigmatique et qui ne cessera d’être repris comme tel dans toute la tradition rationaliste. Comment est-il possible, par exemple, qu’alors que je ne croise dans le monde que des figures imparfaites, j’accède pourtant à un savoir géométrique universel et nécessaire?
Cet argument peut même être radicalisé : comment une personne qui ne sait rien du tout pourrait-elle apprendre et en venir à savoir quoi que ce soit? Il semble que non seulement l’expérience ne puisse combler le fossé qui existe entre savoir et ignorance mais, pire encore, qu’il soit logiquement impossible ne serait-ce que de commencer à apprendre.
Platon, on va le voir dans un le texte qui suit, pose précisément de cette manière le problème de la connaissance. Et il va suggérer que si elle est possible, c’est qu’elle est réminiscence, c’est-à-dire re-souvenir. Notre âme, pense Platon, est immortelle et elle a contemplé les Idées avant de s’incarner dans notre corps. Elle garde de cette vision un souvenir, plus ou moins effacé selon les individus — et la précision de ce souvenir marque les limites de l’éducabilité de sujets, une thèse de lourde portée politique sur laquelle nous reviendrons dans le dernier chapitre de ce livre. Nous apprenons par la réactivation de ces souvenirs et cette thèse explique pourquoi il est logiquement possible d’apprendre — le fait est que nous ne savons jamais rien du tout — et aussi pourquoi l’expérience ne joue finalement qu’un rôle très mineur dans l’apprentissage : nous ne tirons pas notre savoir de l’expérience, mais nous appliquons plutôt à l’expérience notre savoir.
L’exposé de Platon fait certes intervenir des catégories que la pensée contemporaine n’utilise plus (par exemple l’âme ou la réincarnation) et elle se déploie selon un argumentaire lui aussi très inactuel, où se mêlent l’analyse conceptuelle et le recours aux mythes. Mais cela ne doit pas faire perdre de vue ni les problèmes, réels et difficiles, aperçus par Platon, ni la nature profonde des solutions qu’il avance. Pour en prendre la mesure, il conviendra donc d’ajouter, aux enjeux et problèmes d’ordre logique et épistémologique que nous avons examiné, d’autres enjeux et problèmes situés cette fois sur le plan métaphysique et sur celui de la philosophie de l’esprit.
Que soutient Platon sur ces deux plans?
Sur le plan métaphysique, il défend, avec la théorie des Idées, ce qu’on appellera le réalisme des concepts, c’est-à-dire l’existence réelle des catégories générales et abstraites que notre connaissance met en jeu. La question du statut de ces catégories, on le verra, sera récurrente dans toute l’histoire des idées et demeure posée aujourd’hui encore.
Sur le plan de la philosophie de l’esprit, Platon est un dualiste — peut-être même le premier dualiste systématique et réflexif de la tradition occidentale — doublé d’un rationaliste qui défend un innéisme de la connaissance et plus précisément de nos concepts. Ce dualisme, ce rationalisme, cet innéisme, eux aussi, n’ont jamais cessé d’être discutés pour être adoptés ou récusés — et on a plus que jamais envie de dire que, sur tous ces plans, la philosophie occidentale ressemble bien à ces notes de bas de pages dans le texte de Platon qu’évoquait Whitehead.
Avant d’examiner de manière critique ces idées de Platon, le moment est venu de voir ce qu’elles impliquent pour l’éducation et plus précisément pour ce que signifie apprendre. Nous le ferons en examinant un texte célèbre et capital tiré d’un dialogue appelée Ménon.
Ce dialogue porte, entre autres, sur la définition de la vertu et Platon y présente, par la voix d’un des interlocuteurs de Socrate, une objection préalable, et typiquement sophistique, à l'idée même de recherche intellectuelle. Cette objection est la suivante : ou bien on sait ce que l'on cherche, et en ce cas la recherche est inutile; ou bien on l'ignore, et en ce cas la recherche est impossible, puisqu'on ne saurait pas même savoir qu'on a trouvé ce qu’on recherchait si par hasard on le rencontrait.
On aura reconnu qu’il s’agit ici du fameux «problème de Platon» présenté dans sa version logique et radicale et la solution à ce dilemme, on l’a vu, est donnée par la théorie de la réminiscence qui avance que l'âme, immortelle, a, dans une existence antérieure, contemplé les Idées et en conserve, dans le monde sensible, un souvenir atténué.
La connaissance est donc en fait une reconnaissance dont le maître est l'occasion plutôt que d'être, comme le croyaient les Sophistes, celui qui la transmet. La connaissance authentique, qui porte sur les Idées, est en nous à l'état latent et apprendre est donc se débarrasser de l'opinion, du pseudo-savoir, pour se ressouvenir.
C’est ce corollaire pédagogique de la théorie des Formes — et de la conception platonicienne de l'immortalité de l’âme — que Socrate entreprend dans le texte suivant, non pas de démontrer — ce qui serait, ainsi que le texte le précise d'emblée contradictoire ,— mais bien d'illustrer à l'aide d'un exemple. Pour ce faire, Socrate va faire découvrir à un jeune esclave la solution à un problème de géométrie.
La portée de cette théorie est immense, aussi bien sur le plan épistémologique que sur les plans éthique et pédagogique.
Elle permet d'abord à Platon de soutenir que la vérité ne s'invente pas, qu'elle ne résulte pas d'une construction voire d'un consensus social comme l'imaginait Protagoras : elle se découvre. Préexistant comme idéal normatif à la connaissance, elle avive le désir de connaître et rend à la fois possible, souhaitable et légitime la poursuite de la connaissance.
Se justifie alors un encouragement à poursuivre la recherche de la vérité et à tenir pour possible son atteinte : l'ignorance n'est plus une absence totale de connaissances dont on aurait du mal à concevoir qu'on puisse sortir, mais elle comprend au contraire en elle, en quelque sorte, ce qui rend possible la première étape vers le savoir. Le statut de cette thèse, quand bien même elle n'apparaîtrait pas absolument démontrée — «Il me le semble», dit pour finir Socrate — est ultimement d'ordre moral: il faut chercher ce qu'on ne sait pas et nous deviendrons meilleurs par cette recherche même.
La théorie de la réminiscence indique en outre que c'est par la dialectique, le dialogue, que s'accomplit la rencontre des Idées. Platon insistera sur la vertu pédagogique de cette rencontre avec les autres et nommera Eros cette tendance ou ce désir qui pousse vers la connaissance et le Bien.
Venons-en au texte lui-même. On pourra commodément y distinguer différents moments.
Le premier est négatif, en ce qu'il correspond à la découverte, par l'esclave, de ce que croyant savoir il ne sait pas véritablement.
Placé devant le problème de la duplication d'un carré de deux pieds, l’esclave admet que la surface d'un tel carré est de quatre pieds carrés et qu'un carré qui en serait le double aurait, quant à lui, une surface de huit pieds carrés. Pour l'obtenir il suffira, croit-il, de construire un carré dont le côté soit de quatre pieds. Or, en procédant à cette construction, il constate que le carré obtenu est le quadruple du carré original: le carré recherché est donc à la fois le double du carré original et la moitié du carré de seize pieds carré qu’il vient de construire. Il faudra donc, poursuit l'esclave, que le carré recherché soit construit sur un côté à la fois plus grand que les deux pieds du carré original et plus petit que les quatre pieds du carré dont la surface est de seize pieds: il faut, conclut-il, le construire sur un côté de trois pieds. Mais en essayant cette nouvelle construction, il constate que le carré obtenu a une surface de neuf pieds carrés: ce qui ne convient pas plus.
L'esclave est alors forcé d'admettre qu'il ne sait pas comment procéder pour construire le carré de huit pieds carrés — et cela d'autant plus que le nombre recherché est un irrationnel, √8 ! Aucune ironie déplacée, partant, dans la remarque de Socrate qui invite l'esclave à lui montrer la grandeur recherchée faute de pouvoir faire le calcul.
Socrate s'adresse ensuite à Ménon et entreprend une brève digression sur l'interrogation de l'esclave menée jusqu'alors, tirant les conclusions pédagogiques et didactiques de l'expérience qui vient d'avoir lieu.
D'abord sûr de son savoir, l'esclave est à présent embarrassé et s'il ne sait toujours pas, il sait néanmoins à présent qu'il ne sait pas. Deux thèmes s'entrelacent ici. Tout d'abord, celui de la certitude non réflexive de savoir comme obstacle au véritable savoir; puis celui de la prise de conscience de l'ignorance qui, dévoilant un manque, une lacune, fait naître un désir: celui de connaître.
L'esclave va ensuite résoudre le problème posé en découvrant, sans que Socrate ne lui donne la réponse (c’est du moins la thèse de Platon), qu'il faut construire le carré recherché sur la diagonale du premier carré. L'interrogation de Socrate lui permet de reconnaître que dans le carré de seize pieds — construit en quadruplant le carré de deux pieds — il est possible d'inscrire un carré qui en est la moitié, lequel est construit sur la diagonale de chacun des carrés de deux pieds qui composent le carré de seize pieds: ce nouveau carré a donc huit pieds et il a été construit sur la diagonale du carré de deux pieds. Ce qu'il fallait ... découvrir.
Plus loin, Socrate liera ces idées à celles concernant la nature du savoir que nous avons exposées plus haut. L’esclave, au moment où Socrate termine son entretien, est désormais de l’opinion juste que c’est sur la diagonale qu’il faut construire le carré recherché. Mais il ne le sait pas encore tout à fait, puisqu’il ne maîtrise pas encore les raisons qui expliquent pourquoi cette opinion est vraie. Les métaphores platoniciennes pour le savoir et l’apprentissage sont souvent visuelles (nous en conservons quelque chose quand nous disons voir — Ah oui : je vois! — pour signifier que nous comprenons) et ce sera encore le cas ici : l'esclave ne voit pas encore très bien, l’image reste floue, imprécise, évanescente. Pour qu’elle se fixe, les câbles des bonnes raisons seront nécessaires et ceux-ci seront construits en revenant, au besoin plusieurs fois, sur la démonstration, en la revoyant, par l’exercice et la répétition qui, serait-on tenté de dire, habilite la vue.
Finalement, il importe de noter, a contrario de la caricature souvent donnée d’une certaine conception de l’enseignement traditionnel qui s’en est parfois inspirée, le caractère profondément co-didactique de l’apprentissage tel que Platon le conçoit. Celui qui fait apprendre ne parle pas seul, mais reste constamment en contact épistémique et didactique avec ce qui apprend (ou plutôt se ressouvient) et l’accompagne avec le souci de procéder par étapes, du connu à l’inconnu, en s’assurant et du point de départ et de la complétion de chacune des étapes qui conduisent au point d’arrivée. Il va sans dire que le professeur platonicien est savant et du savoir qu’il veut faire acquérir et de chacune de ces étapes.
Voici donc ce texte remarquable.
Texte : Un carré qui soit le double d’un carré donné
SOCRATE - Dis-moi donc, mon garçon, sais-tu que ceci, c'est une surface carrée?
L'ESCLAVE - Oui, je le saisis.
SOCRATE - Et que, dans une surface carrée, ces côtés-ci, au nombre de quatre, sont égaux?
L'ESCLAVE - Oui, tout à fait.
SOCRATE - Et aussi que ces lignes qui passent par le milieu sont égales, n'est-ce pas?
L'ESCLAVE - Oui.
SOCRATE - N'y a-t-il pas de surface de cette sorte qui soit plus grande ou plus petite?
L'ESCLAVE - Oui.
SOCRATE - Si donc ce côté-là avait deux pieds de long et celui-ci deux pieds, combien de pieds aurait le tout. Regarde bien : si elle est ici de deux pieds, mais là seulement d'un pied, l'espace ne serait-il pas d'une fois deux pieds?
L'ESCLAVE - Oui.
SOCRATE - Puisque celle-ci est également de deux pieds, on a bien un espace qui fait deux fois deux.
L'ESCLAVE - C'est bien cela.
SOCRATE - Il est donc de deux fois deux pieds.
L'ESCLAVE - Oui.
SOCRATE - Combien font deux fois deux pieds. Fais le clacul.
L'ESCLAVE - Quatre, Socrate.
SOCRATE - Ne pourrait-on obtenir une autre figure, double de celle-ci mais semblable, ayant toutes ses lignes égales comme celle-ci.
L'ESCLAVE - Oui.
SOCRATE - Combien aurait-elle de pieds?
L'ESCLAVE - Huit.
SOCRATE - Bon. Essaye de me dire, alors, quelle sera la longueur de chacune de ses lignes. Ici, cette ligne est de deux pieds. De combien sera-t-elle pour le carré double?
L'ESCLAVE - Le double, Socrate, c'est clair.
SOCRATE - Tu vois, Ménon, que je ne lui enseigne rien, mais que je ne fais que lui poser des questions. En ce moment, il croit qu'il sait de combien est la longueur de la ligne à partir de laquelle on obtiendra un carré de huit pieds. Es-tu d'accord.
MÉNON - - Si.
SOCRATE - Mais le sait-il?
MÉNON - - Non, assurément pas!
SOCRATE - Mais ce qu'il croit à coup sûr, c'est qu'on l'obtient à partir d'une ligne deux fois plus longue?
MÉNON - Oui.
SOCRATE - Eh bien observe-le, en train de se remémorer la suite, car c'est ainsi qu'on doit se remémorer. Réponds-moi. Ne dis-tu pas que c'est à partir d'une ligne deux fois plus longue qu'on obtient un espace deux fois plus grand? Je parle d'un espace comme celui-ci, non pas d'un espace qui soit long de ce côté-ci et court de ce côté-là, mais d'un espace égal dans tous les sens, comme celui-ci, seulement qui soit deux fois plus grand que ce premier carré et mesure huit pieds carrés. Eh bien, vois si tu penses encore que cet espace s'obtiendra à partir d'une ligne deux fois plus longue.
L'ESCLAVE - Oui, je le pense.
SOCRATE - Mais n'obtiendra-t-on pas la ligne que voici, double de la première, si nous y ajoutons une autre aussi longue?
L'ESCLAVE - Oui, tout à fait.
SOCRATE - Ce sera donc, dis-tu, à partir de cette nouvelle ligne, en construisant quatre côtés de même longueur, qu'on obtiendra un espace de huit pieds carrés, n'est-ce pas?
L'ESCLAVE - Oui.
SOCRATE - Donc à partir de cette ligne traçons quatre côtés égaux. N'aurait-on pas ainsi ce que tu prétends être le carré de huit pieds carrés?
L'ESCLAVE - Oui, tout à fait.
SOCRATE - Or, dans le carré obtenu, ne trouve-t-on pas là ces quatre espaces, dont chacun est égal à ce premier espace de quatre pieds carrés?
L'ESCLAVE - Oui.
SOCRATE - Dans ce cas quelle grandeur lui donner? ne fait-il pas quatre fois ce premier espace?
L'ESCLAVE - Bien sûr que oui.
SOCRATE - Or, une chose quatre fois plus grande qu'une autre en est-elle donc le double?
L'ESCLAVE - Non, par Zeus!
SOCRATE - Mais de combien de fois est-elle plus grande?
L'ESCLAVE - Elle est quatre fois plus grande!
SOCRATE - Donc, à partir d'une ligne deux fois plus grande, mon garçon, ce n'est pas un espace double que tu obtiens, mais un espace quatre fois plus grand.
L'ESCLAVE - Tu dis vrai.
SOCRATE - De fait, quatre fois quatre font seize, n'est-ce pas?
L'ESCLAVE - Oui.
SOCRATE - Alors à partir de quelle ligne obtient-on un espace de huit pieds carrés? N'est-il pas vrai qu'à partir de cette ligne-ci, on obtient un espace quatre fois plus grand?
L'ESCLAVE - Oui, je le reconnais.
SOCRATE - Et n'est-ce pas un quart d'espace qu'on obtient à partir de cette ligne-ci qui est la moitié de celle-là?
L'ESCLAVE - Oui.
SOCRATE - Bon. L'espace de huit pieds carrés n'est-il pas, d'une part, le double de cet espace-ci, et, d'autres part, la moitié de celui-là?
L'ESCLAVE - Oui.
