Voici donc trois critiques particulièrement redoutables qui ont été adressées à la théorie kantienne.
Ne tenir aucun compte des conséquences?
Une première objection est que le refus obstiné de prendre en compte les conséquences d’un acte pour juger de sa valeur morale conduit à des conclusions qui semblent aberrantes et profondément contre intuitives. On le verra avec l’exemple suivant.
Imaginez que vous êtes tranquillement assis chez vous un soir lorsqu’on sonne à la porte. Vous ouvrez. C’est un inconnu terrifié qui se tient devant vous. Il vous dit son nom (Johnny Matraque) et vous informe qu’il est poursuivi par des gens qui veulent le tuer. Il vous implore de le cacher. Vous le laissez entrer et le mettez à l’abri dans une pièce fermée. On sonne de nouveau à la porte. Vous allez ouvrir. Cette fois, ce sont manifestement ses poursuivants qui se tiennent devant vous. L’un d’eux vous demande simplement: «Johnny Matraque est-il ici ?» Que devez-vous faire?
La réponse kantienne est que l’obligation de ne pas mentir étant un impératif catégorique qui ne souffre pas d’exception, vous devez répondre : «Oui».
Ce cas imaginaire a justement été soulevé contre le système de Kant. Dans le débat qui s’est alors engagé, celui-ci a notoirement maintenu son point de vue, en arguant par exemple qu’on devrait répondre : «oui», mais refuser de céder l’entrée de la maison; ou en rappelant que si on répond : «non», les poursuivants reprendront leur route et trouveront peut-être l’étranger dans la ruelle qui cherchait à fuir par la fenêtre, lequel mourra donc par votre mensonge!
Mais il paraît difficile de ne pas concéder que le sens commun, dans ce cas comme dans bien d’autres similaires, ferait une place aux conséquences d’un acte pour évaluer ce qu’il convient de faire.
Vacuité et formalisme
La situation hypothétique que nous venons d’évoquer permet d’introduire une deuxième critique à l’endroit de la morale kantienne : celle-ci serait finalement vide.
L’idée est ici que, préoccupé seulement de la forme ou de la structure de la moralité (son universalité et son caractère impersonnel, notamment), le système de Kant nous laisse tomber dès qu’il s’agit d’en préciser le contenu et notamment de décider entre deux avenues d’action également acceptables dans ce système, mais incompatibles. Précisons cela. «On ne doit jamais mentir» a été invoqué plus haut pour refuser de répondre : «Non» à la question du poursuivant. Mais il aurait été possible, semble-t-il, d’invoquer la maxime : «On ne doit jamais faire de mal à un innocent», pour justifier de répondre : «Non». Bref : l’idée qu’il y a des règles morales absolues conduit à ne plus savoir quoi faire en pratique lorsque certaines de ces règles entrent, ou du moins semblent entrer, en conflit l’une avec l’autre.
Et les émotions, là-dedans?
On a également reproché à Kant, et ce sera notre troisième et dernière critique, son hyper-rationalisme froid, qui confinerait la moralité aux strictes bornes de la raison, sans faire de place ni à la personnalité, ni aux émotions.
Or — du moins cela semble à plusieurs personnes une évidence — des émotions comme la compassion, la pitié, la sympathie ont bel et bien une place à jouer à la fois dans la moralité et dans la formation d’une personne qui agit moralement.
Après tout, si je donne des sous à un mendiant, il se peut certes que ce soit par devoir, mais il se peut aussi que mon geste soit motivé par une certaine compassion. Bien des gens maintiendraient donc non seulement que ce sentiment peut parfaitement inciter à agir moralement, mais aussi que la capacité à ressentir cette compassion est un élément central et incontournable de la formation d’une personne morale.
***
Si on accepte cela, on pourra être séduit par la réflexion d’Aristote sur l’éthique.
Les analyses de ce philosophe sont très anciennes, mais elles n’ont jamais complètement été oubliées et elles connaissent même depuis quelques décennies un net regain de popularité. En fait, avec la position conséquentialiste des utilitaristes et celle de la morale déontologique kantienne, que nous avons toutes deux discutées, la position d’Aristote, appelée arététique ou éthique de la vertu, constitue la troisième grande voie traditionnelle en matière d’éthique.
Je présenterai ces idées la prochaine fois.
vendredi, juillet 18, 2008
lundi, juillet 14, 2008
UN IMMENSE PÉRIL : L’ENDOCTRINEMENT
[Un nouveau programme d'Éthique et culture religieuse sera mis en place au Québec à la rentrée et j'ai fait partie de ses opposants . Je publierai sans doute ici même un texte ou deux sur le sujet , histoire pour rappeler les raisons de mon opposition. Mais, pour le moment, ce programme a servi de prétexte au texte qui suit et qui porte sur le concept d'endoctrinement, concept central en éducation mais qui est étrangement négligé par le s «sciences» de l'éducation. Il paraîtra à la rentrée dans Vivre le primaire.]
***
Avec l’implantation, à la rentrée, du nouveau programme d’Éthique et de culture religieuse, on peut penser — et espérer — qu’un grand oublié de la réflexion sur l’éducation va refaire son apparition : le concept d’endoctrinement.
Un concept étrangement absent de nos débats
Le sujet même de ce programme (qui va notamment toucher aux valeurs, à la moralité et à la religion) joint au fait qu’il va être enseigné à de jeunes enfants, tout cela va certainement inciter des enseignantes et enseignants à sérieusement réfléchir sur la question de l’endoctrinement, en se demandant jusqu’où ils peuvent — et devraient — aller en traitant en classe de tel ou tel sujet.
Il faut se réjouir que soit ravivé l’intérêt pour une question aussi centrale pour l’éducation. Mais la question de l’endoctrinement ne se pose pas qu’en matière d’éthique et de religion et elle peut apparaître partout en éducation, tout particulièrement sous la forme d’endoctrinement politique.
En ce sens, il est étonnant que le concept ait été si peu présent — voire entièrement absent — dans nos récents débats et discussions sur l’éducation. Pourtant, entre mille exemples, qu’il se soit agi de la prétention de certains d’enseigner la souveraineté à l’école, des ambitions des autres d’y vanter les mérites des producteurs de porcs ou encore de la volonté de former par l’école de «bons»citoyens, les occasions de s’inquiéter de possibles dérives endoctrinaires n’ont pas manqué au cours de dernières années. Mais il n’en a rien été.
La philosophie analytique de l’éducation
Il existe pourtant, et heureusement pour nous, un récent, riche et extrêmement stimulant courant de philosophie de l’éducation qui s’est penché avec beaucoup d’attention sur le concept d’endoctrinement. Ce courant est celui de la philosophie analytique de l’éducation; mais il demeure, hélas, bien peu connu dans le monde francophone.
Ce courant de pensée a émergé à partir des années soixante dans les pays anglo-saxons et il s’est justement donné pour tâche de clarifier les principaux concepts qui balisent le champ de l’éducation — par exemple ceux d’enseignement, d’apprentissage, de découverte, d’autonomie, de savoir, de créativité, d’évaluation, de rationalité et de nombreux autres, parmi lesquels, bien entendu, le concept d’endoctrinement.
D’emblée, le mot ‘endoctrinement’ nous apparaît comme péjoratif et désigner une pratique pédagogique condamnable, qui est en somme le contraire de l’éducation : bref, quelque chose que toute enseignante ou enseignant voudra éviter.
C’est que si l’éducation doit ouvrir l’esprit et permettre à chacun de juger de manière autonome, la personne endoctrinée — on pense souvent ici à quelqu’un qui serait membre d’une secte, à une victime de la propagande politique ou encore à un fanatique religieux — est celle dont l’esprit est fermé sur certaines propositions tenues pour absolument vraies et qui ne peut envisager qu’elles soient fausses ou douteuses, quels que soient les arguments ou les faits qu’on lui présente. Ceci, notez-le, est bien différent du fait d’avoir des convictions, même fortes ou passionnées. La personne endoctrinée n’a pas de convictions : ce sont ses convictions qui la possèdent.
Mais si un tel esprit fermé est bien le résultat de l’endoctrinement, ce critère ne peut suffire à définir ce qu’est l’endoctrinement. C’est qu’un enseignement pourrait tout à fait endoctriner — et être en ce sens condamnable — même s’il ne parvenait pas à produire un esprit fermé.
Que faut-il donc entendre plus précisément par endoctrinement? Comment reconnaître un cas d’endoctrinement? Quelles sont les conditions nécessaires et suffisantes pour qu’on puisse parle d’endoctrinement?
Voici quelques réponses à ces questions qui ont été discutées par les philosophes analytiques de l’éducation : elle seront suivies d’une définition empruntée à l’un d’eux et qui me semble une crédible et fort utile synthèse de ces travaux.
Une définition du concept d’endoctrinement
Certains, reconnaissant que pour qu’il y ait endoctrinement il n’est pas nécessaire que le résultat d’un esprit fermé soit atteint, ont suggéré qu’il faut cependant nécessairement que l’intention de fermer l’esprit soit présente chez l’enseignante ou l’enseignant. En ce sens, un enseignement endoctrinerait s’il se propose de fermer l’esprit, qu’il y parvienne ou non.
Mais ce critère, à lui seul, ne peut convenir, comme on n’a pas tardé à le montrer. C’est qu’il est bien des cas où un enseignant se propose de fermer l’esprit sur une proposition sans qu’on puisse parler d’endoctrinement. Vouloir que des enfants ne doutent pas que 2 et 2 font quatre, que la deuxième guerre Mondiale a eu lieu entre 1939 et 1945, que John Dewey était américain, que le mélange de tel et tel éléments provoque une dangereuse explosion et ainsi de suite, n’est certainement pas endoctriner.
Il semble donc qu’un autre critère soit nécessaire et que la seule intention de fermer l’esprit laisse échapper quelque chose d’important qui distingue l’enseignement de l’endoctrinement.
Devant cette difficulté, certains ont été tentés de définir l’endoctrinement par le contenu de ce qui est transmis quand on endoctrine.
Ceux-là invoquent volontiers le mot endoctrinement lui-même à l’appui de cette idée, puisqu’il nous rappelle que c’est d’un contenu particulier qu’il s’agit quand on endoctrine, à savoir des doctrines, justement.
Selon ce point de vue, vouloir fermer l’esprit sur des propositions qui sont vraies et publiquement démontrables n’est pas endoctriner puisque de telles propositions ne constituent pas des doctrines. Par contre, quand c’est sur des propositions qui sont éminemment discutables et dont la vérité ou la fausseté n'est pas publiquement démontrable, ce que sont des doctrines, que l’on veut fermer l'esprit, alors on endoctrine.
Les propositions politiques ou religieuses sont des exemples typiques de telles propositions : ce sont des doctrines et elles sont le type de contenu à propos duquel il y a risque d'endoctriner. Notez qu’il est possible d’endoctriner dans n’importe quel domaine, par exemple en mathématiques, qui sont l’archétype du savoir publiquement démontrable: certes pas en enseignant la multiplication, mais, disons, en transmettant la doctrine selon laquelle les objets mathématiques prouvent telle ou telle assertion métaphysique ou religieuse.
Cette proposition de définir l’endoctrinement par le type de contenu qui est transmis a de grands mérites. Mais elle a aussi ses défauts.
D’abord, si la distinction entre savoir publiquement démontrable et doctrine est claire et indiscutable dans les cas extrêmes (disons : les lois de physique à un extrême et l’existence de Dieu à l’autre), il reste des zones d’ombres qui la rendent en pratique moins facile à utiliser qu'on pourrait le croire.
Mais surtout, dans bien des domaines qui sont légitimement inclus dans le curriculum, il est souhaitable et même nécessaire de parler de doctrines. C’est le cas en littérature, en philosophie, en pédagogie, en histoire et dans bien d’autres disciplines. Or il est possible de le faire sans endoctriner : un bon enseignant saura ainsi parler, pour m’en tenir à un exemple, des idées pédagogiques de John Dewey mais le faire sans endoctriner ses élèves.
Il manque donc quelque chose à notre saisie du concept d’endoctrinement. Ce qui manque, ce sont les moyens, la manière dont la personne qui endoctrine traite de ces contenus sur lesquels elle a l'intention de fermer des esprits. Elle le fait en utilisant des moyens autres que l’appel à la raison : par exemple, elle cache des informations, néglige de rappeler le caractère polémique ou contesté des idées qu’elle présente, fait preuve de partialité; plutôt que de simplement informer, elle tente de séduire par divers moyens; dans le cas des sectes, elle mise sur un affaiblissement de la capacité à penser de manière critique de ses victimes, typiquement en les privant de nourriture ou de sommeil; et bien d’autres manières encore, allant tous au-delà de ce que la raison et la rationalité permettraient pour faire connaître une proposition.
C’est donc aussi par ces méthodes et moyens que se caractérise l’endoctrinement, même si, cette fois encore, ce critère ne permet pas, à lui seul, de le définir — sinon, il faudrait dire qu’à chaque fois qu’on menace de punition un enfant de traverser la rue en le retenant, on serait en train d’endoctriner!
Après avoir expliqué ce qui caractérise une persone endoctrinée et donc le résultat de l’endoctrinement (un esprit fermé) on a pour le définir invoqué tour à tour l’intention, le contenu et la méthode. Nous avons conclu qu’ils étaient bien des composantes de l’endoctrinement, mais aussi qu’on ne pouvait le définir par un seul de ces critères à l’exclusion des autres.
Robin Barrow, dont je me suis inspiré ici pour résumer ces travaux, propose donc une définition qui combine tous ces critères, une définition que je trouve fort éclairante. La voici: «Endoctriner, c’est utiliser des moyens non rationnels dans le but d’établir une adhésion inconditionnelle quant à la vérité de certaines assertions indémontrables et cela avec l’intention que les personnes à qui l’on s’adresse s’y tiennent fermement .»
Voilà donc la balise que les enseignants et enseignants, non seulement du nouveau programme d’éthique et de culture religieuse, mais de tous les programmes, devraient avoir en tête et qui leur indique ce qu’ils et elles doivent à tout prix éviter afin de respecter l’autonomie rationnelles des enfants qui leur sont confiés. Afin, dirait Emmanuel Kant, de leur donner le respect qui leur est dû en tant que personnes et de les traiter toujours comme une fin, jamais comme un moyen.
Car en bout de piste, c’est bien le fait de traiter les enfants comme des moyens au service d’une cause qui rend l’endoctrinement aussi détestable et qui en fait, au sens fort, de l’anti-éducation.
Pour en savoir plus
La littérature sur le sujet est essentiellement parue en langue anglaise, au sein de la tradition de la philosophie analytique de l’éducation.
Certains des textes classiques sont réunis dans:
SNOOK, I. A. (éd.) Concepts of Indoctrination. Philosophical Essays, International Library of the Philosophy of Education, Routledge and Kegan Paul, London and Boston, 1972.
***
Avec l’implantation, à la rentrée, du nouveau programme d’Éthique et de culture religieuse, on peut penser — et espérer — qu’un grand oublié de la réflexion sur l’éducation va refaire son apparition : le concept d’endoctrinement.
Un concept étrangement absent de nos débats
Le sujet même de ce programme (qui va notamment toucher aux valeurs, à la moralité et à la religion) joint au fait qu’il va être enseigné à de jeunes enfants, tout cela va certainement inciter des enseignantes et enseignants à sérieusement réfléchir sur la question de l’endoctrinement, en se demandant jusqu’où ils peuvent — et devraient — aller en traitant en classe de tel ou tel sujet.
Il faut se réjouir que soit ravivé l’intérêt pour une question aussi centrale pour l’éducation. Mais la question de l’endoctrinement ne se pose pas qu’en matière d’éthique et de religion et elle peut apparaître partout en éducation, tout particulièrement sous la forme d’endoctrinement politique.
En ce sens, il est étonnant que le concept ait été si peu présent — voire entièrement absent — dans nos récents débats et discussions sur l’éducation. Pourtant, entre mille exemples, qu’il se soit agi de la prétention de certains d’enseigner la souveraineté à l’école, des ambitions des autres d’y vanter les mérites des producteurs de porcs ou encore de la volonté de former par l’école de «bons»citoyens, les occasions de s’inquiéter de possibles dérives endoctrinaires n’ont pas manqué au cours de dernières années. Mais il n’en a rien été.
La philosophie analytique de l’éducation
Il existe pourtant, et heureusement pour nous, un récent, riche et extrêmement stimulant courant de philosophie de l’éducation qui s’est penché avec beaucoup d’attention sur le concept d’endoctrinement. Ce courant est celui de la philosophie analytique de l’éducation; mais il demeure, hélas, bien peu connu dans le monde francophone.
Ce courant de pensée a émergé à partir des années soixante dans les pays anglo-saxons et il s’est justement donné pour tâche de clarifier les principaux concepts qui balisent le champ de l’éducation — par exemple ceux d’enseignement, d’apprentissage, de découverte, d’autonomie, de savoir, de créativité, d’évaluation, de rationalité et de nombreux autres, parmi lesquels, bien entendu, le concept d’endoctrinement.
D’emblée, le mot ‘endoctrinement’ nous apparaît comme péjoratif et désigner une pratique pédagogique condamnable, qui est en somme le contraire de l’éducation : bref, quelque chose que toute enseignante ou enseignant voudra éviter.
C’est que si l’éducation doit ouvrir l’esprit et permettre à chacun de juger de manière autonome, la personne endoctrinée — on pense souvent ici à quelqu’un qui serait membre d’une secte, à une victime de la propagande politique ou encore à un fanatique religieux — est celle dont l’esprit est fermé sur certaines propositions tenues pour absolument vraies et qui ne peut envisager qu’elles soient fausses ou douteuses, quels que soient les arguments ou les faits qu’on lui présente. Ceci, notez-le, est bien différent du fait d’avoir des convictions, même fortes ou passionnées. La personne endoctrinée n’a pas de convictions : ce sont ses convictions qui la possèdent.
Mais si un tel esprit fermé est bien le résultat de l’endoctrinement, ce critère ne peut suffire à définir ce qu’est l’endoctrinement. C’est qu’un enseignement pourrait tout à fait endoctriner — et être en ce sens condamnable — même s’il ne parvenait pas à produire un esprit fermé.
Que faut-il donc entendre plus précisément par endoctrinement? Comment reconnaître un cas d’endoctrinement? Quelles sont les conditions nécessaires et suffisantes pour qu’on puisse parle d’endoctrinement?
Voici quelques réponses à ces questions qui ont été discutées par les philosophes analytiques de l’éducation : elle seront suivies d’une définition empruntée à l’un d’eux et qui me semble une crédible et fort utile synthèse de ces travaux.
Une définition du concept d’endoctrinement
Certains, reconnaissant que pour qu’il y ait endoctrinement il n’est pas nécessaire que le résultat d’un esprit fermé soit atteint, ont suggéré qu’il faut cependant nécessairement que l’intention de fermer l’esprit soit présente chez l’enseignante ou l’enseignant. En ce sens, un enseignement endoctrinerait s’il se propose de fermer l’esprit, qu’il y parvienne ou non.
Mais ce critère, à lui seul, ne peut convenir, comme on n’a pas tardé à le montrer. C’est qu’il est bien des cas où un enseignant se propose de fermer l’esprit sur une proposition sans qu’on puisse parler d’endoctrinement. Vouloir que des enfants ne doutent pas que 2 et 2 font quatre, que la deuxième guerre Mondiale a eu lieu entre 1939 et 1945, que John Dewey était américain, que le mélange de tel et tel éléments provoque une dangereuse explosion et ainsi de suite, n’est certainement pas endoctriner.
Il semble donc qu’un autre critère soit nécessaire et que la seule intention de fermer l’esprit laisse échapper quelque chose d’important qui distingue l’enseignement de l’endoctrinement.
Devant cette difficulté, certains ont été tentés de définir l’endoctrinement par le contenu de ce qui est transmis quand on endoctrine.