SOCRATE - Mais ne se construira-t-il pas sur une ligne plus longue que ne l'est celle-ci, et plus petite que ne l'est celle-là? N'est-ce pas le cas?
L'ESCLAVE - C'est bien mon avis.
SOCRATE - Parfait. Et continue à répondre en disant ce que tu penses! Aussi, dis-moi, cette ligne-ci n'était-elle pas longue de deux pieds, tandis que celle-là en avait quatre?
L'ESCLAVE - Oui.
SOCRATE - Il faut donc que le côté d'un espace de huit pieds carrés soit plus grande que ce côté de deux pieds, mais plus petit que ce côté de quatre.
L'ESCLAVE - Il le faut.
SOCRATE - Alors essaie de dire quelle est sa longueur, d'après toi.
L'ESCLAVE - Trois pieds.
SOCRATE - En ce cas, s'il faut une ligne de trois pieds, nous ajouterons à cette première ligne sa moitié, et nous obtiendrons trois pieds. Nous aurons donc deux pieds et un autre pied. Et de ce côté-ci, c'est la même chose, deux pieds et un autre pied. Et voici que nous obtenons cet espace dont tu parlais.
L'ESCLAVE - Oui.
SOCRATE - Or si cet espace a trois pieds de ce côté et trois pieds ce cet autre côté, sa surface totale n'est-elle pas de trois fois trois pieds carrés?
L'ESCLAVE - Il semble.
SOCRATE - Mais trois fois trois pieds carrés, combien cela fait-il de pieds carrés?
L'ESCLAVE - Neuf.
SOCRATE - Et combien de pieds carrés l'espace double devait-il avoir?
L'ESCLAVE - Huit.
SOCRATE - Ce n'est donc pas non plus à partir de la ligne de trois pieds qu'on obtient l'espace de huit pieds carrés.
L'ESCLAVE - Certainement pas.
SOCRATE - Mais à partir de quelle ligne? Essaie de nous le dire avec exactitude. Et si tu préfères ne pas donner un chiffre, montre en tout cas à partir de quelle ligne on l'obtient.
L'ESCLAVE - Mais par Zeus, SOCRATE, je ne le sais pas.
SOCRATE - Tu peux te rendre compte encore une fois, Ménon du chemin que ce garçon a déjà parcouru dans l'acte de se remémorer. En effet, au début il ne savait certes pas quel est le côté d'un espace de huit pieds carrés - tout comme maintenant non plus il ne le sait pas encore -, mais malgré tout, il croyait bien qu'à ce moment-là il le savait, et c'est avec assurance qu'il répondait, en homme qui sait et sans penser éprouver le moindre embarras pour répondre; mais à présent le voilà qui considère désormais qu'il est dans l'embarras, et tandis qu'il ne sait pas, au moins ne croit-il pas non plus qu'il sait.
MÉNON - - Tu dis vrai.
SOCRATE - En ce cas n'est-il pas maintenant dans une meilleure situation à l'égard de la chose qu'il ne savait pas?
MÉNON - Oui, cela aussi, je le crois.
SOCRATE - Donc en l'amenant à éprouver de l'embarras et en le mettant, comme la raie-torpille, dans cet état de torpeur, lui avons-nous fait un tort?
MÉNON - Non, je ne crois pas.
SOCRATE - Si je ne me trompe, nous lui avons bien été utiles, semble-t-il, pour qu'il découvre ce qu'il en est. En effet, maintenant, il pourrait en fait, parce qu'il ne sait pas, se mettre à chercher avec plaisir, tandis que tout à l'heure, c'est avec facilité, devant beaucoup de gens et un bon nombre de fois, qu'il croyait s'exprimer correctement sur la duplication du carré en déclarant qu'il faut une ligne deux fois plus longue.
MÉNON - C'est probable.
SOCRATE - Or penses-tu qu'il entreprendrait de chercher ou d'apprendre ce qu'il croyait savoir et qu'il ne sait pas, avant d'avoir pris conscience de son ignorance, de se voir plongé dans l'embarras et d'avoir aussi conçu le désir de savoir?
MÉNON - Non, je ne crois pas, SOCRATE.
SOCRATE - En conséquence, le fait de l'avoir mis dans la torpeur lui a-t-il été profitable?
MÉNON - Oui, je crois.
SOCRATE - Examine donc ce que, en parlant de cet embarras, il va bel et bien découvrir en cherchant avec moi, moi qui ne fait que l'interroger sans rien lui enseigner. Surveille bien pour voir si tu me trouves d'une façon ou d'une autre en train de lui donner enseignement ou explication au lieu de l'interroger pour qu'il exprime ses opinions.
SOCRATE - Dis-moi donc, mon garçon, n'avons-nous pas là un espace de quatre pieds carrés? Comprends-tu?
L'ESCLAVE - Oui, je comprends.
SOCRATE - Pourrions-nous lui ajouter cet autre espace, qui lui est égal?
L'ESCLAVE - Oui.
SOCRATE - Et aussi ce troisième espace qui est égal à chacun des deux autres?
L'ESCLAVE - Oui.
SOCRATE - En ce cas, nous pourrions combler cet espace-ci dans le coin?
L'ESCLAVE - Oui, tout à fait.
SOCRATE - Les quatre espaces que voici, ne seraient-ils pas égaux?
L'ESCLAVE - Oui.
SOCRATE - Que se passe-t-il alors? Ce tout qu'ils forment, de combien de fois est-il plus grand que cet espace-ci?
L'ESCLAVE - Quatre fois plus grand.
SOCRATE - Mais il nous fallait obtenir un espace deux fois plus grand, ne t'en souviens-tu pas?
L'ESCLAVE - Oui, tout à fait.
SOCRATE - Or n'a-t-on pas ici une ligne qui va d'un coin à un autre coin et coupe en deux chacun de ces espaces?
L'ESCLAVE - Oui.
SOCRATE - Et n'avons-nous pas là quatre lignes, qui sont égales, et qui enferment cet espace-ci?
L'ESCLAVE - Oui, nous les avons.
SOCRATE - Eh bien, examine la question : quelle est la grandeur de cet espace?
L'ESCLAVE - Je ne comprends pas.
SOCRATE - Prenons ces quatre espaces qui sont là, chaque ligne ne divise-t-elle pas chacun d'eux, à l'intérieur, par la moitié? N'est-ce pas le cas?
L'ESCLAVE - Oui.
SOCRATE - Or combien de surfaces de cette dimension se trouvent dans ce carré-ci?
L'ESCLAVE - Quatre.
SOCRATE - Et combien dans ce premier espace?
L'ESCLAVE - Deux.
SOCRATE - Mais combien de fois deux font quatre?
L'ESCLAVE - Deux fois.
SOCRATE - Donc ce carré, combien a-t-il de pieds?
L'ESCLAVE - Huit pieds carrés.
SOCRATE - Sur quelle ligne est-il construit?
L'ESCLAVE - Sur celle-ci.
SOCRATE - Sur la ligne qu'on trace d'un coin à l'autre d'un carré de quatre pieds?
L'ESCLAVE - Oui.
SOCRATE - C'est justement la ligne à laquelle les savants donnent le nom de "diagonale". En sorte que, si cette ligne s'appelle bien "diagonale", ce serait à partir de la diagonale que, d'après ce que tu dis, esclave de Ménon, on obtiendrait l'espace double.
L'ESCLAVE - Oui, parfaitement, Socrate.
SOCRATE - Que t'en semble, Ménon? Y a-t-il une opinion que ce garçon ait donnée en réponse, qui ne vînt pas de lui?
MÉNON - Non, au contraire, tout venait de lui-même.
SOCRATE - Et pourtant il est vrai qu'il ne savait pas, comme nous le disions un peu plus tôt.
MÉNON - C'est la vérité.
SOCRATE - Mais ces opinions-là se trouvaient bien en lui, n'est-ce pas?
MÉNON - Oui.
SOCRATE - Chez l'homme qui ne sait pas, il y a donc des opinions vraies au sujet des choses qu'il ignore, opinions qui portent sur les choses que cet homme en fait ignore?
MÉNON - Apparemment.
SOCRATE - Et maintenant en tout cas ce sont bien ces opinions-là qui ont été, à la manière d'un rêve, suscités en lui; puis, s'il arrive qu'on l'interroge à plusieurs reprises sur les mêmes sujets, et de plusieurs façons, tu peux être certain qu'il finira par avoir sur ces sujets-là une connaissance aussi exacte que personne.
MÉNON - C'est vraisemblable.
SOCRATE - En ce cas, sans que personne ne lui ait donné d'enseignement, mais parce qu'on l'a interrogé, il en arrivera à connaître, ayant recouvré lui-même la connaissance en la tirant de son propre fonds.
MÉNON - Oui.
SOCRATE - Mais le fait de recouvrer en soi-même une connaissance, n'est-ce pas se la remémorer?
MÉNON - - Oui, parfaitement.
SOCRATE - Or la connaissance que ce garçon possède à présent, ne faut-il pas soit qu'il l'ait reçue à un moment donné soit qu'il l'ait possédée depuis toujours?
MÉNON - Si.
SOCRATE - En ce cas, si, d'un côté, il la possédait depuis toujours, c'est que depuis toujours aussi il savait. D'un autre côté, s'il l'a reçue à un moment donné, il ne l'aurait assurément pas reçue dans le cours de sa vie actuelle. Lui a-t-on enseigné la géométrie? Car c'est pour toute question de géométrie que ce garçon se ressouviendra pareillement, et même pour tous les autres objets d'étude. Y a-t-il donc quelqu'un qui lui ait tout enseigné? C'est bien à toi de le savoir, je pense, surtout puisqu'il est né dans ta maison et y a été élevé.
MÉNON - Mais je sais bien que personne ne lui a jamais rien enseigné.
SOCRATE - Or possède-t-il ces opinions-là, oui ou non?
MÉNON - Nécessairement, Socrate, c'est clair.
SOCRATE - Mais s'il ne les a pas reçues dans sa vie actuelle, n'est-il pas désormais évident qu'il les possédait en un autre temps, les ayant déjà apprises?
MÉNON - Apparemment.
SOCRATE - Or ce temps-là, n'est-ce pas bien sûr le temps où il n'était pas un être humain?
MÉNON - Si.
SOCRATE - Donc, si, durant tout le temps qu'il est un homme et tout le temps qu'il ne l'est pas, des opinions vraies doivent se trouver en lui, opinions qui, une fois réveillées par une interrogation, deviennent des connaissances, son âme ne les aura-t-elle pas apprises de tout temps? Car il est évident que la totalité du temps, c'est le temps où soit on est un être humain soit on ne l'est pas.
MÉNON - Apparemment.
SOCRATE - Donc, si la vérité des êtres est depuis toujours dans notre âme, l'âme doit être immortelle, en sorte que ce que tu te trouves ne pas savoir maintenant, c'est-à-dire ce dont tu ne te souviens pas, c'est avec assurance que tu dois t'efforcer de le chercher et de te le remémorer.
MÉNON - J'ai l'impression que tu as raison, Socrate, je ne sais comment.
SOCRATE - Sache que moi aussi, j'ai cette impression, Ménon. À vrai dire, il y a des points pour la défense desquels je ne m'acharnerais pas trop; mais, le fait que si nous jugeons nécessaire de chercher ce que nous ne savons pas, nous serons meilleurs, plus courageux, moins paresseux, que si nous considérions qu'il est impossible de le découvrir et qu'il n'est pas non plus nécessaire de le chercher, ce fait, pour le défendre, je me battrais avec la dernière énergie, aussi fort que j'en serais capable, et dans ce que je dis et dans ce que je fais!
MÉNON - Sur ce point encore, tu me donnes bien l'impression d'avoir raison, Socrate.
Platon, Ménon, 81e à 86d.
Trad. É. Chambry, GF, Paris.
Nous avons commencé à préciser la nature de la relation qui, selon Platon, unit qui «apprend» à qui aide à se «ressouvenir». Il importe à présent de nous y attarder plus longuement et pour ce faire d’introduire le concept de «maïeutique». Ce dernier étant associé à Socrate (vers 470-399) dans le corpus platonicien puis dans toute la tradition philosophique et pédagogique, rappelons brièvement quelques éléments qui seront utiles pour comprendre cette notion de maïeutique.
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Socrate, celui qui n’a rien écrit
La nature exacte des idées réellement défendues par le Socrate historique reste incertaine et ce «problème de Socrate» demeurera sans doute toujours ouvert. En se fondant sur quelques témoignages (ceux de Platon et de Xénophon en particulier) la tradition et la recherche ont malgré tout dressé le portrait plausible d’un Socrate dont les idées présentent, pour l’éducation, un intérêt tout particulier; c’est de ce Socrate-là dont il sera seul ici question.
Vraisemblablement né d'un père sculpteur et d'une mère sage-femme, celui-ci inscrit durablement dans l’histoire de la philosophie tant de thèmes destinés à y rester incontournables qu’on n’a cessé de voir depuis l’Antiquité, dans la vie et les idées de cet homme qui n’a pourtant rien écrit, un emblème de la philosophie occidentale et, en sa mort, une manière de tragique acte fondateur.
Un de ses amis ayant consulté la Pythie, l'Oracle de Delphes, et appris d’elle que Socrate serait le plus sage des hommes, celui-ci est très étonné de cette réponse : comment peut-il être le plus sage, lui qui ne sait rien? Comment peut-il être le plus sage, alors que tant de gens assurent savoir ou sont simplement engagés dans des activités qui supposent un savoir? Socrate va s'efforcer d'élucider cette énigme : le voici donc au milieu des hommes, sur la place publique, questionnant chacun sur ses activités ordinaires et quotidiennes et sur le savoir dont ils se réclament ou qu'elles présupposent. Cette méthode dialectique socratique, cette elenchos, cherche à produire des concepts : Socrate interroge ainsi le sculpteur sur la beauté, le militaire sur le courage, le sophiste sur la vertu et sur l'éducation, le politique sur la justice et ainsi de suite. Menés avec un art tout particulier de l'interrogation qui fait parfois appel à l'ironie, ces dialectiques, souvent aporétiques, sont destinés à éprouver une opinion et elles procèdent par induction en s’efforçant de dégager de l'examen de cas particuliers une définition universelle. En s’y adonnant, Socrate découvrira le sens de l'oracle : s’il est le plus sage, c’est parce qu'il sait qu'il ne sait rien : tandis que les autres croient savoir ce qu'ils ne savent pas.
Se rattache à cette pratique philosophique une série de thèmes qui appartiennent également au legs socratique : exigence du retour sur soi («Connais-toi toi même»), examen de sa propre vie («[…] une vie sans examen n'est pas une vie», Apologie, 38a) et recentrement sur l’être humain de l’activité philosophique jusqu’alors prioritairement centrée sur la nature. Mais ce sont sans aucun doute les trois célèbres thèses suivantes, attribuées à Socrate, qui sont pour l’éducation les plus lourdes de conséquences : unité de la vertu; identification de la vertu au savoir; paradoxe de la mal-ignorance («Nul n'est méchant volontairement »).
Ces thèses commandent d’abord une conception de l’éducation selon laquelle il n’y a pas à proprement parler de transfert d’information d’un maître supposé à un disciple présumé, mais bien une démarche par laquelle le disciple est invité à voir la vérité par et pour lui même en tournant son âme vers elle. Socrate peut ainsi légitimement affirmer : «Je n'ai jamais été le maître de personne» (Apologie, 33 a).
Elles engagent encore et surtout un intellectualisme radical qui ne fait aucun place à l’irrationnel dans l’âme et ne laisse plus, dès lors, pour seul horizon praticable à l’éducation, que le dialogue par lequel l’âme humaine peut se tourner vers la vérité et auquel absolument rien ne saurait se substituer.
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Dans le cadre des discussions auxquelles il convie ses contemporains, il arrive que Socrate finisse par «engourdir» ses interlocuteurs : cela se produit lorsque ceux-ci découvrent leur propre ignorance là où ils pensaient, parfois avec une belle assurance, détenir la vérité. Cet engourdissement doit à son tour se comprendre dans le cadre de cet art que pratique Socrate et qu’il appelle maïeutique — ce qui signifie «art de faire accoucher» puisqu’il rapproche son art de celui que pratiquait sa mère : elle accouchait les corps, son fils accouche les âmes et les met au monde.