Ceux-là invoquent volontiers le mot endoctrinement lui-même à l’appui de cette idée, puisqu’il nous rappelle que c’est d’un contenu particulier qu’il s’agit quand on endoctrine, à savoir des doctrines, justement.
Selon ce point de vue, vouloir fermer l’esprit sur des propositions qui sont vraies et publiquement démontrables n’est pas endoctriner puisque de telles propositions ne constituent pas des doctrines. Par contre, quand c’est sur des propositions qui sont éminemment discutables et dont la vérité ou la fausseté n'est pas publiquement démontrable, ce que sont des doctrines, que l’on veut fermer l'esprit, alors on endoctrine.
Les propositions politiques ou religieuses sont des exemples typiques de telles propositions : ce sont des doctrines et elles sont le type de contenu à propos duquel il y a risque d'endoctriner. Notez qu’il est possible d’endoctriner dans n’importe quel domaine, par exemple en mathématiques, qui sont l’archétype du savoir publiquement démontrable: certes pas en enseignant la multiplication, mais, disons, en transmettant la doctrine selon laquelle les objets mathématiques prouvent telle ou telle assertion métaphysique ou religieuse.
Cette proposition de définir l’endoctrinement par le type de contenu qui est transmis a de grands mérites. Mais elle a aussi ses défauts.
D’abord, si la distinction entre savoir publiquement démontrable et doctrine est claire et indiscutable dans les cas extrêmes (disons : les lois de physique à un extrême et l’existence de Dieu à l’autre), il reste des zones d’ombres qui la rendent en pratique moins facile à utiliser qu'on pourrait le croire.
Mais surtout, dans bien des domaines qui sont légitimement inclus dans le curriculum, il est souhaitable et même nécessaire de parler de doctrines. C’est le cas en littérature, en philosophie, en pédagogie, en histoire et dans bien d’autres disciplines. Or il est possible de le faire sans endoctriner : un bon enseignant saura ainsi parler, pour m’en tenir à un exemple, des idées pédagogiques de John Dewey mais le faire sans endoctriner ses élèves.
Il manque donc quelque chose à notre saisie du concept d’endoctrinement. Ce qui manque, ce sont les moyens, la manière dont la personne qui endoctrine traite de ces contenus sur lesquels elle a l'intention de fermer des esprits. Elle le fait en utilisant des moyens autres que l’appel à la raison : par exemple, elle cache des informations, néglige de rappeler le caractère polémique ou contesté des idées qu’elle présente, fait preuve de partialité; plutôt que de simplement informer, elle tente de séduire par divers moyens; dans le cas des sectes, elle mise sur un affaiblissement de la capacité à penser de manière critique de ses victimes, typiquement en les privant de nourriture ou de sommeil; et bien d’autres manières encore, allant tous au-delà de ce que la raison et la rationalité permettraient pour faire connaître une proposition.
C’est donc aussi par ces méthodes et moyens que se caractérise l’endoctrinement, même si, cette fois encore, ce critère ne permet pas, à lui seul, de le définir — sinon, il faudrait dire qu’à chaque fois qu’on menace de punition un enfant de traverser la rue en le retenant, on serait en train d’endoctriner!
Après avoir expliqué ce qui caractérise une persone endoctrinée et donc le résultat de l’endoctrinement (un esprit fermé) on a pour le définir invoqué tour à tour l’intention, le contenu et la méthode. Nous avons conclu qu’ils étaient bien des composantes de l’endoctrinement, mais aussi qu’on ne pouvait le définir par un seul de ces critères à l’exclusion des autres.
Robin Barrow, dont je me suis inspiré ici pour résumer ces travaux, propose donc une définition qui combine tous ces critères, une définition que je trouve fort éclairante. La voici: «Endoctriner, c’est utiliser des moyens non rationnels dans le but d’établir une adhésion inconditionnelle quant à la vérité de certaines assertions indémontrables et cela avec l’intention que les personnes à qui l’on s’adresse s’y tiennent fermement .»
Voilà donc la balise que les enseignants et enseignants, non seulement du nouveau programme d’éthique et de culture religieuse, mais de tous les programmes, devraient avoir en tête et qui leur indique ce qu’ils et elles doivent à tout prix éviter afin de respecter l’autonomie rationnelles des enfants qui leur sont confiés. Afin, dirait Emmanuel Kant, de leur donner le respect qui leur est dû en tant que personnes et de les traiter toujours comme une fin, jamais comme un moyen.
Car en bout de piste, c’est bien le fait de traiter les enfants comme des moyens au service d’une cause qui rend l’endoctrinement aussi détestable et qui en fait, au sens fort, de l’anti-éducation.
Pour en savoir plus
La littérature sur le sujet est essentiellement parue en langue anglaise, au sein de la tradition de la philosophie analytique de l’éducation.
Certains des textes classiques sont réunis dans:
SNOOK, I. A. (éd.) Concepts of Indoctrination. Philosophical Essays, International Library of the Philosophy of Education, Routledge and Kegan Paul, London and Boston, 1972.
vendredi, juillet 11, 2008
FONDATIONNALISME, ANTI-FONDATIONNALISME ET ANARCHISME : À PROPOS DE L’ÉCHANGE ENTRE NOAM CHOMSKY ET MICHEL FOUCAULT
[…] c’est lorsque nous avons discuté de la
nature humaine et des problèmes politiques
que sont apparues des différences entre nous.
Michel Foucault
***
La catégorie de pouvoir est à l’évidence cardinale dans toute définition de l’anarchisme et sitôt qu’elle est mise en jeu se posent, entre de nombreuses autres, les questions de sa nature, de sa genèse et de son éventuelle légitimité.
De telles questions sont à n’en pas douter immensément difficiles et complexes, mais elles présentent aussi un indéniable intérêt intrinsèque. De plus, les réponses qu’on leur donne conduisent à des enjeux qui ont de décisives répercussions stratégiques et militantes. On peut donc raisonnablement penser qu’elles continueront longtemps encore à être tenues pour incontournables par les libertaires.
Ces questions et ces enjeux étaient justement au cœur d’un désormais célèbre échange entre Noam Chomsky (1928) et Michel Foucault (1926-1984) tenu à Eindhoven en 1971 et transmis à la télévision Néerlandaise sous le titre : Nature humaine : Justice versus pouvoir (1) .
À cette date, faut-il le rappeler, Chomsky et Foucault jouissent déjà, l’un comme l’autre, d’un immense prestige et d’une grande notoriété qui tiennent d’une part à ce que chacun d’eux a substantiellement transformé le domaine intellectuel dans lequel il œuvre (Foucault, la philosophie et Chomsky, la linguistique), d’autre part à l’ampleur et à la visibilité de leurs engagements politiques respectifs (2) .
En fait, il n’est sans doute pas excessif de soutenir que cette rencontre réunissait les deux personnes qui, plus que quiconque à ce moment-là, alliaient un statut d’intellectuel de premier plan et un substantiel engagement politique. Et puisque tous deux pouvaient en outre, mutatis mutandis, être donnés pour des compagnons de route des libertaires, on conviendra, je pense, de l’intérêt d’un retour sur cet échange.
Celui-ci est divisé en deux parties, respectivement consacrées, la première à l’histoire des sciences et des idées et à certains des apports de chacun des protagonistes sur ces plans, la deuxième au politique — et c’est surtout durant cette deuxième partie que de profonds et substantiels désaccords entre les deux penseurs seront mis à jour.
Au total, les sujets abordés sont nombreux et le territoire conceptuel couvert est particulièrement vaste. Mais, et avec ce recul que seul procure le passage du temps, il me semble que la principale raison de la brûlante actualité de ce document est de permettre d’assister à la confrontation de deux systèmes de pensée profondément différents mais ayant tous deux exercé une immense influence sur l’histoire intellectuelle et militante récente.
Pour le dire de manière un peu brutale et qui ne rend peut-être pas justice à l’ensemble des oeuvres des protagonistes, Chomsky représente ici une pensée qui se réclame des Lumières et donc d’un projet moderniste et fondationnaliste, à la fois épistémologique (rationaliste) et politique (émancipationniste). Foucault, quant à lui, s’inscrit dans cette nouvelle perspective anti-fondationnaliste et poststructuraliste qu’on baptisera bientôt postmoderniste, en voyant justement en lui un de ses principaux créateurs. Ce projet postmoderniste conjugue, lui aussi, une perspective épistémologique et une perspective politique. Sur le plan épistémologique, il est en particulier très critique des prétentions rationalistes et débouche sur un rejet du projet philosophique occidental traditionnel et de ses catégories et distinctions fondatrices — comme l’apparence et la réalité, le savoir et l’opinion; sur le plan politique, il est notamment caractérisé par son attention aux singularités, aux différences, à la multiplicité des cultures, des valeurs et des identités.
Relu dans cette perspective, l’échange entre Foucault et Chomsky permet de mesurer d’une part à quel point sont crucialement différentes voire opposées certaines de leur présuppositions fondatrices, d’autre part comment ces différences conduisent ces deux système de pensée à adopter, sur des plans cruciaux pour toute réflexion sur le pouvoir et pour l’action militante, des positions profondément antinomiques.
Mon ambition sera ici de tracer, dans l’échange entre Chomsky et Foucault, les lignes de partage qui permettent de dessiner les contours de ces différences et de ces antinomies afin d’en dégager le sens et la portée.
Plus précisément, je voudrais souligner la radicale divergence des analyses avancées sur les thèmes que j’évoquais en ouverture de ce texte — la nature et l’origine du pouvoir; son éventuelle légitimité; les conséquences des réponses données à ces questions pour le combat politique; — et dégager les implications théoriques et pratiques de ces différences.
***
Chomsky ouvre la discussion par un rappel de certaines de ces thèses méta-linguistiques qui l’ont conduit à la promulgation du programme de recherche de la linguistique contemporaine et ont permis son rattachement aux sciences cognitives.
En substance, il fait remarquer que l’utilisation normale du langage par les locuteurs adultes témoigne de la maîtrise par eux d’un vaste répertoire de capacités et de savoirs permettant le déploiement d’une remarquable créativité — et notamment la formulation et la compréhension d’un nombre en principe infini d’énoncés. Or, cet état complexe, atteint, sauf exception, par tous les sujets adultes, l’est malgré le fait qu’ils n’aient été exposés qu’à un nombre limité d’énoncés de qualité inégale : c’est là, comme on sait, l’argument de la pauvreté des stimuli.
La question qui se pose alors est de rendre compte de ce fossé entre la modicité des données auxquelles le sujet est exposé, d’une part et, de l’autre, la richesse, la systématicité et la créativité du savoir qu’il possède ultimement. Chomsky a plus tard baptisé ce problème le «Problème de Platon» en référence notamment à ce passage du Ménon où un esclave ignorant tout de la géométrie retrouve de — et selon Platon en — lui-même comment il faut procéder pour construire un carré qui soit le double d’un carré donné.
Parvenu à ce point de son argumentation, Chomsky rappelle l’hypothèse innéiste qu’il a avancée dans ses travaux, hypothèse selon laquelle la capacité humaine au langage est attribuable à des structures mentales spécifiques dont bon nombre de caractéristiques constituent un ensemble de propriétés biologiques et innées propres à l’espèce humaine.
La conclusion qu’il invite à tirer est que ce qui est ainsi mis à jour, en tant qu’objet de recherche scientifique, est précisément une composante de la nature humaine. Mieux : une composante fondamentale de la nature humaine — fondamentale «compte tenu du rôle que joue le langage non seulement dans la communication, mais aussi dans l’expression des idées et dans les interactions entre les personnes». Chomsky ajoute qu’il assume volontiers que «quelque chose de semblable doit être vrai dans d’autres domaines de l’intelligence, de la cognition et des comportements humains».
Un long et passionnant échange s’amorce alors, qui va occuper la plus grande part de la première partie de la discussion. Il y est notamment question d’histoire des idées et d’histoire des sciences; du développement des idées de Chomsky et des auteurs l’ayant influencé; du statut des concepts scientifiques; ainsi que de la question de la créativité.
Il est remarquable que tout au long de cet échange les protagonistes parviennent, pour l’essentiel, à des accords sinon complets, du moins très substantiels. S’agissant par exemple de la question de la créativité, il n’ont d’abord aucun mal à reconnaître qu’ils abordent sous ce même concept des problématiques distinctes, nées au sein de traditions disciplinaires différentes et où elles se sont posées de manières profondément divergentes.
C’est ainsi que Foucault a entièrement raison de rappeler que Chomsky, en linguistique, s’opposait au behaviorisme alors dominant, lequel «n’attribuait à peu près rien à la créativité du locuteur», tandis que, dans son propre champ d’intérêt, le problème était complètement différent, puisqu’on y exaltait la créativité de quelques individus au détriment de l’examen des conditions socio-historiques de la production du savoir scientifique. En ce sens, sous le même mot de créativité, ce sont donc bien deux problématiques différentes qui sont abordées. Et comme elles sont traitées ici à un très haut niveau d’abstraction et que la conversation reste nécessairement schématique, la complémentarité de leurs points de vue apparaît plausible aux deux interlocuteurs. Mais examiner tout cela nous entraînerait trop loin de notre sujet et je préfère en venir immédiatement au premier moment de l’échange où un désaccord assez marqué se manifeste. Il se produit lorsque la discussion sur la créativité s’étend à la question du développement des théories scientifiques et à la nature des contraintes qui pèsent sur lui.
Tout en reconnaissant l’importance de l’apport de Foucault, qui permet d’une part de souligner qu’on n’est pas en présence d’un processus de simple accumulation de connaissances, d’autre part de rappeler le poids de ces contraintes qu’on pourrait appeler historico-institutionnelles — Foucault parlera de «grilles» — Chomsky propose une perspective dont on peut penser qu’il la juge comme étant simplement complémentaire à la perspective foucaldienne.
Plus spécifiquement, et de manière très prévisible, il aborde le problème de la genèse des théories scientifiques à partir de l’idée d’un système de règles dans l’esprit du sujet envisagées comme un ensemble de conditions initiales limitant l’étendue du savoir possible et permettant ce «saut inductif» par lequel on passee d’un nombre limité de données à des systèmes de savoir complexe (3) . La perspective ainsi ouverte, est-on tenté de dire, est avant la lettre celle de l’épistémologie évolutionniste.
Foucault, pour la première fois, se déclare explicitement en désaccord et il est important de prendre la mesure de ce qui est ici en jeu puisque ce désaccord est lourd de conséquences — même si Foucault le présente pour commencer comme une «petite difficulté».
Foucault fait d’abord valoir que la position de Chomsky semble impliquer qu’un nombre limité de théories scientifiques sont possibles : or cette conclusion, assure-t-il, n’est plausible que si on se limite à observer de brèves périodes historiques. Envisagée dans la longue durée, l’histoire des sciences, suggère Foucault, donne au contraire à voir une étonnante «prolifération de possibilités par divergence» et ce qu’il appellera justement la mise en œuvre d’un «principe de divergence» — plutôt que d’«accumulation». Foucault invoque ensuite l’idée d’une surabondance de faits et de données pour les systèmes possibles à une époque donnée, puis, préfigurant des thèmes qui seront abondamment discutés en épistémologie durant le dernier quart du XX ème siècle, il formule à sa manière cette idée de sous détermination des théories par les faits à laquelle les nom de Duhem et de Quine sont typiquement associés.
Ce qui est ainsi peu à peu mis en jeu échappe d’autant moins à Chomsky qu’à terme le relativisme épistémologique vers lequel tend ici Foucault («Si tout est possible, rien ne serait possible», dira Chomsky) remet radicalement en cause le fondement même de tout programme de recherche scientifique — et en particulier le réalisme extérieur et l’idée de vérité correspondance. C’est donc l’idée même de connaissance scientifique et de son accroissement qu’il s’agit de défendre, l’idée que la science — du moins les sciences naturelles dont il est seules question ici et auxquelles Chomsky rattache son travail — porte sur un monde extérieur indépendant des représentations du sujet connaissant, monde qu’elle décrit de manière plus ou moins exacte; l’idée, enfin, que si la science a bien une histoire, elle n’en est pas moins cumulative.
S’il reconnaît qu’il est tout à fait possible que certaines questions (et même certaines de celles qui nous intéressent le plus, comme justement la nature humaine ou l’organisation d’une société saine) pourraient fort bien rester inaccessibles à la connaissance scientifique, Chomsky insiste donc pour réitérer le rôle indispensable des propriétés de l’esprit dans la genèse et, il le dira explicitement, l’accroissement du savoir scientifique.
Foucault mesure lui aussi fort bien l’enjeu de cette discussion. Il accorde que de telles règles sont bien mises en œuvre par l’esprit humain, reconnaît qu’il est légitime pour le linguiste ou l’historien de chercher à les penser : mais il refuse de concéder que «ces régularités puissent être reliées (connected), comme conditions d’existence, à l’esprit humain ou à sa nature.». On l’aura deviné : Foucault préconise de chercher les conditions d’apparition de ces régularités dans des pratiques humaines comme «l’économie, la technologie, la politique, la sociologie», en tous les cas «hors de l’esprit humain, dans des formations sociales, dans des relations de production, des luttes de classes etc.».
Cette passe d’armes tourne court et s’achève sans que le sujet ne soit repris ou approfondi et Foucault et Chomsky en tirent tous deux, provisoirement, un bilan conciliant : mais ces débats et leurs substantiels enjeux vont ressurgir dans la deuxième partie de l’entretien.
Pour le moment, Foucault conclut qu’il se pourrait que leurs divergences tiennent à ce que lui et Chomksy ne parlent pas de la même chose sous la catégorie de savoir : le linguiste entendrait pas là «l’organisation formelle du savoir » tandis que lui-même a en tête «le contenu des différents savoirs qui sont dispersés au sein d’une société […] et qui se donne comme le fondement de l’éducation, des théories, des pratiques, etc.».
Quant à Chomsky, il suggère que la création scientifique met en jeu deux facteurs : des propriétés intrinsèques de l’esprit et «un ensemble de conditions sociales et intellectuelles données». Comprendre la création scientifique demande de penser simultanément ces deux facteurs et leur interaction : or Foucault s’intéresse particulièrement à un des ces facteurs, tandis que lui-même s’intéresse à l’autre.
Ces deux explications sont loin d’être convaincantes et masquent mal de profonds désaccords — épistémologiques, ontologiques et politiques — qui vont surgir dès le moment où, la discussion venant de s’engager sur le terrain politique, Chomsky va explicitement lier son esquisse d’une théorie de la nature humaine à une double ambition.
D’abord, étant admis d’une part la centralité des idées de liberté et de créativité dans cette conception de la nature humaine et, d’autre part, le fait qu’une «société décente devrait maximiser les possibilités de réalisation de ces potentialités», l’ambition d’œuvrer à l’élimination des structures et institutions coercitives qui ne peuvent se justifier.
Ensuite, ou plutôt conjointement, celle de tenter d’esquisser une vision, plausible et désirable, d’une société juste et humaine.
Chomsky rappelle à cette occasion son attachement à l’idée d’un système décentralisé de libres associations incorporant des institutions économiques, sociales et politiques et dont il pense qu’elle est particulièrement adaptée à nos actuelles sociétés occidentales technologiquement avancées : «Il n’y a plus de nécessité à traiter les êtres humains comme des éléments mécaniques d’un procès de production, dira-t-il. Cela peut être aboli et nous devons l’abolir au profit d’une société de liberté et de libre association au sein de laquelle les pulsions créatrices que je pense être intrinsèques à la nature humaine pourront s’accomplir de toutes les manières qu’elles le voudront.»
La position défendue par Chomsky, placée sous le signe de l’anarcho-syndicalisme ou du socialisme libertaire, trace ainsi un programme pour une théorie et une pratique politiques — et même, plus généralement, pour une science sociale digne de ce nom. À ce programme et à la conception de la nature humaine qui le sous-tend, Foucault objectera divers arguments de grande portée et auxquels toute son œuvre a donné des formulations exemplaires. Je propose de les présenter en deux moments.