L'extrait cité ci-après présente cette notion de maïeutique qui exercera une si grande influence en pédagogie en appelant à faire porter la démarche éducative non sur la mémorisation, mais sur la découverte et l'appropriation des savoirs. En ce sens, et si on fait abstraction de tout l’arrière plan de l’intellectualisme socratique, est au moins en partie fondée la filiation avec la pratique socratique dont ne cesseront de se réclamer divers théoriciens et praticiens de l’éducation, fondée du moins si l'on veut par là insister sur l'exigence qui est faite pour l'élève d'user de sa raison, dans un échange d'idées où il ne se contente pas de suivre passivement qui l'interroge mais est amené et aidé à trouver par lui-même. En cette acception, c’est bien en disciple de Socrate que Rousseau écrit: «Forcé d'apprendre de lui-même, il use de sa raison et non de celle d'autrui; car pour ne rien donner à l'opinion, il ne faut rien donner à l'autorité. »
Texte : La maïeutique
Socrate — En avant donc, toi qui, si brillamment, viens de tracer la route. Prends comme modèle ta réponse à la question des puissances, et, de même que tu as su comprendre leur pluralité sous l'unité d'une forme, efforce-toi d'appliquer, à la pluralité des sciences, une définition unique.
Théétète — Mais, sache-le bien, Socrate, maintes fois déjà j'ai entrepris cet examen, excité par tes questions, dont l'écho venait jusqu'à moi. Malheureusement je ne puis ni me satisfaire des réponses que je formule, ni trouver, en celles que j'entends formuler, l'exactitude que tu exiges, ni suprême ressource, me délivrer du tourment de savoir.
Socrate — C'est que tu ressens les douleurs, ô mon cher Théétète, douleurs non de vacuité, mais de plénitude.
Théétète — Je ne sais, Socrate; je ne fais que dire ce que j'éprouve.
Socrate — Or çà, ridicule garçon, n'as-tu pas oui dire que je suis fils d'une accoucheuse, qui fut des plus nobles et des plus imposantes, Phénarète?
Théétète — Je l'ai ouï dire.
Socrate — Et que j'exerce le même art, l'as-tu oui dire aussi?
Théétète — Aucunement.
Socrate — Sache-le donc bien, mais ne va pas me vendre aux autres. Ils sont, en effet, bien loin, mon ami, de penser que je possède cet art. Eux, qui point ne savent, ce n'est pas cela qu'ils disent de moi, mais bien que je suis tout à fait bizarre et ne crée dans les esprits que perplexités. As-tu ouï dire cela aussi?
Théétète — Oui donc.
Socrate — T'en dirai-je la cause?
Théétète — Je t'en prie absolument.
Socrate — Rappelle-toi toi tous les us et coutumes des accoucheuses, et tu saisiras plus facilement ce que je veux t'apprendre. Tu sais, en effet, j'imagine, qu'il n'en est point d'encore capable de concevoir et d'enfanter qui fasse ce métier d'accoucher les autres : seules le font celles qui ne peuvent plus enfanter.
Théétète — Parfaitement.
Socrate — L'auteur de cette loi est, dit-on, Artémis, qui, sans avoir jamais enfanté, reçut en partage le soin de présider aux enfantements. Aux stériles, elle n'a donc point donné puissance de délivreuses, car l'humaine nature a trop de faiblesse pour qu'on lui puisse donner un art là où elle n'a point expérience; mais, à celles que l'âge empêche d'enfanter, elle donna cette charge pour honorer, en elles, son image.
Théétète — C'est vraisemblable.
Socrate — N'est-il pas vraisemblable encore et nécessaire que discerner celles qui ont conçu de celles qui n'ont point conçu soit plutôt le fait des accoucheuses que des autres?
Théétète — Certainement.
Socrate — Les accoucheuses savent encore, n'est-ce pas, par leurs drogues et leurs incantations, éveiller les douleurs ou les apaiser à volonté, conduire à terme les couches difficiles et, s'il leur paraît bon de faire avorter le fruit non encore mûr, provoquer l'avortement?
Théétète — C'est exact.
Socrate — As-tu noté encore ce fait qu'elle sont les plus expertes des entremetteuses , parce qu'elles sont d'une extrême habileté à reconnaître quelle femme à quel homme se doit unir pour mettre au jour les enfants les mieux doués?
Théétète — J'ignorais cela totalement.
Socrate — Or sache bien qu'elles en sont plus fières encore que de savoir couper le cordon. Réfléchis en effet : est-ce ou non au même art qu'il appartient de soigner et recueillir les fruits de la terre et de connaître en quelle terre quel plant et quelle semence on doit jeter?
Théétète — Ce n'est certes qu'au même art.
Socrate — Mais, quand il s'agit de la femme, crois-tu, cher ami, qu'autre est l'art qui prépare l'ensemencement, autre celui qui recueille?
Théétète — Ce n'est pas vraisemblable.
Socrate — Aucunement vraisemblable. Mais parce qu'un commerce sans probité et sans art accouple hommes et femmes en ce qu'on appelle prostitution, une aversion pour l'art d'entremetteuses est venue aux personnes honorables que sont les accoucheuses : elles craignent, en effet, de choir dans le soupçon d'un tel commerce par la pratique de l'art. Et pourtant c'est bien aux véritables accoucheuses et à elles seules qu'il appartiendrait, je crois, de s'entremettre avec succès.
Théétète — Apparemment.
Socrate — Voilà donc jusqu'où va le rôle des accoucheuses; bien supérieure est ma fonction. Il ne se rencontre point, en effet, que les femmes parfois accouchent d'une vaine apparence et, d'autre fois, d'un fruit réel, et qu'on ait quelque peine à faire le discernement. Si cela se rencontrait, le plus gros et le plus beau du travail des accoucheuses serait de faire le départ de ce qui est réel et de ce qui ne l'est point. N'es-tu pas de cet avis?
Théétète — Si.
Socrate — Mon art de maïeutique a mêmes attributions générales que le leur. La différence est qu'il délivre les hommes et non les femmes et que c'est les âmes qu'il surveille en leur travail d'enfantement, non point les corps. Mais le plus grand privilège de l'art que, moi, je pratique est qu'il sait faire l'épreuve et discerner, en toute rigueur, si c'est apparence vaine et mensongère qu'enfante la réflexion du jeune homme, ou si c'est fruit de vie et de vérité. J'ai, en effet, même impuissance que les accoucheuses . Enfanter en sagesse n'est point en mon pouvoir, et le blâme dont plusieurs déjà m'ont fait opprobre, qu'aux autres posant questions je ne donne jamais mon avis personnel sur aucun sujet et que la cause en est dans le néant de ma propre sagesse, est blâme véridique. La vraie cause, la voici : accoucher les autres est contrainte que le dieu m'impose; procréer est puissance dont il m'a écarté. Je ne suis donc moi-même sage à aucun degré et je n'ai, par devers moi, nulle trouvaille qui le soit et que mon âme à moi ait d'elle-même enfantée. Mais ceux qui viennent à mon commerce, à leur premier abord, semblent, quelques-uns même totalement, ne rien savoir. Or tous, à mesure qu'avance leur commerce et pour autant que le dieu leur en accorde faveur, merveilleuse est l'allure dont ils progressent, à leur propre jugement comme à celui des autres. Le fait est pourtant clair qu'ils n'ont jamais rien appris de moi, et qu'eux seuls ont, dans leur propre sein, conçu cette richesse de beaux penseurs qu'ils découvrent et mettent au jour. De leur délivrance, par contre, le dieu et moi sommes les auteurs. Et voici qui le prouve. Plusieurs déjà l'on méconnu, ont cru à leur propre pouvoir et n'ont fait nul cas de moi. Ils se sont donc eux-mêmes persuadés ou laissé persuadé par d'autres de me quitter plus tôt qu'ils ne devaient : ils m'ont quitté et non seulement ont laissé avorter tous autres germes dans leurs méchantes fréquentations, mais encore, à ceux dont je les avais délivrés, n'ont donné que mauvais aliment, dont ceux-ci dépérirent, et, de mensonges et d'apparences vaines faisant plus de cas que du vrai, ils n'ont abouti qu'à prendre, à leurs propres yeux et aux jeux des autres, figure d'ignorants. De leur nombre fut Aristide, fils de Lysimaque, et beaucoup d'autres. Ils reviennent parfois implorer mon commerce et sont prodigues d'extravagances. Avec certains, la sagesse divine qui me visite m'interdit de renouer commerce; avec d'autres, elle me le permet, et ceux-ci recommencent à fructifier. Ce qu'éprouvent ceux qui me viennent fréquenter ressemble encore en cet autre point à ce qu'éprouvent les femmes en mal d'enfantement : ils ressentent les douleurs, ils sont remplis de perplexités qui les tourmentent au long des nuits et des jours beaucoup plus que ces femmes. Or, ces douleurs, mon art a la puissance de les éveiller et de les apaiser. Voilà donc, à leur état, quel traitement j'apporte. Mais il y en a, Théétète, de qui je juge qu'ils ne sont en gestation d'aucun fruit. Je connais alors qu'ils n'ont, de m, aucun besoin; en toute bienveillance je m'entremets pour eux et, grâce à Dieu, je conjecture très exactement de quelle fréquentation ils tireront profit. Il en est plusieurs que j'ai accouplés ainsi à Prodicus, plusieurs à d'autres hommes et sages et divins. Pourquoi, très cher, t'ai-je donné ces longs détails? Parce que je soupçonne, ce dont toi-même as l'aidée, que tu ressens les douleurs d'une gestation intime. Livre-toi donc à moi comme au fils d'une accoucheuse, lui-même accoucheur; efforce-toi de répondre à mes questions le plus exactement que tu pourras; et si, examinant quelqu'une de tes formules, j'estime y trouver apparence vaine et non point de vérité, et qu'alors je l'arrache et la rejette au loin, ne va pas entrer en cette fureur sauvage qui prend les jeunes accouchées menacées en leur premier enfant. C'est le cas de plusieurs déjà, ô merveilleux jeune homme, qui, envers moi, en sont venus à ce point de défiance qu'ils sont réellement prêts à mordre dès la première niaiserie que je leur enlève. Ils ne s'imaginent point que c'est par bienveillance que je le fais; ils sont trop loin de savoir qu'aucun dieu ne veut du mal aux hommes et que, moi de même, ce n'est point par malveillance que je les traite de la sorte, mais que donner assentiment au mensonge et masquer la clarté du vrai m'est interdit par toutes lois divines. Reprends donc la question à son début, Théétète : Essaie de dire en quoi consiste la science; et garde-toi bien d'alléguer que tu n'en es point capable, car, si Dieu le veut et te donne force d'homme, tu le seras, capable.
PLATON, Théétète, 148e-150e,
Traduction E. Chambry, GF, Paris.
L’héritage platonicien, on le voit, est immense et les vastes et profondes questions soulevées par le philosophe ne cesseront d’être reprises. Prenons un peu de recul afin de rappeler ces questions et les réponses que leur apporte Platon.
Le rationalisme platonicien est d’abord l’affirmation de la possibilité d’atteindre la connaissance et cet optimisme épistémologique se double de l’attribution d’une grande valeur à la connaissance ainsi que de la conviction qu’elle a une vertu moralisatrice et qu’elle est politiquement indispensable. La connaissance est encore ici pensée comme étant contemplative (et theôria, en grec, signifie justement contempler) et non pratique ou de l’ordre de la technique, de l’habileté ou du savoir-faire. Elle porte sur un ordre de réalité qui est un, immuable et éternel et non sur le monde sensible, qui est changeant et multiple. On y accède par une ascèse, un retour sur soi qui permet de se ressouvenir des Idées qui peuplent ce monde. Cette contemplation est ce que signifie apprendre et la transformation qu’elle opère en nous s’appelle l’éducation.
Chacun de ces thèses sera débattue, défendue ici et contestée.
Sur les plan épistémologique et métaphysique, le propre élève de Platon, Aristote, refusera le réalisme des idées et l’idéalisme de son maître et défendra un conceptualisme et un empirisme qui ne cesseront plus d’être en dialogue critique avec le réalisme des Idées, le rationalisme et l’innéisme. Platon lui-même formulera à l’endroit de sa théorie épistémologique de sévères critiques, la principale étant probablement cette dite du «troisième homme» (voir encadré).
La philosophie de l’esprit, elle aussi, ne cessera plus de questionner le dualisme platonicien.
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Le troisième homme
Dans un dialogue appartenant à la dernière partie de son parcours intellectuel, le Parménide, Platon formule un grave critique à l’endroit de la théorie des Idées. Un des arguments invoquées en sa faveur était que la multiplicité des êtres possédant une caractéristique (par exemple, la Beauté) l’avaient en commun, mais de manière changeante, imparfaite et contingente et sans qu’aucun d’eux ne soit cette caractéristique elle-même, parfaite, immuable, éternelle. Les choses que l’ont dit belles ont ainsi en commun d’être belles mais sans être la beauté elle-même. Platon postule donc l’Idée de Beauté, qui est ce qu’on imparfaitement en commun les choses belles. Mais l’Idée de Beauté est présumée posséder elle aussi la propriété d’être belle. Si la reconnaissance de l’unité d’une caractéristique (la beauté possédée en commun par, x, y, …n) a pu justifier de postuler l’Idée de Beauté, le fait que celle-ci ait cette propriété en commun avec tous les premiers ne contraint-il pas à un postuler une nouvelle Idée (c’est là le troisième homme); et, une fois celle-ci posée, une autre nouvelle Idée, pour expliquer ce qu’ont en commun cette nouvelle Idée et la classes des objets quelles unifiait? Nous voici, semble-t-il, dans un terrible cercle vicieux.
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Sur le plan de l’éducation, enfin, chacune des positions de Palton que nous avons examinées ici sera chaudement débattue. On contestera la place qu’il accorde aux savoirs et notamment aux savoirs propositionnels, allant parfois jusqu’à nier sinon toujours la possibilité même de la connaissance, du moins la valeur et la portée que les rationalistes comme Platon tendent à lui accorder; on contestera qu’il soit plausible de leur attribuer les vertus, notamment morales et politiques qu’il leur reconnaît, on refusera l’hyper-intellectualisme de sa vision de l’apprentissage, depuis son contenu jusqu’à ce qui est présumé motiver ceux qui apprennent; on jugera sévèrement le peu de place faite par Platon aux savoir-faire et à l’expérience dans la genèse et la justification de la connaissances; on récusera son élitisme.
Nous pourrons déjà le constater dans la prochaine section, consacrée à l’examen des positions épistémologiques modernes et de leurs retombées pour l’éducation.
PLATON ET L’ÉMERGENCE DE LA TRADITION RATIONALISTE
Tout ça est dans Platon, tout ça est dans Platon! Que Dieu me pardonne! Qu’est-ce qu’on leur apprend à l’école?
C.S. Lewis, Le monde de Narnia
On ne s’en étonnera pas : c’est Platon qui, sur la plupart des questions que nous allons aborder , ouvre le débats, identifie les principaux enjeux et propose les premières réponses synthétiques dont nous disposions. Ce faisant, il donnera bien souvent le cadre et parfois jusqu’à certains des termes mêmes dans lequel ces débats, durant plus de deux millénaires, vont se tenir.
On s’en souvient : Platon, avec la sophistique, a eu à affronter une version particulièrement articulée du relativisme épistémologique. Sa réponse a consisté d’une part à soutenir que le relativisme épistémologique est incohérent, d’autre part à avancer la théorie des Formes et l’Idéalisme auquel il a donné son nom.
Ce sont les implications de sa position épistémologique pour l’enseignement qu’il va à présent déployer, en notant ce qu’elle implique et présuppose sur les plans de ce qu’on appellera plus tard la métaphysique et la philosophie de l’esprit : épistémologie, métaphysique, philosophie de l’esprit formeront ainsi, conjointement, dans la longue histoire de la tradition philosophique et pédagogique occidentale, les trois principales assises d’une théorie philosophique de l’enseignement et de l’apprentissage.
Nous prendrons comme point de départ la question qu’on peut tenir pour fondamentale de la théorie de la connaissance : qu’est-ce au juste que la connaissance? La réponse platonicienne va, de manière très largement prévalente, constituer le cadre au sein duquel les discussions et débats ultérieurs en épistémologie vont se tenir.