Le premier ensemble d’arguments pourrait être décrit comme historiciste et perspectiviste — j’emploie ce mot parce qu’on y devine la forte influence de Nietzsche qui ne cesse de s’affirmer sur lui depuis que Foucault l’a lu en août 1953 (4) — et soutient que cette postulation a-historique d’une nature humaine permanente et essentielle, «à la fois idéale et réelle», «cachée et jusqu’à présent opprimée» court, peut-être inévitablement, le risque de reproduire les catégories mêmes au sein desquelles nous la pensons. Il s’ensuivrait que nous serions toujours, et même à notre insu, inscrits dans notre historicité, jusque dans les catégories par lesquelles nous pouvions croire y échapper.
Selon ce point de vue, qui est finalement celui du constructivisme social, des notions et des concepts comme ceux de «nature humaine», de «justice», ou «d’accomplissement par les êtres humains de leur essence» ont été forgés au sein même de notre civilisation et donc dans le cadre de notre mode de connaissance, de notre manière de philosopher et sont engendrés par notre système de classes. Foucault en conclut qu’il est pour sa part incapable d’étendre ces notions à la description ou à la justification d’un combat destiné à «mettre à bas les fondements même de notre société».
De plus, et c’est la deuxième série d’arguments qu’il déploie, cette nature humaine hypostasiée opérerait au détriment de la nécessaire et souhaitable reconnaissance de la pluralité des différences et des singularités historiques, culturelles et sociales. Sous des dehors de savoir pur et désintéressé, de neutralité objective, cet échafaudage théorique sert en réalité aux institutions dominantes d’instrument d’oppression, de contrôle, de classification et de négation des différences. On reconnaît bien entendu ici ces thèses auxquelles le livre suivant de Foucault, Surveiller et Punir, va bientôt donner leur pleine extension. L’appel à l’universalisme abstrait est alors identifié pour ce qu’il serait: le masque par lequel, à travers tout un ensemble de pratiques discursives et de «biopouvoir», les institutions de la modernité ont assuré la gouvernementalité des individus et de la société.
Cette fois encore se dessinent les programmes d’une théorie et d’une action politique. Leur ambition, rappelle Foucault, sera notamment de travailler à dissiper l’illusion que le pouvoir réside dans le Gouvernement et ne s’exerce qu’à travers quelques institutions spécifiques (administration, police, armée, etc.); puis de montrer qu’il est aussi dans ces multiples médiations «d’institutions qui semblent n’avoir rien en commun avec le pouvoir politique et être indépendantes de lui — mais ne le sont pas».
Que penser, aujourd’hui, de ces deux programmes? C’est la question à laquelle je voudrais essayer de répondre dans la dernière partie de ce texte.
***
Il s’est agi, tout au long de cet échange, de lier une théorie à une pratique et puisque les deux protagonistes semblent convenir — à partir de perspectives certes différentes et pour des raisons elles-mêmes différentes — qu’ils oeuvrent dans un domaine au savoir profondément incertain, faisons de cette catégorie d’incertitude le point de départ à notre réflexion. C’est qu’à mon sens on y mesure toute la différence qui existe, en théorie comme en pratique, entre une position fondationnaliste et une position anti-fondationnaliste.
Selon le premier point de vue, notre savoir — et Chomsky l’admet sans ambages — est limité et faillible (5) . Pourtant, des vérités empiriques au moins partielles et qu’il est raisonnable d’admettre provisoirement, nous sont accessibles. Elles décrivent des faits concernant en particulier l’état actuel et passé du monde et notre militantisme doit en tenir le plus grand compte. Disposant en outre d’une idée, même partielle et spéculative, de la nature humaine, nous sommes en mesure, compte tenu de ce que nous savons de l’état du monde, d’identifier des structures de pouvoir et de domination comme étant illégitimes et de justifier qu’il faille travailler à les abattre. Nous sommes enfin en mesure de juger des progrès accomplis selon qu’ils pointent, ou non, vers un accroissement de la justice et de la décence. Le travail à réaliser ne sera sans doute jamais achevé, comme le souligne Chomsky :
«Ce que je pense être l’apport le plus important de l’anarchisme [...] c’est cette reconnaissance qu’il y aura toujours à découvrir et à surmonter des structures de hiérarchie, d’autorité, de domination et de contraintes qui seront imposées à la liberté : l’esclavage, l’esclavage salarial, le racisme, le sexisme, les écoles autoritaires, etc. […] Si la société progresse et surmonte ces formes d’oppression, elle en découvrira d’autres » (6).
La perspective que je viens de dessiner reconnaît les embûches et les immenses difficultés qui se dressent devant toute volonté de comprendre le monde et d’agir sur lui; mais elle refuse de faire de ces difficultés une impossibilité. Elle pense qu’il convient au contraire d’y faire face avec les moyens les plus efficaces que l’on puisse déployer : la raison, les faits et un idéal le plus explicitement formulé compte tenu de ce qu’il est raisonnable de penser. Une telle attitude est finalement celle de la phronesis des Anciens, qui se propose d’agir prudemment après avoir au mieux délimité l’incertitude et pour cela déterminé ce qui est vrai, ce qui est seulement vraisemblable, ce qui est faux et ce qui est souhaitable.
Les catégories de sujet, de vérité, de justice, d’émancipation bien qu’incertaines et perfectibles sont, on l’aura noté, indispensables à la réalisation de ce programme. Sans elles, en fait, il apparaît même impossible d’identifier les formes légitimes et illégitimes de pouvoir, de justifier d’abattre les unes et pas les autres, bref, de simplement formuler de manière cohérente un projet politique libertaire.
Or, me semble-t-il, Foucault s’est justement privé du recours à ces catégories, toutes suspectes dans la perspective de la rupture postmoderniste. Les conséquences de cette rupture apparaissent clairement dans la deuxième partie de son échange avec Chomsky, durant laquelle se mesure l’abîme qui sépare une position fondationnaliste d’une position anti- fondationnaliste.
Un premier et immense problème surgit sitôt que l’on cesse de prendre au sérieux les concepts de vérité et de savoir, ainsi que semble l’impliquer le constructivisme social et le perspectivisme défendus par Foucault. Si tout, en effet, n’est qu’affaire que de perspective et de construction sociale, comment l’action militante peut-elle invoquer une état (déplorable) du monde pour justifier que l’on se mobilise contre lui? Ou encore arguer contre les représentations fausses qu’en donnent les institutions dominantes et la propagande (7) ?
Foucault a en tout cas publié de nombreux textes où il parle de la vérité et de savoir en des termes pour le moins étonnants et qui interdisent que l’on puisse répondre de manière satisfaisante à ces questions. Par exemple :
«[…] par vérité, entendre un ensemble de procédures réglées pour la production, la loi, la répartition, la mise en circulation et le fonctionnement des énoncés; la vérité est liée circulairement à des systèmes de pouvoir qui le produisent et le soutiennent et à des effets de pouvoir qu’elle induit et la reconduisent. Régime de la vérité […][la question] est de savoir s’il est possible de constituer une nouvelle politique de la vérité. Le problème n’est pas de changer la conscience des gens […] mais le régime politique, économique, institutionnel de production de la vérité. […] La question politique, en somme, ce n’est pas l’erreur, l’illusion, la conscience aliénée ou l’idéologie; c’est la vérité elle-même» (8).
Ou encore :
«L’analyse historique de ce grand vouloir-savoir qui parcourt l’humanité fait donc apparaître à la fois qu’il n’y a pas de connaissance qui ne repose sur l’injustice (qu’il n’y a donc pas, dans la connaissance même, un droit à la vérité ou un fondement du vrai) et que l’instinct de connaissance est mauvais, (qu’il y a en lui quelque chose de meurtrier, et qu’il ne peut, qu’il ne veut rien pour le bonheur de l’humanité)» (9) .
De telles analyses de la vérité et du savoir sont intenables notamment parce qu’elle sont inconsistantes et je les pense suicidaires pour un mouvement qui aspire à comprendre et à changer le monde.
Quoiqu’il en soit, Foucault, semble-t-il, préconise de remplacer ces catégories philosophiques traditionnelles par le couple pouvoir/savoir. Il écrira :
«Peut-être faut-il renoncer à croire que le pouvoir rend fou et qu’en retour la renonciation au pouvoir est une des conditions auxquelles on peut devenir savant. Il faut plutôt admettre que le pouvoir produit du savoir (et pas simplement en le favorisant parce qu’il le sert ou en l’appliquant parce qu’il lui est utile); que pouvoir et savoir s’impliquent directement l’un l’autre; qu’il n’y a pas de relation de pouvoir sans constitution corrélative d’un champ de savoir, ne de savoir qui ne suppose et ne constitue en même temps des relations de pouvoir. Ces rapports de «pouvoir-savoir» ne sont donc pas à analyser à partir d’un sujet de connaissance qui serait libre ou non par rapport au système de pouvoir; mais il faut considérer au contraire que le sujet qui connaît, les objets à connaître et les modalités de connaissance sont autant d’effets de ces implications fondamentales du pouvoir-savoir et de leurs transformations historiques. En bref, ce n’est pas l’activité du sujet de connaissance qui produirait un savoir, utile ou rétif au pouvoir, mais le pouvoir-savoir, les processus et les luttes qui le traversent et dont il est constitué, qui déterminent les formes et les domaines possibles de la connaissance» (10) .
Mais, ici encore, cette catégorie de pouvoir est problématique et pour la pensée et pour l’action. C’est que le pouvoir au sens foucaldien est un destin, il est la substance permanente de l’histoire, dont seuls varieraient les attributs comme autant d’espèces d’un même genre : son analyse est nominaliste et révèle une sorte de pancratisme hobbesien, proche du concept nietzschéen de volonté de puissance. Ce pouvoir-là est partout et vient de partout : « [il] n’est pas une institution, dira Foucault, et ce n’est pas une structure, ce n’est pas une certaine puissance dont certains seraient dotés : c’est le nom qu’on prête à une situation stratégique complexe dans une société donnée» (11).
Le danger est ici que l’on confonde savoir et pouvoir là où il y aurait lieu de les distinguer. On aura un exemple de cette confusion vers la fin de l’échange, et de manière particulièrement intéressante, lorsque Foucault invoquera la catégorie de maladie mentale, sur laquelle il a tant travaillé, pour affirmer qu’elle est historiquement située et que «les définitions de la maladie et de la folie, ainsi que leur classification, ont été construits de telle sorte qu’ils excluent de notre société un certain nombre de personnes». Bref : ces catégories ne seraient que le nom et le masque d’un certain pouvoir. Mais cela est loin d’être évident. Et c’est ainsi que Chomsky, qui n’ignore bien entendu rien du caractère fallacieux et idéologique de tant de catégories des sciences sociales, répond, et avec raison : «Je dois dire mon désaccord [sur ce point] avec Monsieur Foucault et exprimer mon point de vue selon lequel le concept de maladie mentale a probablement un caractère absolu, au moins dans une certaine mesure».
Le point de vue défendu par Foucault me semble également problématique sur un plan stratégique en ce qu’il ne permet pas de justifier le choix des cibles dans les combats qui sont entrepris. Doit-on, par exemple, lutter en priorité sur le plan économique et nous en prendre aux Corporations Transnationales (comme le suggère d’ailleurs Chomsky), ou autre chose encore, peut-être de l’ordre de ce qu’esquisse Foucault? Rien, dans la perspective foucaldienne, ne semble permettre de le décider. De même, rien ne permet de décider de ce qui, dans les structures de pouvoir existantes, peut être considéré comme légitime ou illégitime ou comme constituant un gain et partant être mis en œuvre pour l’obtention de gains ultérieurs. Les échanges que les deux philosophes ont sur la désobéissance civile et sur droit international sont à cet égard emblématiques de leurs positions respectives.
Chomsky conçoit la désobéissance civile comme s’exerçant au nom d’une présomption de justice supérieure. Il insistera même pour souligner que certaines lois existantes incorporent des valeurs humaines décentes et que l’on puisse donc, en certains cas, s’appuyer sur le système légal et ses possibilités pour justifier que l’on doive poser des gestes que l’État qualifiera d’illégaux.
De même, dira-t-il, le droit international, s’il permet que des interventions armées se fassent «au profit de structures de pouvoir qui se donnent pour des États et agissent contre les intérêts des masses» n’est pas que cela. Les principes de Nuremberg, la Charte des Nations Unies existent également et «exigent du citoyen qu’il agisse contre son propre État en posant des gestes que ce dernier tiendra pour illégaux». On doit donc, et c’est là un point théorique et stratégique crucial, en appeler dans nos combats à une certaine idée de la justice; et on peut même, en certains cas, en appeler, contre les institutions dominantes, à l’idée de justice qu’elles admettent.
Chomsky résume comme suit ce qu’on peut tirer de ces analyses:
Il est trop irréfléchi et précipité de ne faire de nos actuels systèmes de justice que des outils d’oppression au service d’une classe : ils ne le sont pas. Bien sûr ils incorporent des systèmes d’oppression de classe et des éléments d’autres types d’oppression également; mais on y trouve aussi une tendance vers la vraie humanité et vers des concepts valables de justice, de décence, d’amour, de bonté et de sympathie qui sont bien réels. Et je pense que dans toute société future, qui ne sera bien évidemment jamais parfaite, nous aurons de tels concepts, incorporant de plus en plus une défense des besoins humains fondamentaux, y compris des besoins de solidarité, de sympathie et ainsi de suite, mais qui reflèteront sans doute toujours en quelque manière, les inégalités et les éléments d’oppression de cette société.
De ce point de vue, de la même façon que la délimitation de l’incertitude de la théorie présuppose un concept de vérité, la décision d’agir dans un jeu à information incomplète comme celui de l’action militante présuppose les concepts de raisonnable, de plausible et de but désirable. Foucault semble, à en juger sur cette conversation, s’en être privé.
C’est que si le «fatum» de l’Histoire est l’éternelle imposition par le pouvoir d’un ordre social et politique aliénant et arbitraire, le combat mené contre lui ne saurait avoir de justification dans l’idéal d’un ordre social moins oppressif, plus humain et plus juste — toutes catégories pour lesquelles Foucault professe la plus extrême méfiance. Et si nous acceptons son analyse, nous sommes incapables de justifier les combats que nous menons en termes de justice et dès lors conduits à ce qui ressemble fort à un sorte de nihilisme politique :
Foucault : Le prolétariat est en guerre contre la classe dominante parce que, pour la première fois de l’histoire, il veut prendre le pouvoir. Et parce qu’il va renverser le pouvoir de la classe dominante, il considère cette guerre comme juste.
Chomsky : Eh bien, je ne suis pas d’accord.
Foucault : On fait la guerre pour la gagner, pas parce qu’elle et juste.
Chomsky : Personnellement, je ne suis pas d’accord avec ça. Par exemple, si j’étais convaincu que l’arrivée au pouvoir du prolétariat signifierait l’avènement d’un État policier terroriste au sein duquel la liberté, la dignité et la décence des relations humaines seraient détruites, alors je ne souhaiterais pas que le prolétariat prenne le pouvoir. En fait, on ne peut vouloir l’accession au pouvoir du prolétariat, me semble-t-il, que parce qu’on pense, à tort ou à raison, que par un tel transfert de pouvoir on actualisera certaines valeurs humaines fondamentales.
Comme le dira Michael Walzer, Foucault en appelle à la résistance, «mais à la résistance au nom de quoi? Au bénéfice de qui? Et dans quel but? Il n’est pas possible [dans le cadre de sa pensée] de répondre […] de manière satisfaisante à ces questions .»(12)
***
C’est dans toute sa radicale opposition au projet même d’une pensée du politique — et plus généralement d’une philosophie — moderniste que s’est défini le postmodernisme anti-fondationnaliste dont Foucault a été un des principaux penseurs.
Sur le plan du politique, son ambition a été de montrer que les concepts et les valeurs à portée transcendante par lesquelles le projet traditionnel d’une théorie du politique s’était articulé — le vrai, le juste, le sujet et son émancipation — n’ont aucune des vertus qu’on leur attribue et ne peuvent donc servir de points d’appui sur lesquels construire une politique libérée des immanences.
Cette analyse, si elle était juste, aurait pour conséquence de demander que nous sortions du projet philosophique occidental. Je pense que la démonstration n’est pas convaincante.
Mais il y a plus, puisque la perspective théorique ici ouverte s’étant privée d’emblée des ressources des catégories transcendantes se trouve placée devant un dilemme qu’a bien vu Habermas. En effet, ou bien, pour se maintenir comme ensemble de propositions à prétention théorique, elle est contrainte de réintroduire dans son argumentaire les catégories dont elle a voulu s’émanciper — et en ce cas de nier par sa pratique ce qu’elle condamne en théorie; ou bien elle est vouée à ne pas pouvoir se défendre devant quiconque la décrète insignifiante ou refuse de la considérer.
Ce dilemme, qui est celui de tout relativisme, apparaît à quelques reprises dans l’échange entre Foucault et Chomsky; mais il est aussi au cœur de bon nombre des critiques adressées à son oeuvre depuis quelques années, par exemple dans tous ce cas de figure où on conteste ses analyses, les faits qu’il invoque, les données qu’il présente (13) .
Plus généralement, me semble-t-il, on devrait considérer attentivement ce dilemme par lequel Gary Gutting conclut l’article de la Routledge Encyclopedia of Philosophy consacré à Foucault :
Pour Foucault, la philosophie n’est toujours qu’un moyen de surmonter un ensemble donné de limitations historiques. Elle n’a pas plus de finalité propre qu’elle ne recèle de vérité particulière ou ne produit d’effet spécifique. Elle n’est qu’un ensemble de techniques intellectuelles, liées à une prise de conscience de l’entreprise historiquement connue sous le nom de philosophie. S’il advient que la philosophie modifie la compréhension qu’elle a d’elle-même selon la perspective dessinée par la pratique de Foucault, alors celui-ci sera reconnu comme un grand philosophe — ou, ce qui est plus probable, comme quelqu’un ayant joué un rôle majeur dans l’élimination de la philosophie telle qu’elle avait été conçue depuis Platon. Dans le cas contraire, il restera, selon toute vraisemblance, une figure mineure, intéressante pour ses perspectives historiques bizarres et pour sa critique sociale bien particulière (14) .»
Je suis de ceux qui considèrent que c’est la deuxième hypothèse proposée par Gutting est la bonne. Et si c’est bien le cas, il conviendra alors de s’interroger sur l’immense succès remporté par la pensée de Foucault — et pas seulement dans le milieux libertaires ou sympathisants, mais dans l’intelligentsia en général.
Avec peu d’assurance, je l’admets, je proposerais que cette popularité s’explique par l’inscription de cette pensée dans un moment historique où la fin de l’espoir en la possibilité d’un changement social radical porté par les années soixante engendre une profonde remise en question des catégories conceptuelles qui avaient permis de l’envisager et de le penser, et en particulier de leur dogmatisme. Foucault, brillant, inassignable à une perspective théorique précise, sensible à la multiplicité des combats, arrivait à un moment opportun. La perspective discursive qu’il déployait offrait en outre la consolation de pouvoir penser que puisque le pouvoir est partout et jusque dans le langage et les silences, la formulation d’un projet de critique radicale, fut-il formulé de manière ésotérique et ne s’adresser qu’à un auditoire limité, était néanmoins un geste politique radical.
Mais, au total, le centrement, de manière massivement prévalente, de la critique sociale sur l’individu et sur les différences a, il faut le craindre, engendré une certaine dilution de la critique sociale qui a contribué à divertir les radicaux de nombreux et importants combats économiques et politiques tout en entretenant la dangereuse illusion qu’une rébellion dans les mots était une rébellion dans les choses.
***
Mais si, presque quarante ans plus tard, on est tenté de déplorer que Foucault et ses disciples aient si complètement accompli le programme qu’il proposait en 1971, il faut aussi déplorer que Chomsky n’ait qu’à moitié réalisé le sien. C’est que celui-ci n’est pas resté entièrement fidèle au programme qu’il avait esquissé — ou plutôt n’en a accompli qu’une part sur les deux qu’il annonçait.