Dans le Théétète, Socrate s’adresse au personnage qui donne son titre à ce dialogue pour lui demander ce qu’est la connaissance.
Théétète commence par répondre que ce sont toutes ces disciplines que lui enseigne son professeur : l’astronomie, l’histoire naturelle, les mathématiques, etc.
Socrate lui fait alors comprendre que si ce sont bien là des exemples de connaissances, ce n’est pas ce qu’il lui a demandé : ce que Socrate veut, c’est que Théétète lui dise ce qu’est la connaissance. Théétète ne peut pour cela se contenter d’une simple énumération de connaissances.
Celui-ci en convient. S’ensuit alors un long échange au terme duquel Théétète et Socrate convergent vers l’importante et influente définition ue nous avons évoquée. Nous la rappellerons dans la très claire formulation qui en a été donnée au sein de la philosophie analytique du XXe, où elle est connue comme «l’analyse tripartie de la connaissance ». C’est que précisément, il n’y a connaissance selon Platon que là où trois conditions sont satisfaites.
Rappelons-les et, pour cela, posons un sujet (S) et une proposition (P).
On aura :
S sait que P = Df
1. S est de l’opinion que P (ou si l’on préfère: croit que P);
2. P est vrai;
3. La croyance que P par S est épistémiquement justifiée.
Cette analyse est extrêmement convaincante et c’est ce qui explique le statut paradigmatique qu’elle va occuper en épistémologie.
Je ne peux en effet savoir que P uniquement si je pense que cette proposition est vraie — je ne peux, par exemple, me contenter de l’espérer, de le craindre, etc. : on voit ainsi que savoir présuppose une certaine attitude épistémique qui est celle de la croyance — ou, si l,On préfère, de l’opinion; je ne pourrai non plus dire savoir que P si P se révèle être fausse; enfin, je ne peux savoir P que si je la pense vraie pour de bonnes raisons (on ne sait pas une chose que l’on répète sans la comprendre, qu’on affirme par hasard, et ainsi de suite).
Cette analyse incite à conclure que ces trois conditions doivent être conjointement satisfaites pour que S puisse prétendre savoir que P.
La Théorie des Idées explicite plus avant ce que signifie savoir. Platon, on s’en souviendra, soutient que celui ou celle qui sait a contemplé une (ou des) Idée(s) dont toutes les instances concrètes ne sont que des copies plus ou moins pâles et dont il n’aurait de toute façon rien pu saisir ou comprendre s’il n’en avait, au préalable, contemplé la Forme. Il y a ici, on le pressent, toute une philosophie de l’apprentissage que Platon va explicitement déployer. Son immense mérite, cette fois encore, et que l’on soit ou non d’accord avec les solutions qu’il préconise, est d’avoir parfaitement vu les enjeux et les problèmes que pose une conception de l’apprentissage.
Un premier enjeu est logique et épistémologique et il surgit sitôt qu’on reconnaît une manière d’énigme que Chomsky a plaisamment appelé le «problème de Platon» . Pour en apprécier toute la portée, il suffit de remarquer toute l’étendue du fossé qui sépare notre savoir de notre expérience. Une question se pose alors immanquablement : comment peut-on en savoir autant, alors que notre expérience du monde est si brève, si limitée, si imparfaite et si imprécise?
Les mathématiques sont évidemment ici un cas que Platon tient pour paradigmatique et qui ne cessera d’être repris comme tel dans toute la tradition rationaliste. Comment est-il possible, par exemple, qu’alors que je ne croise dans le monde que des figures imparfaites, j’accède pourtant à un savoir géométrique universel et nécessaire?
Cet argument peut même être radicalisé : comment une personne qui ne sait rien du tout pourrait-elle apprendre et en venir à savoir quoi que ce soit? Il semble que non seulement l’expérience ne puisse combler le fossé qui existe entre savoir et ignorance mais, pire encore, qu’il soit logiquement impossible ne serait-ce que de commencer à apprendre.
Platon, on va le voir dans un le texte qui suit, pose précisément de cette manière le problème de la connaissance. Et il va suggérer que si elle est possible, c’est qu’elle est réminiscence, c’est-à-dire re-souvenir. Notre âme, pense Platon, est immortelle et elle a contemplé les Idées avant de s’incarner dans notre corps. Elle garde de cette vision un souvenir, plus ou moins effacé selon les individus — et la précision de ce souvenir marque les limites de l’éducabilité de sujets, une thèse de lourde portée politique sur laquelle nous reviendrons dans le dernier chapitre de ce livre. Nous apprenons par la réactivation de ces souvenirs et cette thèse explique pourquoi il est logiquement possible d’apprendre — le fait est que nous ne savons jamais rien du tout — et aussi pourquoi l’expérience ne joue finalement qu’un rôle très mineur dans l’apprentissage : nous ne tirons pas notre savoir de l’expérience, mais nous appliquons plutôt à l’expérience notre savoir.
L’exposé de Platon fait certes intervenir des catégories que la pensée contemporaine n’utilise plus (par exemple l’âme ou la réincarnation) et elle se déploie selon un argumentaire lui aussi très inactuel, où se mêlent l’analyse conceptuelle et le recours aux mythes. Mais cela ne doit pas faire perdre de vue ni les problèmes, réels et difficiles, aperçus par Platon, ni la nature profonde des solutions qu’il avance. Pour en prendre la mesure, il conviendra donc d’ajouter, aux enjeux et problèmes d’ordre logique et épistémologique que nous avons examiné, d’autres enjeux et problèmes situés cette fois sur le plan métaphysique et sur celui de la philosophie de l’esprit.
Que soutient Platon sur ces deux plans?
Sur le plan métaphysique, il défend, avec la théorie des Idées, ce qu’on appellera le réalisme des concepts, c’est-à-dire l’existence réelle des catégories générales et abstraites que notre connaissance met en jeu. La question du statut de ces catégories, on le verra, sera récurrente dans toute l’histoire des idées et demeure posée aujourd’hui encore.
Sur le plan de la philosophie de l’esprit, Platon est un dualiste — peut-être même le premier dualiste systématique et réflexif de la tradition occidentale — doublé d’un rationaliste qui défend un innéisme de la connaissance et plus précisément de nos concepts. Ce dualisme, ce rationalisme, cet innéisme, eux aussi, n’ont jamais cessé d’être discutés pour être adoptés ou récusés — et on a plus que jamais envie de dire que, sur tous ces plans, la philosophie occidentale ressemble bien à ces notes de bas de pages dans le texte de Platon qu’évoquait Whitehead.
Avant d’examiner de manière critique ces idées de Platon, le moment est venu de voir ce qu’elles impliquent pour l’éducation et plus précisément pour ce que signifie apprendre. Nous le ferons en examinant un texte célèbre et capital tiré d’un dialogue appelée Ménon.
Ce dialogue porte, entre autres, sur la définition de la vertu et Platon y présente, par la voix d’un des interlocuteurs de Socrate, une objection préalable, et typiquement sophistique, à l'idée même de recherche intellectuelle. Cette objection est la suivante : ou bien on sait ce que l'on cherche, et en ce cas la recherche est inutile; ou bien on l'ignore, et en ce cas la recherche est impossible, puisqu'on ne saurait pas même savoir qu'on a trouvé ce qu’on recherchait si par hasard on le rencontrait.
On aura reconnu qu’il s’agit ici du fameux «problème de Platon» présenté dans sa version logique et radicale et la solution à ce dilemme, on l’a vu, est donnée par la théorie de la réminiscence qui avance que l'âme, immortelle, a, dans une existence antérieure, contemplé les Idées et en conserve, dans le monde sensible, un souvenir atténué.
La connaissance est donc en fait une reconnaissance dont le maître est l'occasion plutôt que d'être, comme le croyaient les Sophistes, celui qui la transmet. La connaissance authentique, qui porte sur les Idées, est en nous à l'état latent et apprendre est donc se débarrasser de l'opinion, du pseudo-savoir, pour se ressouvenir.
C’est ce corollaire pédagogique de la théorie des Formes — et de la conception platonicienne de l'immortalité de l’âme — que Socrate entreprend dans le texte suivant, non pas de démontrer — ce qui serait, ainsi que le texte le précise d'emblée contradictoire ,— mais bien d'illustrer à l'aide d'un exemple. Pour ce faire, Socrate va faire découvrir à un jeune esclave la solution à un problème de géométrie.
La portée de cette théorie est immense, aussi bien sur le plan épistémologique que sur les plans éthique et pédagogique.
Elle permet d'abord à Platon de soutenir que la vérité ne s'invente pas, qu'elle ne résulte pas d'une construction voire d'un consensus social comme l'imaginait Protagoras : elle se découvre. Préexistant comme idéal normatif à la connaissance, elle avive le désir de connaître et rend à la fois possible, souhaitable et légitime la poursuite de la connaissance.
Se justifie alors un encouragement à poursuivre la recherche de la vérité et à tenir pour possible son atteinte : l'ignorance n'est plus une absence totale de connaissances dont on aurait du mal à concevoir qu'on puisse sortir, mais elle comprend au contraire en elle, en quelque sorte, ce qui rend possible la première étape vers le savoir. Le statut de cette thèse, quand bien même elle n'apparaîtrait pas absolument démontrée — «Il me le semble», dit pour finir Socrate — est ultimement d'ordre moral: il faut chercher ce qu'on ne sait pas et nous deviendrons meilleurs par cette recherche même.
La théorie de la réminiscence indique en outre que c'est par la dialectique, le dialogue, que s'accomplit la rencontre des Idées. Platon insistera sur la vertu pédagogique de cette rencontre avec les autres et nommera Eros cette tendance ou ce désir qui pousse vers la connaissance et le Bien.
Venons-en au texte lui-même. On pourra commodément y distinguer différents moments.
Le premier est négatif, en ce qu'il correspond à la découverte, par l'esclave, de ce que croyant savoir il ne sait pas véritablement.
Placé devant le problème de la duplication d'un carré de deux pieds, l’esclave admet que la surface d'un tel carré est de quatre pieds carrés et qu'un carré qui en serait le double aurait, quant à lui, une surface de huit pieds carrés. Pour l'obtenir il suffira, croit-il, de construire un carré dont le côté soit de quatre pieds. Or, en procédant à cette construction, il constate que le carré obtenu est le quadruple du carré original: le carré recherché est donc à la fois le double du carré original et la moitié du carré de seize pieds carré qu’il vient de construire. Il faudra donc, poursuit l'esclave, que le carré recherché soit construit sur un côté à la fois plus grand que les deux pieds du carré original et plus petit que les quatre pieds du carré dont la surface est de seize pieds: il faut, conclut-il, le construire sur un côté de trois pieds. Mais en essayant cette nouvelle construction, il constate que le carré obtenu a une surface de neuf pieds carrés: ce qui ne convient pas plus.
L'esclave est alors forcé d'admettre qu'il ne sait pas comment procéder pour construire le carré de huit pieds carrés — et cela d'autant plus que le nombre recherché est un irrationnel, √8 ! Aucune ironie déplacée, partant, dans la remarque de Socrate qui invite l'esclave à lui montrer la grandeur recherchée faute de pouvoir faire le calcul.
Socrate s'adresse ensuite à Ménon et entreprend une brève digression sur l'interrogation de l'esclave menée jusqu'alors, tirant les conclusions pédagogiques et didactiques de l'expérience qui vient d'avoir lieu.
D'abord sûr de son savoir, l'esclave est à présent embarrassé et s'il ne sait toujours pas, il sait néanmoins à présent qu'il ne sait pas. Deux thèmes s'entrelacent ici. Tout d'abord, celui de la certitude non réflexive de savoir comme obstacle au véritable savoir; puis celui de la prise de conscience de l'ignorance qui, dévoilant un manque, une lacune, fait naître un désir: celui de connaître.
L'esclave va ensuite résoudre le problème posé en découvrant, sans que Socrate ne lui donne la réponse (c’est du moins la thèse de Platon), qu'il faut construire le carré recherché sur la diagonale du premier carré. L'interrogation de Socrate lui permet de reconnaître que dans le carré de seize pieds — construit en quadruplant le carré de deux pieds — il est possible d'inscrire un carré qui en est la moitié, lequel est construit sur la diagonale de chacun des carrés de deux pieds qui composent le carré de seize pieds: ce nouveau carré a donc huit pieds et il a été construit sur la diagonale du carré de deux pieds. Ce qu'il fallait ... découvrir.
Plus loin, Socrate liera ces idées à celles concernant la nature du savoir que nous avons exposées plus haut. L’esclave, au moment où Socrate termine son entretien, est désormais de l’opinion juste que c’est sur la diagonale qu’il faut construire le carré recherché. Mais il ne le sait pas encore tout à fait, puisqu’il ne maîtrise pas encore les raisons qui expliquent pourquoi cette opinion est vraie. Les métaphores platoniciennes pour le savoir et l’apprentissage sont souvent visuelles (nous en conservons quelque chose quand nous disons voir — Ah oui : je vois! — pour signifier que nous comprenons) et ce sera encore le cas ici : l'esclave ne voit pas encore très bien, l’image reste floue, imprécise, évanescente. Pour qu’elle se fixe, les câbles des bonnes raisons seront nécessaires et ceux-ci seront construits en revenant, au besoin plusieurs fois, sur la démonstration, en la revoyant, par l’exercice et la répétition qui, serait-on tenté de dire, habilite la vue.
Finalement, il importe de noter, a contrario de la caricature souvent donnée d’une certaine conception de l’enseignement traditionnel qui s’en est parfois inspirée, le caractère profondément co-didactique de l’apprentissage tel que Platon le conçoit. Celui qui fait apprendre ne parle pas seul, mais reste constamment en contact épistémique et didactique avec ce qui apprend (ou plutôt se ressouvient) et l’accompagne avec le souci de procéder par étapes, du connu à l’inconnu, en s’assurant et du point de départ et de la complétion de chacune des étapes qui conduisent au point d’arrivée. Il va sans dire que le professeur platonicien est savant et du savoir qu’il veut faire acquérir et de chacune de ces étapes.
Voici donc ce texte remarquable.
Texte : Un carré qui soit le double d’un carré donné
SOCRATE - Dis-moi donc, mon garçon, sais-tu que ceci, c'est une surface carrée?
L'ESCLAVE - Oui, je le saisis.
SOCRATE - Et que, dans une surface carrée, ces côtés-ci, au nombre de quatre, sont égaux?
L'ESCLAVE - Oui, tout à fait.
SOCRATE - Et aussi que ces lignes qui passent par le milieu sont égales, n'est-ce pas?
L'ESCLAVE - Oui.
SOCRATE - N'y a-t-il pas de surface de cette sorte qui soit plus grande ou plus petite?
L'ESCLAVE - Oui.
SOCRATE - Si donc ce côté-là avait deux pieds de long et celui-ci deux pieds, combien de pieds aurait le tout. Regarde bien : si elle est ici de deux pieds, mais là seulement d'un pied, l'espace ne serait-il pas d'une fois deux pieds?
L'ESCLAVE - Oui.
SOCRATE - Puisque celle-ci est également de deux pieds, on a bien un espace qui fait deux fois deux.
L'ESCLAVE - C'est bien cela.
SOCRATE - Il est donc de deux fois deux pieds.
L'ESCLAVE - Oui.
SOCRATE - Combien font deux fois deux pieds. Fais le clacul.
L'ESCLAVE - Quatre, Socrate.
SOCRATE - Ne pourrait-on obtenir une autre figure, double de celle-ci mais semblable, ayant toutes ses lignes égales comme celle-ci.
L'ESCLAVE - Oui.
SOCRATE - Combien aurait-elle de pieds?
L'ESCLAVE - Huit.
SOCRATE - Bon. Essaye de me dire, alors, quelle sera la longueur de chacune de ses lignes. Ici, cette ligne est de deux pieds. De combien sera-t-elle pour le carré double?
L'ESCLAVE - Le double, Socrate, c'est clair.
SOCRATE - Tu vois, Ménon, que je ne lui enseigne rien, mais que je ne fais que lui poser des questions. En ce moment, il croit qu'il sait de combien est la longueur de la ligne à partir de laquelle on obtiendra un carré de huit pieds. Es-tu d'accord.
MÉNON - - Si.
SOCRATE - Mais le sait-il?
MÉNON - - Non, assurément pas!
SOCRATE - Mais ce qu'il croit à coup sûr, c'est qu'on l'obtient à partir d'une ligne deux fois plus longue?
MÉNON - Oui.
SOCRATE - Eh bien observe-le, en train de se remémorer la suite, car c'est ainsi qu'on doit se remémorer. Réponds-moi. Ne dis-tu pas que c'est à partir d'une ligne deux fois plus longue qu'on obtient un espace deux fois plus grand? Je parle d'un espace comme celui-ci, non pas d'un espace qui soit long de ce côté-ci et court de ce côté-là, mais d'un espace égal dans tous les sens, comme celui-ci, seulement qui soit deux fois plus grand que ce premier carré et mesure huit pieds carrés. Eh bien, vois si tu penses encore que cet espace s'obtiendra à partir d'une ligne deux fois plus longue.
L'ESCLAVE - Oui, je le pense.
SOCRATE - Mais n'obtiendra-t-on pas la ligne que voici, double de la première, si nous y ajoutons une autre aussi longue?
L'ESCLAVE - Oui, tout à fait.
SOCRATE - Ce sera donc, dis-tu, à partir de cette nouvelle ligne, en construisant quatre côtés de même longueur, qu'on obtiendra un espace de huit pieds carrés, n'est-ce pas?
L'ESCLAVE - Oui.
SOCRATE - Donc à partir de cette ligne traçons quatre côtés égaux. N'aurait-on pas ainsi ce que tu prétends être le carré de huit pieds carrés?
L'ESCLAVE - Oui, tout à fait.
SOCRATE - Or, dans le carré obtenu, ne trouve-t-on pas là ces quatre espaces, dont chacun est égal à ce premier espace de quatre pieds carrés?
L'ESCLAVE - Oui.
SOCRATE - Dans ce cas quelle grandeur lui donner? ne fait-il pas quatre fois ce premier espace?
L'ESCLAVE - Bien sûr que oui.
SOCRATE - Or, une chose quatre fois plus grande qu'une autre en est-elle donc le double?
L'ESCLAVE - Non, par Zeus!
SOCRATE - Mais de combien de fois est-elle plus grande?
L'ESCLAVE - Elle est quatre fois plus grande!
SOCRATE - Donc, à partir d'une ligne deux fois plus grande, mon garçon, ce n'est pas un espace double que tu obtiens, mais un espace quatre fois plus grand.
L'ESCLAVE - Tu dis vrai.
SOCRATE - De fait, quatre fois quatre font seize, n'est-ce pas?
L'ESCLAVE - Oui.
SOCRATE - Alors à partir de quelle ligne obtient-on un espace de huit pieds carrés? N'est-il pas vrai qu'à partir de cette ligne-ci, on obtient un espace quatre fois plus grand?
L'ESCLAVE - Oui, je le reconnais.
SOCRATE - Et n'est-ce pas un quart d'espace qu'on obtient à partir de cette ligne-ci qui est la moitié de celle-là?
L'ESCLAVE - Oui.
SOCRATE - Bon. L'espace de huit pieds carrés n'est-il pas, d'une part, le double de cet espace-ci, et, d'autres part, la moitié de celui-là?
L'ESCLAVE - Oui.
SOCRATE - Mais ne se construira-t-il pas sur une ligne plus longue que ne l'est celle-ci, et plus petite que ne l'est celle-là? N'est-ce pas le cas?
L'ESCLAVE - C'est bien mon avis.
SOCRATE - Parfait. Et continue à répondre en disant ce que tu penses! Aussi, dis-moi, cette ligne-ci n'était-elle pas longue de deux pieds, tandis que celle-là en avait quatre?
L'ESCLAVE - Oui.
SOCRATE - Il faut donc que le côté d'un espace de huit pieds carrés soit plus grande que ce côté de deux pieds, mais plus petit que ce côté de quatre.
L'ESCLAVE - Il le faut.
SOCRATE - Alors essaie de dire quelle est sa longueur, d'après toi.
L'ESCLAVE - Trois pieds.
SOCRATE - En ce cas, s'il faut une ligne de trois pieds, nous ajouterons à cette première ligne sa moitié, et nous obtiendrons trois pieds. Nous aurons donc deux pieds et un autre pied. Et de ce côté-ci, c'est la même chose, deux pieds et un autre pied. Et voici que nous obtenons cet espace dont tu parlais.
L'ESCLAVE - Oui.
SOCRATE - Or si cet espace a trois pieds de ce côté et trois pieds ce cet autre côté, sa surface totale n'est-elle pas de trois fois trois pieds carrés?
L'ESCLAVE - Il semble.
SOCRATE - Mais trois fois trois pieds carrés, combien cela fait-il de pieds carrés?
L'ESCLAVE - Neuf.
SOCRATE - Et combien de pieds carrés l'espace double devait-il avoir?
L'ESCLAVE - Huit.
SOCRATE - Ce n'est donc pas non plus à partir de la ligne de trois pieds qu'on obtient l'espace de huit pieds carrés.
L'ESCLAVE - Certainement pas.
SOCRATE - Mais à partir de quelle ligne? Essaie de nous le dire avec exactitude. Et si tu préfères ne pas donner un chiffre, montre en tout cas à partir de quelle ligne on l'obtient.
L'ESCLAVE - Mais par Zeus, SOCRATE, je ne le sais pas.
SOCRATE - Tu peux te rendre compte encore une fois, Ménon du chemin que ce garçon a déjà parcouru dans l'acte de se remémorer. En effet, au début il ne savait certes pas quel est le côté d'un espace de huit pieds carrés - tout comme maintenant non plus il ne le sait pas encore -, mais malgré tout, il croyait bien qu'à ce moment-là il le savait, et c'est avec assurance qu'il répondait, en homme qui sait et sans penser éprouver le moindre embarras pour répondre; mais à présent le voilà qui considère désormais qu'il est dans l'embarras, et tandis qu'il ne sait pas, au moins ne croit-il pas non plus qu'il sait.
MÉNON - - Tu dis vrai.
SOCRATE - En ce cas n'est-il pas maintenant dans une meilleure situation à l'égard de la chose qu'il ne savait pas?
MÉNON - Oui, cela aussi, je le crois.
SOCRATE - Donc en l'amenant à éprouver de l'embarras et en le mettant, comme la raie-torpille, dans cet état de torpeur, lui avons-nous fait un tort?
MÉNON - Non, je ne crois pas.
SOCRATE - Si je ne me trompe, nous lui avons bien été utiles, semble-t-il, pour qu'il découvre ce qu'il en est. En effet, maintenant, il pourrait en fait, parce qu'il ne sait pas, se mettre à chercher avec plaisir, tandis que tout à l'heure, c'est avec facilité, devant beaucoup de gens et un bon nombre de fois, qu'il croyait s'exprimer correctement sur la duplication du carré en déclarant qu'il faut une ligne deux fois plus longue.
MÉNON - C'est probable.
SOCRATE - Or penses-tu qu'il entreprendrait de chercher ou d'apprendre ce qu'il croyait savoir et qu'il ne sait pas, avant d'avoir pris conscience de son ignorance, de se voir plongé dans l'embarras et d'avoir aussi conçu le désir de savoir?
MÉNON - Non, je ne crois pas, SOCRATE.
SOCRATE - En conséquence, le fait de l'avoir mis dans la torpeur lui a-t-il été profitable?
MÉNON - Oui, je crois.
SOCRATE - Examine donc ce que, en parlant de cet embarras, il va bel et bien découvrir en cherchant avec moi, moi qui ne fait que l'interroger sans rien lui enseigner. Surveille bien pour voir si tu me trouves d'une façon ou d'une autre en train de lui donner enseignement ou explication au lieu de l'interroger pour qu'il exprime ses opinions.
SOCRATE - Dis-moi donc, mon garçon, n'avons-nous pas là un espace de quatre pieds carrés? Comprends-tu?
L'ESCLAVE - Oui, je comprends.
SOCRATE - Pourrions-nous lui ajouter cet autre espace, qui lui est égal?
L'ESCLAVE - Oui.
SOCRATE - Et aussi ce troisième espace qui est égal à chacun des deux autres?
L'ESCLAVE - Oui.
SOCRATE - En ce cas, nous pourrions combler cet espace-ci dans le coin?
L'ESCLAVE - Oui, tout à fait.
SOCRATE - Les quatre espaces que voici, ne seraient-ils pas égaux?
L'ESCLAVE - Oui.
SOCRATE - Que se passe-t-il alors? Ce tout qu'ils forment, de combien de fois est-il plus grand que cet espace-ci?
L'ESCLAVE - Quatre fois plus grand.
SOCRATE - Mais il nous fallait obtenir un espace deux fois plus grand, ne t'en souviens-tu pas?
L'ESCLAVE - Oui, tout à fait.
SOCRATE - Or n'a-t-on pas ici une ligne qui va d'un coin à un autre coin et coupe en deux chacun de ces espaces?
L'ESCLAVE - Oui.
SOCRATE - Et n'avons-nous pas là quatre lignes, qui sont égales, et qui enferment cet espace-ci?
L'ESCLAVE - Oui, nous les avons.
SOCRATE - Eh bien, examine la question : quelle est la grandeur de cet espace?
L'ESCLAVE - Je ne comprends pas.
SOCRATE - Prenons ces quatre espaces qui sont là, chaque ligne ne divise-t-elle pas chacun d'eux, à l'intérieur, par la moitié? N'est-ce pas le cas?
L'ESCLAVE - Oui.
SOCRATE - Or combien de surfaces de cette dimension se trouvent dans ce carré-ci?
L'ESCLAVE - Quatre.
SOCRATE - Et combien dans ce premier espace?
L'ESCLAVE - Deux.
SOCRATE - Mais combien de fois deux font quatre?
L'ESCLAVE - Deux fois.
SOCRATE - Donc ce carré, combien a-t-il de pieds?
L'ESCLAVE - Huit pieds carrés.
SOCRATE - Sur quelle ligne est-il construit?
L'ESCLAVE - Sur celle-ci.
SOCRATE - Sur la ligne qu'on trace d'un coin à l'autre d'un carré de quatre pieds?
L'ESCLAVE - Oui.
SOCRATE - C'est justement la ligne à laquelle les savants donnent le nom de "diagonale". En sorte que, si cette ligne s'appelle bien "diagonale", ce serait à partir de la diagonale que, d'après ce que tu dis, esclave de Ménon, on obtiendrait l'espace double.
L'ESCLAVE - Oui, parfaitement, Socrate.
SOCRATE - Que t'en semble, Ménon? Y a-t-il une opinion que ce garçon ait donnée en réponse, qui ne vînt pas de lui?
MÉNON - Non, au contraire, tout venait de lui-même.
SOCRATE - Et pourtant il est vrai qu'il ne savait pas, comme nous le disions un peu plus tôt.
MÉNON - C'est la vérité.
SOCRATE - Mais ces opinions-là se trouvaient bien en lui, n'est-ce pas?
MÉNON - Oui.
SOCRATE - Chez l'homme qui ne sait pas, il y a donc des opinions vraies au sujet des choses qu'il ignore, opinions qui portent sur les choses que cet homme en fait ignore?
MÉNON - Apparemment.
SOCRATE - Et maintenant en tout cas ce sont bien ces opinions-là qui ont été, à la manière d'un rêve, suscités en lui; puis, s'il arrive qu'on l'interroge à plusieurs reprises sur les mêmes sujets, et de plusieurs façons, tu peux être certain qu'il finira par avoir sur ces sujets-là une connaissance aussi exacte que personne.
MÉNON - C'est vraisemblable.
SOCRATE - En ce cas, sans que personne ne lui ait donné d'enseignement, mais parce qu'on l'a interrogé, il en arrivera à connaître, ayant recouvré lui-même la connaissance en la tirant de son propre fonds.
MÉNON - Oui.
SOCRATE - Mais le fait de recouvrer en soi-même une connaissance, n'est-ce pas se la remémorer?
MÉNON - - Oui, parfaitement.
SOCRATE - Or la connaissance que ce garçon possède à présent, ne faut-il pas soit qu'il l'ait reçue à un moment donné soit qu'il l'ait possédée depuis toujours?
MÉNON - Si.
SOCRATE - En ce cas, si, d'un côté, il la possédait depuis toujours, c'est que depuis toujours aussi il savait. D'un autre côté, s'il l'a reçue à un moment donné, il ne l'aurait assurément pas reçue dans le cours de sa vie actuelle. Lui a-t-on enseigné la géométrie? Car c'est pour toute question de géométrie que ce garçon se ressouviendra pareillement, et même pour tous les autres objets d'étude. Y a-t-il donc quelqu'un qui lui ait tout enseigné? C'est bien à toi de le savoir, je pense, surtout puisqu'il est né dans ta maison et y a été élevé.
MÉNON - Mais je sais bien que personne ne lui a jamais rien enseigné.
SOCRATE - Or possède-t-il ces opinions-là, oui ou non?
MÉNON - Nécessairement, Socrate, c'est clair.
SOCRATE - Mais s'il ne les a pas reçues dans sa vie actuelle, n'est-il pas désormais évident qu'il les possédait en un autre temps, les ayant déjà apprises?
MÉNON - Apparemment.
SOCRATE - Or ce temps-là, n'est-ce pas bien sûr le temps où il n'était pas un être humain?
MÉNON - Si.
SOCRATE - Donc, si, durant tout le temps qu'il est un homme et tout le temps qu'il ne l'est pas, des opinions vraies doivent se trouver en lui, opinions qui, une fois réveillées par une interrogation, deviennent des connaissances, son âme ne les aura-t-elle pas apprises de tout temps? Car il est évident que la totalité du temps, c'est le temps où soit on est un être humain soit on ne l'est pas.
MÉNON - Apparemment.
SOCRATE - Donc, si la vérité des êtres est depuis toujours dans notre âme, l'âme doit être immortelle, en sorte que ce que tu te trouves ne pas savoir maintenant, c'est-à-dire ce dont tu ne te souviens pas, c'est avec assurance que tu dois t'efforcer de le chercher et de te le remémorer.
MÉNON - J'ai l'impression que tu as raison, Socrate, je ne sais comment.
SOCRATE - Sache que moi aussi, j'ai cette impression, Ménon. À vrai dire, il y a des points pour la défense desquels je ne m'acharnerais pas trop; mais, le fait que si nous jugeons nécessaire de chercher ce que nous ne savons pas, nous serons meilleurs, plus courageux, moins paresseux, que si nous considérions qu'il est impossible de le découvrir et qu'il n'est pas non plus nécessaire de le chercher, ce fait, pour le défendre, je me battrais avec la dernière énergie, aussi fort que j'en serais capable, et dans ce que je dis et dans ce que je fais!
MÉNON - Sur ce point encore, tu me donnes bien l'impression d'avoir raison, Socrate.
Platon, Ménon, 81e à 86d.
Trad. É. Chambry, GF, Paris.
Nous avons commencé à préciser la nature de la relation qui, selon Platon, unit qui «apprend» à qui aide à se «ressouvenir». Il importe à présent de nous y attarder plus longuement et pour ce faire d’introduire le concept de «maïeutique». Ce dernier étant associé à Socrate (vers 470-399) dans le corpus platonicien puis dans toute la tradition philosophique et pédagogique, rappelons brièvement quelques éléments qui seront utiles pour comprendre cette notion de maïeutique.
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Socrate, celui qui n’a rien écrit
La nature exacte des idées réellement défendues par le Socrate historique reste incertaine et ce «problème de Socrate» demeurera sans doute toujours ouvert. En se fondant sur quelques témoignages (ceux de Platon et de Xénophon en particulier) la tradition et la recherche ont malgré tout dressé le portrait plausible d’un Socrate dont les idées présentent, pour l’éducation, un intérêt tout particulier; c’est de ce Socrate-là dont il sera seul ici question.
Vraisemblablement né d'un père sculpteur et d'une mère sage-femme, celui-ci inscrit durablement dans l’histoire de la philosophie tant de thèmes destinés à y rester incontournables qu’on n’a cessé de voir depuis l’Antiquité, dans la vie et les idées de cet homme qui n’a pourtant rien écrit, un emblème de la philosophie occidentale et, en sa mort, une manière de tragique acte fondateur.