Ce qu’il a accompli est certes important et restera sans doute comme un témoignage particulièrement riche et bien documenté de certains des plus troublants aspects de la vie économique et politique des quarante dernières années. Mais Chomsky a aussi, hélas, renoncé à travailler à imaginer des institutions désirables.
Cette deuxième tâche était, j’en suis persuadé, la plus difficile des deux qu’il esquissait et c’est justement celle qui nous fait le plus cruellement défaut aujourd’hui, au moment où quiconque désire s’informer peut aisément découvrir toute l’horreur et toute la misère du monde, mais est alors amené, devant l’absence d’alternative crédible, à conclure avec un fatalisme souvent teinté de cynisme qu’on peut rien changer .
C’est à lutter contre ce cynisme et ce fatalisme que les libertaires devraient aujourd’hui œuvrer, avec les armes de la raison, des faits, mais aussi avec l’espoir raisonnable qu’un monde plus humain est possible et que l’anarchisme détient (au moins) quelques–unes des clés qui en ouvrent la porte.
(1) L’échange a été retranscrit et publié par l’organisateur et animateur de la rencontre : ELDERS, F., «Human nature : justice versus power. Noam chomsky and Michel Foucault», dans : DAVIDSON, Arnold I., Foucault and His Interlocutors, The University of Chicago Press, 1997. Une version française de ce dialogue est récemment parue: CHOMSKY, N., FOUCAULT, M. et ELDERS, F. (Interviewer), Sur la nature humaine : Comprendre le pouvoir, La Petite Bibliothèque d'Aden, 2006. Je citerai ici des extraits que j’aurai moi-même traduits de la version anglaise disponible sur Internet à : [http://www.chomsky.info/debates/1971xxxx.htm]. Document consulté le 16 juin 2006.
(2)Michel Foucault (1926-1984) , au moment où ce débat a lieu, est professeur au Collège de France et a publié certains ouvrages qui sont désormais considérés comme des pièces majeures de son corpus (Histoire de la folie à l’âge classique, 1961; Naissance de la clinique, 1963; Les Mots et les Choses, 1966; L’archéologie du savoir, 1969); en 1971, il vient de fonder le GIP, Groupe d’information sur les Prisons. Noam Chomsky (1928) est quant à lui professeur au Massachusetts Institute of technology où il a formulé et commencé à réaliser le programme de recherche de la linguistique contemporaine fondé sur l’hypothèse innéiste d’une grammaire universelle (Syntactic structures, 1957). Deux ouvrages viennent de faire connaître ces thèses auprès d’un large public francophone : La Linguistique cartésienne (1966) et Le langage et la pensée (1968). Par ces travaux, Chomsky est reconnu comme un des principaux acteurs de la toute récente révolution cognitive. Politiquement, il est alors engagé dans la lutte contre la guerre du Vietnam; il a notamment publié : American Power and the New Mandarins, 1969 et At War with Asia, 1970.
(3) Bien qu’il ne développe pas cette idée durant cet échange, on sait que Chomsky invoquera à ce propos l’abduction peircéenne.
(4) Foucault citera d’ailleurs Nietzsche dans son dialogue avec Chomsky. Il m’a toujours été impossible de lire sans penser à Foucault ce passage du Gai savoir (§ 7) dans lequel Nieztsche dresse une liste des histoires à écrire: «Toutes les catégories de passions doivent être méditées séparément à travers les temps, les peuples, les individus grands et petits […] ! Jusqu'à présent, tout ce qui a donné de la couleur à l'existence n'a pas encore d'histoire : où trouverait-on, par exemple, une histoire de l'amour, de l'avidité, de l'envie, de la conscience, de la piété, de la cruauté? Nous manquons même complètement jusqu'à ce jour d'une histoire du droit, ou même seulement d'une histoire de la pénalité.» (Traduction : Henri Albert)
(5) Il dira : «[…] nous devons avoir le courage de spéculer et de créer des théories sociales, même fondées sur un savoir partiel et tout en restant ouverts à la forte possibilité — en fait à la substantielle probabilité — qu’au moins sur certains aspects nous serons bien loin de la vérité».
(6) «The Manufacture of Consent», dans : CHOMSKY, N., Language and Politics, Édité Par C.P. Otero, Black Rose Books, Montréal et New York, 1998. Page 395.
(7) C’était notamment le sens de la percutante critique adressée par Jürgen Habermas à Foucault. Voir : Habermas, Jurgen, The Philosophical Discourse of Modernity, The MIT Press, Massachusetts, 1990.
(8) «Entretiens avec Michel Foucault», dans : Dits et écrits, Tome II, Quarto Gallimard, Paris, 2001. Page 160.
(9) «Nietzsche, la généalogie, l’histoire», dans : Dits et écrits, Tome I, Quarto Gallimard, Paris, 2001. Page 1023.
(10)FOUCAULT, Michel, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Bibliothèque des histoires, NRF, Gallimard, Paris, 1975. Pages 32.
(11) FOUCAULT, Michel, La volonté de savoir, Gallimard, Paris, 1976. Page 123.
(12) WALZER, M., The Company of Critics. Social criticism and Political Commitment in the Twentieth Century, Peter Haben, London, 1989.
(13) Voir notamment : WINDSCHUTTLE, K., The Killing of History. How Literary Critics and Social Theorists are Murdering our Past, Encounter Books, San Francisco, 1996; et : WOLIN, Richard, The Seduction of Unreason. The Intellectual Romance with Fascism from Nietzsche to Postmodernism, Princeton University Press, Princeton and Oxford, 2004.
914) GUTTING, GARY (1998, 2003). Foucault, Michel. In E. Craig (Ed.), Routledge Encyclopedia of Philosophy, London: Routledge.
nature humaine et des problèmes politiques
que sont apparues des différences entre nous.
Michel Foucault
***
La catégorie de pouvoir est à l’évidence cardinale dans toute définition de l’anarchisme et sitôt qu’elle est mise en jeu se posent, entre de nombreuses autres, les questions de sa nature, de sa genèse et de son éventuelle légitimité.
De telles questions sont à n’en pas douter immensément difficiles et complexes, mais elles présentent aussi un indéniable intérêt intrinsèque. De plus, les réponses qu’on leur donne conduisent à des enjeux qui ont de décisives répercussions stratégiques et militantes. On peut donc raisonnablement penser qu’elles continueront longtemps encore à être tenues pour incontournables par les libertaires.
Ces questions et ces enjeux étaient justement au cœur d’un désormais célèbre échange entre Noam Chomsky (1928) et Michel Foucault (1926-1984) tenu à Eindhoven en 1971 et transmis à la télévision Néerlandaise sous le titre : Nature humaine : Justice versus pouvoir (1) .
À cette date, faut-il le rappeler, Chomsky et Foucault jouissent déjà, l’un comme l’autre, d’un immense prestige et d’une grande notoriété qui tiennent d’une part à ce que chacun d’eux a substantiellement transformé le domaine intellectuel dans lequel il œuvre (Foucault, la philosophie et Chomsky, la linguistique), d’autre part à l’ampleur et à la visibilité de leurs engagements politiques respectifs (2) .
En fait, il n’est sans doute pas excessif de soutenir que cette rencontre réunissait les deux personnes qui, plus que quiconque à ce moment-là, alliaient un statut d’intellectuel de premier plan et un substantiel engagement politique. Et puisque tous deux pouvaient en outre, mutatis mutandis, être donnés pour des compagnons de route des libertaires, on conviendra, je pense, de l’intérêt d’un retour sur cet échange.
Celui-ci est divisé en deux parties, respectivement consacrées, la première à l’histoire des sciences et des idées et à certains des apports de chacun des protagonistes sur ces plans, la deuxième au politique — et c’est surtout durant cette deuxième partie que de profonds et substantiels désaccords entre les deux penseurs seront mis à jour.
Au total, les sujets abordés sont nombreux et le territoire conceptuel couvert est particulièrement vaste. Mais, et avec ce recul que seul procure le passage du temps, il me semble que la principale raison de la brûlante actualité de ce document est de permettre d’assister à la confrontation de deux systèmes de pensée profondément différents mais ayant tous deux exercé une immense influence sur l’histoire intellectuelle et militante récente.
Pour le dire de manière un peu brutale et qui ne rend peut-être pas justice à l’ensemble des oeuvres des protagonistes, Chomsky représente ici une pensée qui se réclame des Lumières et donc d’un projet moderniste et fondationnaliste, à la fois épistémologique (rationaliste) et politique (émancipationniste). Foucault, quant à lui, s’inscrit dans cette nouvelle perspective anti-fondationnaliste et poststructuraliste qu’on baptisera bientôt postmoderniste, en voyant justement en lui un de ses principaux créateurs. Ce projet postmoderniste conjugue, lui aussi, une perspective épistémologique et une perspective politique. Sur le plan épistémologique, il est en particulier très critique des prétentions rationalistes et débouche sur un rejet du projet philosophique occidental traditionnel et de ses catégories et distinctions fondatrices — comme l’apparence et la réalité, le savoir et l’opinion; sur le plan politique, il est notamment caractérisé par son attention aux singularités, aux différences, à la multiplicité des cultures, des valeurs et des identités.
Relu dans cette perspective, l’échange entre Foucault et Chomsky permet de mesurer d’une part à quel point sont crucialement différentes voire opposées certaines de leur présuppositions fondatrices, d’autre part comment ces différences conduisent ces deux système de pensée à adopter, sur des plans cruciaux pour toute réflexion sur le pouvoir et pour l’action militante, des positions profondément antinomiques.
Mon ambition sera ici de tracer, dans l’échange entre Chomsky et Foucault, les lignes de partage qui permettent de dessiner les contours de ces différences et de ces antinomies afin d’en dégager le sens et la portée.
Plus précisément, je voudrais souligner la radicale divergence des analyses avancées sur les thèmes que j’évoquais en ouverture de ce texte — la nature et l’origine du pouvoir; son éventuelle légitimité; les conséquences des réponses données à ces questions pour le combat politique; — et dégager les implications théoriques et pratiques de ces différences.