Un de ses amis ayant consulté la Pythie, l'Oracle de Delphes, et appris d’elle que Socrate serait le plus sage des hommes, celui-ci est très étonné de cette réponse : comment peut-il être le plus sage, lui qui ne sait rien? Comment peut-il être le plus sage, alors que tant de gens assurent savoir ou sont simplement engagés dans des activités qui supposent un savoir? Socrate va s'efforcer d'élucider cette énigme : le voici donc au milieu des hommes, sur la place publique, questionnant chacun sur ses activités ordinaires et quotidiennes et sur le savoir dont ils se réclament ou qu'elles présupposent. Cette méthode dialectique socratique, cette elenchos, cherche à produire des concepts : Socrate interroge ainsi le sculpteur sur la beauté, le militaire sur le courage, le sophiste sur la vertu et sur l'éducation, le politique sur la justice et ainsi de suite. Menés avec un art tout particulier de l'interrogation qui fait parfois appel à l'ironie, ces dialectiques, souvent aporétiques, sont destinés à éprouver une opinion et elles procèdent par induction en s’efforçant de dégager de l'examen de cas particuliers une définition universelle. En s’y adonnant, Socrate découvrira le sens de l'oracle : s’il est le plus sage, c’est parce qu'il sait qu'il ne sait rien : tandis que les autres croient savoir ce qu'ils ne savent pas.
Se rattache à cette pratique philosophique une série de thèmes qui appartiennent également au legs socratique : exigence du retour sur soi («Connais-toi toi même»), examen de sa propre vie («[…] une vie sans examen n'est pas une vie», Apologie, 38a) et recentrement sur l’être humain de l’activité philosophique jusqu’alors prioritairement centrée sur la nature. Mais ce sont sans aucun doute les trois célèbres thèses suivantes, attribuées à Socrate, qui sont pour l’éducation les plus lourdes de conséquences : unité de la vertu; identification de la vertu au savoir; paradoxe de la mal-ignorance («Nul n'est méchant volontairement »).
Ces thèses commandent d’abord une conception de l’éducation selon laquelle il n’y a pas à proprement parler de transfert d’information d’un maître supposé à un disciple présumé, mais bien une démarche par laquelle le disciple est invité à voir la vérité par et pour lui même en tournant son âme vers elle. Socrate peut ainsi légitimement affirmer : «Je n'ai jamais été le maître de personne» (Apologie, 33 a).
Elles engagent encore et surtout un intellectualisme radical qui ne fait aucun place à l’irrationnel dans l’âme et ne laisse plus, dès lors, pour seul horizon praticable à l’éducation, que le dialogue par lequel l’âme humaine peut se tourner vers la vérité et auquel absolument rien ne saurait se substituer.
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Dans le cadre des discussions auxquelles il convie ses contemporains, il arrive que Socrate finisse par «engourdir» ses interlocuteurs : cela se produit lorsque ceux-ci découvrent leur propre ignorance là où ils pensaient, parfois avec une belle assurance, détenir la vérité. Cet engourdissement doit à son tour se comprendre dans le cadre de cet art que pratique Socrate et qu’il appelle maïeutique — ce qui signifie «art de faire accoucher» puisqu’il rapproche son art de celui que pratiquait sa mère : elle accouchait les corps, son fils accouche les âmes et les met au monde.
L'extrait cité ci-après présente cette notion de maïeutique qui exercera une si grande influence en pédagogie en appelant à faire porter la démarche éducative non sur la mémorisation, mais sur la découverte et l'appropriation des savoirs. En ce sens, et si on fait abstraction de tout l’arrière plan de l’intellectualisme socratique, est au moins en partie fondée la filiation avec la pratique socratique dont ne cesseront de se réclamer divers théoriciens et praticiens de l’éducation, fondée du moins si l'on veut par là insister sur l'exigence qui est faite pour l'élève d'user de sa raison, dans un échange d'idées où il ne se contente pas de suivre passivement qui l'interroge mais est amené et aidé à trouver par lui-même. En cette acception, c’est bien en disciple de Socrate que Rousseau écrit: «Forcé d'apprendre de lui-même, il use de sa raison et non de celle d'autrui; car pour ne rien donner à l'opinion, il ne faut rien donner à l'autorité. »
Texte : La maïeutique
Socrate — En avant donc, toi qui, si brillamment, viens de tracer la route. Prends comme modèle ta réponse à la question des puissances, et, de même que tu as su comprendre leur pluralité sous l'unité d'une forme, efforce-toi d'appliquer, à la pluralité des sciences, une définition unique.
Théétète — Mais, sache-le bien, Socrate, maintes fois déjà j'ai entrepris cet examen, excité par tes questions, dont l'écho venait jusqu'à moi. Malheureusement je ne puis ni me satisfaire des réponses que je formule, ni trouver, en celles que j'entends formuler, l'exactitude que tu exiges, ni suprême ressource, me délivrer du tourment de savoir.
Socrate — C'est que tu ressens les douleurs, ô mon cher Théétète, douleurs non de vacuité, mais de plénitude.
Théétète — Je ne sais, Socrate; je ne fais que dire ce que j'éprouve.
Socrate — Or çà, ridicule garçon, n'as-tu pas oui dire que je suis fils d'une accoucheuse, qui fut des plus nobles et des plus imposantes, Phénarète?
Théétète — Je l'ai ouï dire.
Socrate — Et que j'exerce le même art, l'as-tu oui dire aussi?
Théétète — Aucunement.
Socrate — Sache-le donc bien, mais ne va pas me vendre aux autres. Ils sont, en effet, bien loin, mon ami, de penser que je possède cet art. Eux, qui point ne savent, ce n'est pas cela qu'ils disent de moi, mais bien que je suis tout à fait bizarre et ne crée dans les esprits que perplexités. As-tu ouï dire cela aussi?
Théétète — Oui donc.
Socrate — T'en dirai-je la cause?
Théétète — Je t'en prie absolument.
Socrate — Rappelle-toi toi tous les us et coutumes des accoucheuses, et tu saisiras plus facilement ce que je veux t'apprendre. Tu sais, en effet, j'imagine, qu'il n'en est point d'encore capable de concevoir et d'enfanter qui fasse ce métier d'accoucher les autres : seules le font celles qui ne peuvent plus enfanter.
Théétète — Parfaitement.
Socrate — L'auteur de cette loi est, dit-on, Artémis, qui, sans avoir jamais enfanté, reçut en partage le soin de présider aux enfantements. Aux stériles, elle n'a donc point donné puissance de délivreuses, car l'humaine nature a trop de faiblesse pour qu'on lui puisse donner un art là où elle n'a point expérience; mais, à celles que l'âge empêche d'enfanter, elle donna cette charge pour honorer, en elles, son image.
Théétète — C'est vraisemblable.
Socrate — N'est-il pas vraisemblable encore et nécessaire que discerner celles qui ont conçu de celles qui n'ont point conçu soit plutôt le fait des accoucheuses que des autres?
Théétète — Certainement.
Socrate — Les accoucheuses savent encore, n'est-ce pas, par leurs drogues et leurs incantations, éveiller les douleurs ou les apaiser à volonté, conduire à terme les couches difficiles et, s'il leur paraît bon de faire avorter le fruit non encore mûr, provoquer l'avortement?
Théétète — C'est exact.
Socrate — As-tu noté encore ce fait qu'elle sont les plus expertes des entremetteuses , parce qu'elles sont d'une extrême habileté à reconnaître quelle femme à quel homme se doit unir pour mettre au jour les enfants les mieux doués?
Théétète — J'ignorais cela totalement.
Socrate — Or sache bien qu'elles en sont plus fières encore que de savoir couper le cordon. Réfléchis en effet : est-ce ou non au même art qu'il appartient de soigner et recueillir les fruits de la terre et de connaître en quelle terre quel plant et quelle semence on doit jeter?
Théétète — Ce n'est certes qu'au même art.
Socrate — Mais, quand il s'agit de la femme, crois-tu, cher ami, qu'autre est l'art qui prépare l'ensemencement, autre celui qui recueille?
Théétète — Ce n'est pas vraisemblable.
Socrate — Aucunement vraisemblable. Mais parce qu'un commerce sans probité et sans art accouple hommes et femmes en ce qu'on appelle prostitution, une aversion pour l'art d'entremetteuses est venue aux personnes honorables que sont les accoucheuses : elles craignent, en effet, de choir dans le soupçon d'un tel commerce par la pratique de l'art. Et pourtant c'est bien aux véritables accoucheuses et à elles seules qu'il appartiendrait, je crois, de s'entremettre avec succès.
Théétète — Apparemment.
Socrate — Voilà donc jusqu'où va le rôle des accoucheuses; bien supérieure est ma fonction. Il ne se rencontre point, en effet, que les femmes parfois accouchent d'une vaine apparence et, d'autre fois, d'un fruit réel, et qu'on ait quelque peine à faire le discernement. Si cela se rencontrait, le plus gros et le plus beau du travail des accoucheuses serait de faire le départ de ce qui est réel et de ce qui ne l'est point. N'es-tu pas de cet avis?
Théétète — Si.
Socrate — Mon art de maïeutique a mêmes attributions générales que le leur. La différence est qu'il délivre les hommes et non les femmes et que c'est les âmes qu'il surveille en leur travail d'enfantement, non point les corps. Mais le plus grand privilège de l'art que, moi, je pratique est qu'il sait faire l'épreuve et discerner, en toute rigueur, si c'est apparence vaine et mensongère qu'enfante la réflexion du jeune homme, ou si c'est fruit de vie et de vérité. J'ai, en effet, même impuissance que les accoucheuses . Enfanter en sagesse n'est point en mon pouvoir, et le blâme dont plusieurs déjà m'ont fait opprobre, qu'aux autres posant questions je ne donne jamais mon avis personnel sur aucun sujet et que la cause en est dans le néant de ma propre sagesse, est blâme véridique. La vraie cause, la voici : accoucher les autres est contrainte que le dieu m'impose; procréer est puissance dont il m'a écarté. Je ne suis donc moi-même sage à aucun degré et je n'ai, par devers moi, nulle trouvaille qui le soit et que mon âme à moi ait d'elle-même enfantée. Mais ceux qui viennent à mon commerce, à leur premier abord, semblent, quelques-uns même totalement, ne rien savoir. Or tous, à mesure qu'avance leur commerce et pour autant que le dieu leur en accorde faveur, merveilleuse est l'allure dont ils progressent, à leur propre jugement comme à celui des autres. Le fait est pourtant clair qu'ils n'ont jamais rien appris de moi, et qu'eux seuls ont, dans leur propre sein, conçu cette richesse de beaux penseurs qu'ils découvrent et mettent au jour. De leur délivrance, par contre, le dieu et moi sommes les auteurs. Et voici qui le prouve. Plusieurs déjà l'on méconnu, ont cru à leur propre pouvoir et n'ont fait nul cas de moi. Ils se sont donc eux-mêmes persuadés ou laissé persuadé par d'autres de me quitter plus tôt qu'ils ne devaient : ils m'ont quitté et non seulement ont laissé avorter tous autres germes dans leurs méchantes fréquentations, mais encore, à ceux dont je les avais délivrés, n'ont donné que mauvais aliment, dont ceux-ci dépérirent, et, de mensonges et d'apparences vaines faisant plus de cas que du vrai, ils n'ont abouti qu'à prendre, à leurs propres yeux et aux jeux des autres, figure d'ignorants. De leur nombre fut Aristide, fils de Lysimaque, et beaucoup d'autres. Ils reviennent parfois implorer mon commerce et sont prodigues d'extravagances. Avec certains, la sagesse divine qui me visite m'interdit de renouer commerce; avec d'autres, elle me le permet, et ceux-ci recommencent à fructifier. Ce qu'éprouvent ceux qui me viennent fréquenter ressemble encore en cet autre point à ce qu'éprouvent les femmes en mal d'enfantement : ils ressentent les douleurs, ils sont remplis de perplexités qui les tourmentent au long des nuits et des jours beaucoup plus que ces femmes. Or, ces douleurs, mon art a la puissance de les éveiller et de les apaiser. Voilà donc, à leur état, quel traitement j'apporte. Mais il y en a, Théétète, de qui je juge qu'ils ne sont en gestation d'aucun fruit. Je connais alors qu'ils n'ont, de m, aucun besoin; en toute bienveillance je m'entremets pour eux et, grâce à Dieu, je conjecture très exactement de quelle fréquentation ils tireront profit. Il en est plusieurs que j'ai accouplés ainsi à Prodicus, plusieurs à d'autres hommes et sages et divins. Pourquoi, très cher, t'ai-je donné ces longs détails? Parce que je soupçonne, ce dont toi-même as l'aidée, que tu ressens les douleurs d'une gestation intime. Livre-toi donc à moi comme au fils d'une accoucheuse, lui-même accoucheur; efforce-toi de répondre à mes questions le plus exactement que tu pourras; et si, examinant quelqu'une de tes formules, j'estime y trouver apparence vaine et non point de vérité, et qu'alors je l'arrache et la rejette au loin, ne va pas entrer en cette fureur sauvage qui prend les jeunes accouchées menacées en leur premier enfant. C'est le cas de plusieurs déjà, ô merveilleux jeune homme, qui, envers moi, en sont venus à ce point de défiance qu'ils sont réellement prêts à mordre dès la première niaiserie que je leur enlève. Ils ne s'imaginent point que c'est par bienveillance que je le fais; ils sont trop loin de savoir qu'aucun dieu ne veut du mal aux hommes et que, moi de même, ce n'est point par malveillance que je les traite de la sorte, mais que donner assentiment au mensonge et masquer la clarté du vrai m'est interdit par toutes lois divines. Reprends donc la question à son début, Théétète : Essaie de dire en quoi consiste la science; et garde-toi bien d'alléguer que tu n'en es point capable, car, si Dieu le veut et te donne force d'homme, tu le seras, capable.
PLATON, Théétète, 148e-150e,
Traduction E. Chambry, GF, Paris.
L’héritage platonicien, on le voit, est immense et les vastes et profondes questions soulevées par le philosophe ne cesseront d’être reprises. Prenons un peu de recul afin de rappeler ces questions et les réponses que leur apporte Platon.
Le rationalisme platonicien est d’abord l’affirmation de la possibilité d’atteindre la connaissance et cet optimisme épistémologique se double de l’attribution d’une grande valeur à la connaissance ainsi que de la conviction qu’elle a une vertu moralisatrice et qu’elle est politiquement indispensable. La connaissance est encore ici pensée comme étant contemplative (et theôria, en grec, signifie justement contempler) et non pratique ou de l’ordre de la technique, de l’habileté ou du savoir-faire. Elle porte sur un ordre de réalité qui est un, immuable et éternel et non sur le monde sensible, qui est changeant et multiple. On y accède par une ascèse, un retour sur soi qui permet de se ressouvenir des Idées qui peuplent ce monde. Cette contemplation est ce que signifie apprendre et la transformation qu’elle opère en nous s’appelle l’éducation.
Chacun de ces thèses sera débattue, défendue ici et contestée.
Sur les plan épistémologique et métaphysique, le propre élève de Platon, Aristote, refusera le réalisme des idées et l’idéalisme de son maître et défendra un conceptualisme et un empirisme qui ne cesseront plus d’être en dialogue critique avec le réalisme des Idées, le rationalisme et l’innéisme. Platon lui-même formulera à l’endroit de sa théorie épistémologique de sévères critiques, la principale étant probablement cette dite du «troisième homme» (voir encadré).
La philosophie de l’esprit, elle aussi, ne cessera plus de questionner le dualisme platonicien.
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Le troisième homme
Dans un dialogue appartenant à la dernière partie de son parcours intellectuel, le Parménide, Platon formule un grave critique à l’endroit de la théorie des Idées. Un des arguments invoquées en sa faveur était que la multiplicité des êtres possédant une caractéristique (par exemple, la Beauté) l’avaient en commun, mais de manière changeante, imparfaite et contingente et sans qu’aucun d’eux ne soit cette caractéristique elle-même, parfaite, immuable, éternelle. Les choses que l’ont dit belles ont ainsi en commun d’être belles mais sans être la beauté elle-même. Platon postule donc l’Idée de Beauté, qui est ce qu’on imparfaitement en commun les choses belles. Mais l’Idée de Beauté est présumée posséder elle aussi la propriété d’être belle. Si la reconnaissance de l’unité d’une caractéristique (la beauté possédée en commun par, x, y, …n) a pu justifier de postuler l’Idée de Beauté, le fait que celle-ci ait cette propriété en commun avec tous les premiers ne contraint-il pas à un postuler une nouvelle Idée (c’est là le troisième homme); et, une fois celle-ci posée, une autre nouvelle Idée, pour expliquer ce qu’ont en commun cette nouvelle Idée et la classes des objets quelles unifiait? Nous voici, semble-t-il, dans un terrible cercle vicieux.
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Sur le plan de l’éducation, enfin, chacune des positions de Palton que nous avons examinées ici sera chaudement débattue. On contestera la place qu’il accorde aux savoirs et notamment aux savoirs propositionnels, allant parfois jusqu’à nier sinon toujours la possibilité même de la connaissance, du moins la valeur et la portée que les rationalistes comme Platon tendent à lui accorder; on contestera qu’il soit plausible de leur attribuer les vertus, notamment morales et politiques qu’il leur reconnaît, on refusera l’hyper-intellectualisme de sa vision de l’apprentissage, depuis son contenu jusqu’à ce qui est présumé motiver ceux qui apprennent; on jugera sévèrement le peu de place faite par Platon aux savoir-faire et à l’expérience dans la genèse et la justification de la connaissances; on récusera son élitisme.
Nous pourrons déjà le constater dans la prochaine section, consacrée à l’examen des positions épistémologiques modernes et de leurs retombées pour l’éducation.
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mercredi, mai 13, 2009
LANCEMENT
L'ouvrage de Marcel Sévigny: Et nous serions paresseux, est lancé demain, jeudi, 14 mai, de 17h à 19h au 2532, rue Centre (c'est à quelques pas du métro Charlevoix).
Je suis en cours jusqu'à 17 heures, mais si rien ne me tombe dessus après, je vais aller y faire un tour.
La très jolie couverture du livre se trouve ici.
Je suis en cours jusqu'à 17 heures, mais si rien ne me tombe dessus après, je vais aller y faire un tour.
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samedi, mai 09, 2009
INTRODUCTION À LA PHILOSOPHIE
Je me suis engagé à écrire une introduction à la philosophie pour le grand public. Elle doit obligatoirement comporter 10 chapitres, de 4000 mots chacun environ; le dixième chapitre doit exposer dix machins-trucs (à mon choix).
Voici ce que je pense faire i.e. les dix chapitres; entre [], je donne les noms des philosophes que je présenterai dans de courts encadrés; et mon dernier chapitre présentera dix expériences de pensée (j,en nomme dix ici, mais cette liste est provisoire).
Qu'en pensez-vous?
1. Introduction à l’étude de la philosophie [Aristote] (Ici :qu’est-ce que la philosophie? Pourquoi l’étudier? Survol minute de son histoire; de ses disciplines. Le plan de ce livre; le contenu des chapitres.)
2. De précieux outils méthodologiques [Russell]
(Définir; logique et rhétorique; induction, déduction, abduction; la théorie des types. Comment lire de la philo? Comme écrire en philo?)
3. L’épistémologie [Descartes, Hume, Kant]
4. La philosophie des sciences [Platon]
5. La philosophie de l’esprit [Wittgenstein]
6. L’éthique [Socrate, Sartre]; incluant la question du libre-arbitre
7. La philosophie sociale et politique [Locke, Marx, Rousseau]
8. La philosophie de la religion [St-Thomas d’Aquin], incluant le problème du mal
9. L’esthétique [Hegel]
10. Dix expériences de pensée
Lexique des notions philosophiques
À la fin de chaque chapitre :
Une section : En vos mots, où des questions invitent le lecteur à redire en ses mots ce qu’il a appris
Une section : À vous de jouer, où des questions l’invitent à prolonger la réflexion, à donner son avis, à prendre position
Une bibliographie commentée
Les expériences de pensée :
1. Le seau de Newton
2. Les boulets de Galilée
3. La coccinelle de Wittgenstein
4. La chambre chinoise de Searle
5. Le cerveau dans une cuve de Putnam
6. Achille et la Tortue
7. Les contre-factuels
8. Les jumeaux voyageurs
9. Le ciel noir d’Olbers
10. L’esclave de Nozick
Voici ce que je pense faire i.e. les dix chapitres; entre [], je donne les noms des philosophes que je présenterai dans de courts encadrés; et mon dernier chapitre présentera dix expériences de pensée (j,en nomme dix ici, mais cette liste est provisoire).
Qu'en pensez-vous?
1. Introduction à l’étude de la philosophie [Aristote] (Ici :qu’est-ce que la philosophie? Pourquoi l’étudier? Survol minute de son histoire; de ses disciplines. Le plan de ce livre; le contenu des chapitres.)
2. De précieux outils méthodologiques [Russell]
(Définir; logique et rhétorique; induction, déduction, abduction; la théorie des types. Comment lire de la philo? Comme écrire en philo?)
3. L’épistémologie [Descartes, Hume, Kant]
4. La philosophie des sciences [Platon]
5. La philosophie de l’esprit [Wittgenstein]
6. L’éthique [Socrate, Sartre]; incluant la question du libre-arbitre
7. La philosophie sociale et politique [Locke, Marx, Rousseau]
8. La philosophie de la religion [St-Thomas d’Aquin], incluant le problème du mal
9. L’esthétique [Hegel]
10. Dix expériences de pensée
Lexique des notions philosophiques
À la fin de chaque chapitre :
Une section : En vos mots, où des questions invitent le lecteur à redire en ses mots ce qu’il a appris
Une section : À vous de jouer, où des questions l’invitent à prolonger la réflexion, à donner son avis, à prendre position
Une bibliographie commentée
Les expériences de pensée :
1. Le seau de Newton
2. Les boulets de Galilée
3. La coccinelle de Wittgenstein
4. La chambre chinoise de Searle
5. Le cerveau dans une cuve de Putnam
6. Achille et la Tortue
7. Les contre-factuels
8. Les jumeaux voyageurs
9. Le ciel noir d’Olbers
10. L’esclave de Nozick
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vendredi, mai 08, 2009
ENTRETIEN AVEC DANIEL MERMET À PROPOS DE BERNAYS
On a repassé (hier, je pense) cet entretien avec Daniel Mermet sur Edward Bernays. C'est à l'émission Là-bas si j'y suis, qui passe en France.
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jeudi, mai 07, 2009
PHOQUES ET VÉGÉTARISME ÉTHIQUE
On reconnaît le niveau d'évolution d'un peuple à la manière dont il traite ses animaux.
Gandhi
La décision prise par l'Union européenne de fermer son marché aux produits du phoque suscite de vives réactions au Québec et au Canada. Toute cette affaire me donne une occasion de parler de ce végétarisme éthique qui a de riches assises philosophiques et dont la présence importante et significative dans l'opinion est somme toute récente — la preuve en étant que la majorité de nos arrière-arrière grands-parents n’auraient probablement pas fait grand cas de ces phoques qui émeuvent tant de gens aujourd'hui.
Cela s,explique notamment par le fait que la tradition occidentale,[ la tradition orientale demanderait à être exmainée à part et notamment les Jaïnisme] aussi bien philosophique que religieuse, a en effet tendu à considérer que les animaux avaient été créés pour l’usage et le bon plaisir des humains et à considérer que nous sommes si différents d’eux et eux de nous que nous n’avons pas à adopter envers les animaux les mêmes normes et manières de faire que nous adoptons envers les êtres humains. Voyez par exemple La Bible: «[…] dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre». (Genèse, I, 28). Descartes avec ses "animaux-machines" n'arrangera pas les choses.
(Je note ici au passage que la religion, qui était à la source de l’ancienne insensibilité envers les animaux, jouit aujourd’hui encore d’un statut particulier sur cette question : c’est ainsi que personne ou à peu près, même parmi les plus ardents militants pour les animaux, ne dénonce la boucherie Hallal des musulmans ou Chéhita des Juifs, où l’animal est égorgé et meurt au bout de son sang)
Dire que tout cela a bien changé serait un euphémisme et on est aujourd’hui à des lieus de ces idées d’hier. Pour une bonne part on doit ce changement à Darwin et à sa révolutionnaire idée qu’il n’y a pas de fossé infranchissable entre les animaux humains et les animaux non-humains — on parle d’ailleurs aujourd’hui plus volontiers en ces termes, ce qui est révélateur. Mais on doit aussi le drastique changement de mentalité aux utilitaristes du XIXe siècle, qui pensaient notamment que c’est sa capacité de souffrir qui devait être prise en compte pour décider ce qui pouvait être fait ou non à un être vivant.
Quoiqu’il en soit, vous le savez, on trouve dans la culture contemporaine mille traces d’une nouvelle sensibilité envers les animaux qui aurait bien étonné nos ancêtres. En vrac : la chasse (sportive ou autre) semble à plusieurs indéfendable; les zoos ont bien mauvaise réputation, tout comme les cirques, s’ils possèdent des animaux non-humains; leur utilisation comme sujets d’expérimentations semble problématique à bien des gens, plus encore s’il s’agit de vérifier la non-toxicité de cosmétiques ou de produits domestiques; porter un vison est une provocation; les combats de coqs ou autres répugnent à de nombreuses personnes qui voient même d’un très mauvais œil les courses de chevaux; quant à l’animal domestique courant, passe encore, mais certains suggèrent qu’il devrait être végétarien : il existe d’ailleurs de la nourriture végétarienne pour Toutou et Minou.
Nous y voilà. Car au cœur de cette nouvelle sensibilité, on trouve ce qu’on appelle le «végétarisme éthique». Pourquoi éthique? C’est que plusieurs raisons peuvent conduire à ne pas consommer de viande : des raisons de santé ou des raisons religieuses, notamment — les bouddhistes par exemple, ne mangent pas de viande par conviction religieuse. Le végétarisme éthique est celui qu’on adopte pour des raisons morales. Sa formulation explicite est récente et est principalement due à Peter Singer (né en 1946), un très influent philosophe utilitariste contemporain.
Il existe plusieurs formes de végétarisme éthique: certains ne mangent pas de viande, mais acceptent de manger du poisson; d’autres refusent tout produit animal, comme le lait, les œufs, ou le miel. Mais passons outre et voyons quelques arguments qu’invoquent ces végétariens éthiques.
Un argumentaire courant est utilitariste. Il consiste à rappeler que les animaux qu’on mange sont des êtres sensibles, capables de ressentir la douleur, et que si on place côte à côte le maigre plaisir gustatif qu’on tire de leur consommation et les incalculables souffrances causées par leur élevage en agriculture industrielle, on ne peut que conclure à la nécessité de devenir végétarien. Pour vous en convaincre, renseignez-vous sur l’élevage des poules, sur la provenance du lait de vache, sur celle du veau et du boeuf. Ça donne … la chair de poule.
Les utilitaristes ont développé un argument intéressant avec le concept de spécisme, qui est l’équivalent pour les espèces du racisme et du sexisme : le spéciste est en effet celui qui fait de la discrimination selon l’espèce. Refuser de prendre en compte la souffrance du cochon d’élevage, mais s’offusquer que l’on mange du chien en Chine, un animal comparable au premier du point de vue de sa capacité à souffrir et à ressentir, c’est être spéciste.
Maintenant, attention : si la douleur est ce qui compte dans l’évaluation morale d’une pratique et s’il faut éviter le spécisme, que dirons-nous du traitement à accorder aux personnes dans un coma profond et irréversible ou aux bébés nés acéphales? Supposons que leur capacité à ressentir n’est pas plus grande que celle du canard de tantôt : peut-on alors se livrer sur eux à des expériences qu’on s’autoriserait sur les canards? Vous devinez la terrible porte que l’analyse utilitariste vient d’ouvrir. Singer tient bon devant ces conséquences de ses analyses et il a fait récemment scandale en affirmant que si on est disposé à tenir pour justifiable une expérience particulière sur, disons, des singes macaques, on devrait ... la tenir pour également justifiable sur des animaux humains disposant d'un degré de conscience semblable au leur (qui ont des dommages irréversibles au cerveau, par exemple).
Si cette conclusion vous gêne et que vous vouliez concilier une sensibilité contemporaine à l’endroit des animaux et un certain privilège à l’espèce humaine, la perspective de Kant vous plaira peut-être. Selon lui, c’est en termes de devoirs qu’il faut penser et nous n’avons de devoirs directs qu’envers les animaux humains : envers les animaux non-humains, nos devoirs sont indirects et renvoient aux autres humains. Pour Kant, si je promets de m’occuper de ton chien, je dois le faire, mais à cause de mes devoirs envers toi. Selon Kant, dans le même sens, maltraiter les animaux non-humains, c’est entretenir un climat malsain pour les êtres humains parce qu’il insensibilise à la violence.
Il me semble au total que l’argumentaire de végétarisme éthique, sous une forme ou une autre, est solide. Je pense pour ma part qu’on devrait éviter de causer de la douleur aux animaux et éviter les produits qui découlent de pratiques qui leur en causent; je pense aussi que lorsque de la douleur est inévitable (quand par exemple des animaux sont indispensables pour des recherches nécessaires et souhaitables), on devrait viser à la minimiser; et je pense enfin qu’on devrait toujours utiliser des animaux situés le plus bas possible sur l’échelle de l’évolution et des systèmes nerveux.
Mais je sais aussi qu'il est difficile de vivre toujours selonc es principes et d'établir en pratique des lignes de conduite toujours claires et non ambiguës.
Gandhi
La décision prise par l'Union européenne de fermer son marché aux produits du phoque suscite de vives réactions au Québec et au Canada. Toute cette affaire me donne une occasion de parler de ce végétarisme éthique qui a de riches assises philosophiques et dont la présence importante et significative dans l'opinion est somme toute récente — la preuve en étant que la majorité de nos arrière-arrière grands-parents n’auraient probablement pas fait grand cas de ces phoques qui émeuvent tant de gens aujourd'hui.
Cela s,explique notamment par le fait que la tradition occidentale,[ la tradition orientale demanderait à être exmainée à part et notamment les Jaïnisme] aussi bien philosophique que religieuse, a en effet tendu à considérer que les animaux avaient été créés pour l’usage et le bon plaisir des humains et à considérer que nous sommes si différents d’eux et eux de nous que nous n’avons pas à adopter envers les animaux les mêmes normes et manières de faire que nous adoptons envers les êtres humains. Voyez par exemple La Bible: «[…] dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre». (Genèse, I, 28). Descartes avec ses "animaux-machines" n'arrangera pas les choses.
(Je note ici au passage que la religion, qui était à la source de l’ancienne insensibilité envers les animaux, jouit aujourd’hui encore d’un statut particulier sur cette question : c’est ainsi que personne ou à peu près, même parmi les plus ardents militants pour les animaux, ne dénonce la boucherie Hallal des musulmans ou Chéhita des Juifs, où l’animal est égorgé et meurt au bout de son sang)
Dire que tout cela a bien changé serait un euphémisme et on est aujourd’hui à des lieus de ces idées d’hier. Pour une bonne part on doit ce changement à Darwin et à sa révolutionnaire idée qu’il n’y a pas de fossé infranchissable entre les animaux humains et les animaux non-humains — on parle d’ailleurs aujourd’hui plus volontiers en ces termes, ce qui est révélateur. Mais on doit aussi le drastique changement de mentalité aux utilitaristes du XIXe siècle, qui pensaient notamment que c’est sa capacité de souffrir qui devait être prise en compte pour décider ce qui pouvait être fait ou non à un être vivant.
Quoiqu’il en soit, vous le savez, on trouve dans la culture contemporaine mille traces d’une nouvelle sensibilité envers les animaux qui aurait bien étonné nos ancêtres. En vrac : la chasse (sportive ou autre) semble à plusieurs indéfendable; les zoos ont bien mauvaise réputation, tout comme les cirques, s’ils possèdent des animaux non-humains; leur utilisation comme sujets d’expérimentations semble problématique à bien des gens, plus encore s’il s’agit de vérifier la non-toxicité de cosmétiques ou de produits domestiques; porter un vison est une provocation; les combats de coqs ou autres répugnent à de nombreuses personnes qui voient même d’un très mauvais œil les courses de chevaux; quant à l’animal domestique courant, passe encore, mais certains suggèrent qu’il devrait être végétarien : il existe d’ailleurs de la nourriture végétarienne pour Toutou et Minou.
Nous y voilà. Car au cœur de cette nouvelle sensibilité, on trouve ce qu’on appelle le «végétarisme éthique». Pourquoi éthique? C’est que plusieurs raisons peuvent conduire à ne pas consommer de viande : des raisons de santé ou des raisons religieuses, notamment — les bouddhistes par exemple, ne mangent pas de viande par conviction religieuse. Le végétarisme éthique est celui qu’on adopte pour des raisons morales. Sa formulation explicite est récente et est principalement due à Peter Singer (né en 1946), un très influent philosophe utilitariste contemporain.
Il existe plusieurs formes de végétarisme éthique: certains ne mangent pas de viande, mais acceptent de manger du poisson; d’autres refusent tout produit animal, comme le lait, les œufs, ou le miel. Mais passons outre et voyons quelques arguments qu’invoquent ces végétariens éthiques.
Un argumentaire courant est utilitariste. Il consiste à rappeler que les animaux qu’on mange sont des êtres sensibles, capables de ressentir la douleur, et que si on place côte à côte le maigre plaisir gustatif qu’on tire de leur consommation et les incalculables souffrances causées par leur élevage en agriculture industrielle, on ne peut que conclure à la nécessité de devenir végétarien. Pour vous en convaincre, renseignez-vous sur l’élevage des poules, sur la provenance du lait de vache, sur celle du veau et du boeuf. Ça donne … la chair de poule.
Les utilitaristes ont développé un argument intéressant avec le concept de spécisme, qui est l’équivalent pour les espèces du racisme et du sexisme : le spéciste est en effet celui qui fait de la discrimination selon l’espèce. Refuser de prendre en compte la souffrance du cochon d’élevage, mais s’offusquer que l’on mange du chien en Chine, un animal comparable au premier du point de vue de sa capacité à souffrir et à ressentir, c’est être spéciste.
Maintenant, attention : si la douleur est ce qui compte dans l’évaluation morale d’une pratique et s’il faut éviter le spécisme, que dirons-nous du traitement à accorder aux personnes dans un coma profond et irréversible ou aux bébés nés acéphales? Supposons que leur capacité à ressentir n’est pas plus grande que celle du canard de tantôt : peut-on alors se livrer sur eux à des expériences qu’on s’autoriserait sur les canards? Vous devinez la terrible porte que l’analyse utilitariste vient d’ouvrir. Singer tient bon devant ces conséquences de ses analyses et il a fait récemment scandale en affirmant que si on est disposé à tenir pour justifiable une expérience particulière sur, disons, des singes macaques, on devrait ... la tenir pour également justifiable sur des animaux humains disposant d'un degré de conscience semblable au leur (qui ont des dommages irréversibles au cerveau, par exemple).
Si cette conclusion vous gêne et que vous vouliez concilier une sensibilité contemporaine à l’endroit des animaux et un certain privilège à l’espèce humaine, la perspective de Kant vous plaira peut-être. Selon lui, c’est en termes de devoirs qu’il faut penser et nous n’avons de devoirs directs qu’envers les animaux humains : envers les animaux non-humains, nos devoirs sont indirects et renvoient aux autres humains. Pour Kant, si je promets de m’occuper de ton chien, je dois le faire, mais à cause de mes devoirs envers toi. Selon Kant, dans le même sens, maltraiter les animaux non-humains, c’est entretenir un climat malsain pour les êtres humains parce qu’il insensibilise à la violence.
Il me semble au total que l’argumentaire de végétarisme éthique, sous une forme ou une autre, est solide. Je pense pour ma part qu’on devrait éviter de causer de la douleur aux animaux et éviter les produits qui découlent de pratiques qui leur en causent; je pense aussi que lorsque de la douleur est inévitable (quand par exemple des animaux sont indispensables pour des recherches nécessaires et souhaitables), on devrait viser à la minimiser; et je pense enfin qu’on devrait toujours utiliser des animaux situés le plus bas possible sur l’échelle de l’évolution et des systèmes nerveux.
Mais je sais aussi qu'il est difficile de vivre toujours selonc es principes et d'établir en pratique des lignes de conduite toujours claires et non ambiguës.
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mercredi, mai 06, 2009
vendredi, mai 01, 2009
LE MASSACRE DU HAYMARKET(1886) ET LE PREMIER MAI
L'origine et la signification libertaires du premier mai sont désormais tombées dans l'oubli. Car le premier mai, c'est bien un événement majeur de l'histoire du mouvement ouvrier, mais plus particulièrement de l'anarchisme que nous commémorons - désormais sans en connaître l'origine.
Remontons le temps.
Nous sommes en 1886, à Chicago. Dans cette ville, comme dans tout le pays, le mouvement ouvrier est particulièrement riche, vivant, actif. À Chicago, comme dans bien d'autres municipalités, les anarchistes sont solidement implantés. Des quotidiens libertaires paraissent même dans les différentes langues des communautés immigrées. Le plus célèbre des quotidiens anarchistes de Chicago, le Arbeiter-Zeitung, tire en 1886 à plus de 25 000 exemplaires. Cette année-là, le mouvement ouvrier combat pour la journée de huit heures. Les anarchistes y sont engagés, mais avec leur habituelle lucidité: la journée de huit heures pour aujourd'hui, certes, mais sans perdre de vue que le véritable objectif à atteindre est l'abolition du salariat. Le mot d'ordre de grève générale du premier mai 1886 est abondamment suivi, et tout particulièrement à Chicago. Ce jour-là, August Spies, un militant bien connu de la Ville des Vents, est un des derniers à prendre la parole devant l'imposante foule des manifestants. Au moment où ceux-ci se dispersent, la démonstration, jusque là calme et pacifique, tourne au drame: 200 policiers font irruption et chargent les ouvriers. Il y aura un mort et des dizaines de blessés. Spies file au Arbeiter-Zeitung et rédige un appel à un rassemblement de protestation contre la violence policière. Elle se tient le 4 mai, au Haymarket Square de Chicago.
Cette fois encore, tout se déroule d'abord dans le calme. Spies prend la parole, ainsi que deux autres anarchistes, Albert Parsons et Samuel Fielden. Le maire de Chicago, Carter Harrison, assiste à la manifestation et, alors qu'elle s'achève, il est convaincu que rien ne va se passer. Il en avise donc le chef de police, l'inspecteur John Bonfield, et lui demande de renvoyer chez eux les policiers postés à proximité. Il est dix heures du soir. Il pleut abondamment. Fielden a terminé son discours, le dernier à l'ordre du jour. Les manifestants se dispersent, il n'en reste plus que quelques centaines dans le Haymarket Square. Soudain, 180 policiers surgissent et foncent vers la foule. Fielden proteste. Puis, venue d'on ne sait où, une bombe est lancée sur les policiers. Elle fait un mort et des dizaines de blessés. Les policiers ouvrent le feu sur la foule, tuant on ne saura jamais combien de personnes. Une chasse aux sorcières est lancée dans toute la ville. Les autorités sont furieuses. Il faut des coupables. Sept anarchistes sont arrêtés. Ce sont: August Spies, Samuel Fielden, Adolph Fischer, George Engel, Michael Schwab, Louis Lingg et Oscar Neebe. Un huitième nom s'ajoute quand Albert Parsons se livre à la police, persuadé qu'on ne pourra le condamner à quoi que ce soit puisqu'il est innocent, comme les autres. En fait, seuls trois des huit suspects étaient présents au Haymarket Square le soir de ce 4 mai fatal.
Le procès des huit s'ouvre le 21 juin 1886 à la cour criminelle de Cooke County. On ne peut et on ne pourra prouver qu'aucun d'entre eux ait lancé la bombe, ait eu des relations avec le responsable de cet acte ou l'ait même approuvé. D'emblée, une évidence s'impose pour tous: ce procès est moins celui de ces hommes-là que celui du mouvement ouvrier en général et de l'anarchisme en particulier. La sélection du jury tourne à la farce et finit par réunir des gens qui ont en commun leur haine des anarchistes. Y siège même un parent du policier tué. Le juge Gary ne s'y est pas plus trompé que le procureur Julius Grinnel qui déclare, dans ses instructions au jury: " Il n'y a qu'un pas de la République à l'anarchie. C'est la loi qui subit ici son procès en même temps que l'anarchisme. Ces huit hommes ont été choisis parce qu'ils sont des meneurs. Ils ne sont pas plus coupables que les milliers de personnes qui les suivent. Messieurs du jury: condamnez ces hommes, faites d'eux un exemple, faites-les pendre et vous sauverez nos institutions et notre société. C'est vous qui déciderez si nous allons faire ce pas vers l'anarchie, ou non."
Le 19 août, tous sont condamnés à mort, à l'exception d'Oscar Neebe qui écope de quinze ans de prison. Le procès a été à ce point ubuesque qu'un vaste mouvement de protestation internationale se déclenche. Il réussit à faire commuer en prison à vie les condamnations à mort de Schwab et Fielden. Lingg, pour sa part, se pend dans sa cellule. Le 11 novembre 1887 Parsons, Engel, Spies et Fischer sont pendus. Ce sont eux que l'histoire évoque en parlant des martyrs du Haymarket. Plus de un demi-million de personnes se pressent à leurs funérailles. C'est pour ne pas oublier cette histoire qu'il sera convenu de faire du premier mai un jour de commémoration. Neebe, Schwab et Fielden seront libérés officiellement le 26 juin 1893, leur innocence étant reconnue ainsi que le fait qu'ils ont été les victimes d'une campagne d'hystérie et d'un procès biaisé et partial. Ce qui reste clair cependant, ce sont les intentions de ceux qui condamnèrent les martyrs de Chicago: briser le mouvement ouvrier et tuer le mouvement anarchiste aux États-Unis. Le jour même où avait été annoncée la condamnation à mort des quatre anarchistes, on avait communiqué aux ouvriers des abattoirs de Chicago qu'à partir du lundi suivant, ils devraient à nouveau travailler dix heures par jour.
Reste une question irrésolue jusqu'à ce jour: qui a lancé cette bombe? De nombreuses hypothèses ont été avancées, à commencer par celle accusant un policier travaillant pour Bonfield..
Extrait de : BAILLARGEON, Normand, L'ordre moins le pouvoir, Agone et Lux. Nombreuses rééditions.
Remontons le temps.
Nous sommes en 1886, à Chicago. Dans cette ville, comme dans tout le pays, le mouvement ouvrier est particulièrement riche, vivant, actif. À Chicago, comme dans bien d'autres municipalités, les anarchistes sont solidement implantés. Des quotidiens libertaires paraissent même dans les différentes langues des communautés immigrées. Le plus célèbre des quotidiens anarchistes de Chicago, le Arbeiter-Zeitung, tire en 1886 à plus de 25 000 exemplaires. Cette année-là, le mouvement ouvrier combat pour la journée de huit heures. Les anarchistes y sont engagés, mais avec leur habituelle lucidité: la journée de huit heures pour aujourd'hui, certes, mais sans perdre de vue que le véritable objectif à atteindre est l'abolition du salariat. Le mot d'ordre de grève générale du premier mai 1886 est abondamment suivi, et tout particulièrement à Chicago. Ce jour-là, August Spies, un militant bien connu de la Ville des Vents, est un des derniers à prendre la parole devant l'imposante foule des manifestants. Au moment où ceux-ci se dispersent, la démonstration, jusque là calme et pacifique, tourne au drame: 200 policiers font irruption et chargent les ouvriers. Il y aura un mort et des dizaines de blessés. Spies file au Arbeiter-Zeitung et rédige un appel à un rassemblement de protestation contre la violence policière. Elle se tient le 4 mai, au Haymarket Square de Chicago.
Cette fois encore, tout se déroule d'abord dans le calme. Spies prend la parole, ainsi que deux autres anarchistes, Albert Parsons et Samuel Fielden. Le maire de Chicago, Carter Harrison, assiste à la manifestation et, alors qu'elle s'achève, il est convaincu que rien ne va se passer. Il en avise donc le chef de police, l'inspecteur John Bonfield, et lui demande de renvoyer chez eux les policiers postés à proximité. Il est dix heures du soir. Il pleut abondamment. Fielden a terminé son discours, le dernier à l'ordre du jour. Les manifestants se dispersent, il n'en reste plus que quelques centaines dans le Haymarket Square. Soudain, 180 policiers surgissent et foncent vers la foule. Fielden proteste. Puis, venue d'on ne sait où, une bombe est lancée sur les policiers. Elle fait un mort et des dizaines de blessés. Les policiers ouvrent le feu sur la foule, tuant on ne saura jamais combien de personnes. Une chasse aux sorcières est lancée dans toute la ville. Les autorités sont furieuses. Il faut des coupables. Sept anarchistes sont arrêtés. Ce sont: August Spies, Samuel Fielden, Adolph Fischer, George Engel, Michael Schwab, Louis Lingg et Oscar Neebe. Un huitième nom s'ajoute quand Albert Parsons se livre à la police, persuadé qu'on ne pourra le condamner à quoi que ce soit puisqu'il est innocent, comme les autres. En fait, seuls trois des huit suspects étaient présents au Haymarket Square le soir de ce 4 mai fatal.
Le procès des huit s'ouvre le 21 juin 1886 à la cour criminelle de Cooke County. On ne peut et on ne pourra prouver qu'aucun d'entre eux ait lancé la bombe, ait eu des relations avec le responsable de cet acte ou l'ait même approuvé. D'emblée, une évidence s'impose pour tous: ce procès est moins celui de ces hommes-là que celui du mouvement ouvrier en général et de l'anarchisme en particulier. La sélection du jury tourne à la farce et finit par réunir des gens qui ont en commun leur haine des anarchistes. Y siège même un parent du policier tué. Le juge Gary ne s'y est pas plus trompé que le procureur Julius Grinnel qui déclare, dans ses instructions au jury: " Il n'y a qu'un pas de la République à l'anarchie. C'est la loi qui subit ici son procès en même temps que l'anarchisme. Ces huit hommes ont été choisis parce qu'ils sont des meneurs. Ils ne sont pas plus coupables que les milliers de personnes qui les suivent. Messieurs du jury: condamnez ces hommes, faites d'eux un exemple, faites-les pendre et vous sauverez nos institutions et notre société. C'est vous qui déciderez si nous allons faire ce pas vers l'anarchie, ou non."
Le 19 août, tous sont condamnés à mort, à l'exception d'Oscar Neebe qui écope de quinze ans de prison. Le procès a été à ce point ubuesque qu'un vaste mouvement de protestation internationale se déclenche. Il réussit à faire commuer en prison à vie les condamnations à mort de Schwab et Fielden. Lingg, pour sa part, se pend dans sa cellule. Le 11 novembre 1887 Parsons, Engel, Spies et Fischer sont pendus. Ce sont eux que l'histoire évoque en parlant des martyrs du Haymarket. Plus de un demi-million de personnes se pressent à leurs funérailles. C'est pour ne pas oublier cette histoire qu'il sera convenu de faire du premier mai un jour de commémoration. Neebe, Schwab et Fielden seront libérés officiellement le 26 juin 1893, leur innocence étant reconnue ainsi que le fait qu'ils ont été les victimes d'une campagne d'hystérie et d'un procès biaisé et partial. Ce qui reste clair cependant, ce sont les intentions de ceux qui condamnèrent les martyrs de Chicago: briser le mouvement ouvrier et tuer le mouvement anarchiste aux États-Unis. Le jour même où avait été annoncée la condamnation à mort des quatre anarchistes, on avait communiqué aux ouvriers des abattoirs de Chicago qu'à partir du lundi suivant, ils devraient à nouveau travailler dix heures par jour.
Reste une question irrésolue jusqu'à ce jour: qui a lancé cette bombe? De nombreuses hypothèses ont été avancées, à commencer par celle accusant un policier travaillant pour Bonfield..
Extrait de : BAILLARGEON, Normand, L'ordre moins le pouvoir, Agone et Lux. Nombreuses rééditions.
Libellés :
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