***
Chomsky ouvre la discussion par un rappel de certaines de ces thèses méta-linguistiques qui l’ont conduit à la promulgation du programme de recherche de la linguistique contemporaine et ont permis son rattachement aux sciences cognitives.
En substance, il fait remarquer que l’utilisation normale du langage par les locuteurs adultes témoigne de la maîtrise par eux d’un vaste répertoire de capacités et de savoirs permettant le déploiement d’une remarquable créativité — et notamment la formulation et la compréhension d’un nombre en principe infini d’énoncés. Or, cet état complexe, atteint, sauf exception, par tous les sujets adultes, l’est malgré le fait qu’ils n’aient été exposés qu’à un nombre limité d’énoncés de qualité inégale : c’est là, comme on sait, l’argument de la pauvreté des stimuli.
La question qui se pose alors est de rendre compte de ce fossé entre la modicité des données auxquelles le sujet est exposé, d’une part et, de l’autre, la richesse, la systématicité et la créativité du savoir qu’il possède ultimement. Chomsky a plus tard baptisé ce problème le «Problème de Platon» en référence notamment à ce passage du Ménon où un esclave ignorant tout de la géométrie retrouve de — et selon Platon en — lui-même comment il faut procéder pour construire un carré qui soit le double d’un carré donné.
Parvenu à ce point de son argumentation, Chomsky rappelle l’hypothèse innéiste qu’il a avancée dans ses travaux, hypothèse selon laquelle la capacité humaine au langage est attribuable à des structures mentales spécifiques dont bon nombre de caractéristiques constituent un ensemble de propriétés biologiques et innées propres à l’espèce humaine.
La conclusion qu’il invite à tirer est que ce qui est ainsi mis à jour, en tant qu’objet de recherche scientifique, est précisément une composante de la nature humaine. Mieux : une composante fondamentale de la nature humaine — fondamentale «compte tenu du rôle que joue le langage non seulement dans la communication, mais aussi dans l’expression des idées et dans les interactions entre les personnes». Chomsky ajoute qu’il assume volontiers que «quelque chose de semblable doit être vrai dans d’autres domaines de l’intelligence, de la cognition et des comportements humains».
Un long et passionnant échange s’amorce alors, qui va occuper la plus grande part de la première partie de la discussion. Il y est notamment question d’histoire des idées et d’histoire des sciences; du développement des idées de Chomsky et des auteurs l’ayant influencé; du statut des concepts scientifiques; ainsi que de la question de la créativité.
Il est remarquable que tout au long de cet échange les protagonistes parviennent, pour l’essentiel, à des accords sinon complets, du moins très substantiels. S’agissant par exemple de la question de la créativité, il n’ont d’abord aucun mal à reconnaître qu’ils abordent sous ce même concept des problématiques distinctes, nées au sein de traditions disciplinaires différentes et où elles se sont posées de manières profondément divergentes.
C’est ainsi que Foucault a entièrement raison de rappeler que Chomsky, en linguistique, s’opposait au behaviorisme alors dominant, lequel «n’attribuait à peu près rien à la créativité du locuteur», tandis que, dans son propre champ d’intérêt, le problème était complètement différent, puisqu’on y exaltait la créativité de quelques individus au détriment de l’examen des conditions socio-historiques de la production du savoir scientifique. En ce sens, sous le même mot de créativité, ce sont donc bien deux problématiques différentes qui sont abordées. Et comme elles sont traitées ici à un très haut niveau d’abstraction et que la conversation reste nécessairement schématique, la complémentarité de leurs points de vue apparaît plausible aux deux interlocuteurs. Mais examiner tout cela nous entraînerait trop loin de notre sujet et je préfère en venir immédiatement au premier moment de l’échange où un désaccord assez marqué se manifeste. Il se produit lorsque la discussion sur la créativité s’étend à la question du développement des théories scientifiques et à la nature des contraintes qui pèsent sur lui.
Tout en reconnaissant l’importance de l’apport de Foucault, qui permet d’une part de souligner qu’on n’est pas en présence d’un processus de simple accumulation de connaissances, d’autre part de rappeler le poids de ces contraintes qu’on pourrait appeler historico-institutionnelles — Foucault parlera de «grilles» — Chomsky propose une perspective dont on peut penser qu’il la juge comme étant simplement complémentaire à la perspective foucaldienne.
Plus spécifiquement, et de manière très prévisible, il aborde le problème de la genèse des théories scientifiques à partir de l’idée d’un système de règles dans l’esprit du sujet envisagées comme un ensemble de conditions initiales limitant l’étendue du savoir possible et permettant ce «saut inductif» par lequel on passee d’un nombre limité de données à des systèmes de savoir complexe (3) . La perspective ainsi ouverte, est-on tenté de dire, est avant la lettre celle de l’épistémologie évolutionniste.
Foucault, pour la première fois, se déclare explicitement en désaccord et il est important de prendre la mesure de ce qui est ici en jeu puisque ce désaccord est lourd de conséquences — même si Foucault le présente pour commencer comme une «petite difficulté».
Foucault fait d’abord valoir que la position de Chomsky semble impliquer qu’un nombre limité de théories scientifiques sont possibles : or cette conclusion, assure-t-il, n’est plausible que si on se limite à observer de brèves périodes historiques. Envisagée dans la longue durée, l’histoire des sciences, suggère Foucault, donne au contraire à voir une étonnante «prolifération de possibilités par divergence» et ce qu’il appellera justement la mise en œuvre d’un «principe de divergence» — plutôt que d’«accumulation». Foucault invoque ensuite l’idée d’une surabondance de faits et de données pour les systèmes possibles à une époque donnée, puis, préfigurant des thèmes qui seront abondamment discutés en épistémologie durant le dernier quart du XX ème siècle, il formule à sa manière cette idée de sous détermination des théories par les faits à laquelle les nom de Duhem et de Quine sont typiquement associés.
Ce qui est ainsi peu à peu mis en jeu échappe d’autant moins à Chomsky qu’à terme le relativisme épistémologique vers lequel tend ici Foucault («Si tout est possible, rien ne serait possible», dira Chomsky) remet radicalement en cause le fondement même de tout programme de recherche scientifique — et en particulier le réalisme extérieur et l’idée de vérité correspondance. C’est donc l’idée même de connaissance scientifique et de son accroissement qu’il s’agit de défendre, l’idée que la science — du moins les sciences naturelles dont il est seules question ici et auxquelles Chomsky rattache son travail — porte sur un monde extérieur indépendant des représentations du sujet connaissant, monde qu’elle décrit de manière plus ou moins exacte; l’idée, enfin, que si la science a bien une histoire, elle n’en est pas moins cumulative.
S’il reconnaît qu’il est tout à fait possible que certaines questions (et même certaines de celles qui nous intéressent le plus, comme justement la nature humaine ou l’organisation d’une société saine) pourraient fort bien rester inaccessibles à la connaissance scientifique, Chomsky insiste donc pour réitérer le rôle indispensable des propriétés de l’esprit dans la genèse et, il le dira explicitement, l’accroissement du savoir scientifique.
Foucault mesure lui aussi fort bien l’enjeu de cette discussion. Il accorde que de telles règles sont bien mises en œuvre par l’esprit humain, reconnaît qu’il est légitime pour le linguiste ou l’historien de chercher à les penser : mais il refuse de concéder que «ces régularités puissent être reliées (connected), comme conditions d’existence, à l’esprit humain ou à sa nature.». On l’aura deviné : Foucault préconise de chercher les conditions d’apparition de ces régularités dans des pratiques humaines comme «l’économie, la technologie, la politique, la sociologie», en tous les cas «hors de l’esprit humain, dans des formations sociales, dans des relations de production, des luttes de classes etc.».
Cette passe d’armes tourne court et s’achève sans que le sujet ne soit repris ou approfondi et Foucault et Chomsky en tirent tous deux, provisoirement, un bilan conciliant : mais ces débats et leurs substantiels enjeux vont ressurgir dans la deuxième partie de l’entretien.
Pour le moment, Foucault conclut qu’il se pourrait que leurs divergences tiennent à ce que lui et Chomksy ne parlent pas de la même chose sous la catégorie de savoir : le linguiste entendrait pas là «l’organisation formelle du savoir » tandis que lui-même a en tête «le contenu des différents savoirs qui sont dispersés au sein d’une société […] et qui se donne comme le fondement de l’éducation, des théories, des pratiques, etc.».
Quant à Chomsky, il suggère que la création scientifique met en jeu deux facteurs : des propriétés intrinsèques de l’esprit et «un ensemble de conditions sociales et intellectuelles données». Comprendre la création scientifique demande de penser simultanément ces deux facteurs et leur interaction : or Foucault s’intéresse particulièrement à un des ces facteurs, tandis que lui-même s’intéresse à l’autre.
Ces deux explications sont loin d’être convaincantes et masquent mal de profonds désaccords — épistémologiques, ontologiques et politiques — qui vont surgir dès le moment où, la discussion venant de s’engager sur le terrain politique, Chomsky va explicitement lier son esquisse d’une théorie de la nature humaine à une double ambition.
D’abord, étant admis d’une part la centralité des idées de liberté et de créativité dans cette conception de la nature humaine et, d’autre part, le fait qu’une «société décente devrait maximiser les possibilités de réalisation de ces potentialités», l’ambition d’œuvrer à l’élimination des structures et institutions coercitives qui ne peuvent se justifier.
Ensuite, ou plutôt conjointement, celle de tenter d’esquisser une vision, plausible et désirable, d’une société juste et humaine.
Chomsky rappelle à cette occasion son attachement à l’idée d’un système décentralisé de libres associations incorporant des institutions économiques, sociales et politiques et dont il pense qu’elle est particulièrement adaptée à nos actuelles sociétés occidentales technologiquement avancées : «Il n’y a plus de nécessité à traiter les êtres humains comme des éléments mécaniques d’un procès de production, dira-t-il. Cela peut être aboli et nous devons l’abolir au profit d’une société de liberté et de libre association au sein de laquelle les pulsions créatrices que je pense être intrinsèques à la nature humaine pourront s’accomplir de toutes les manières qu’elles le voudront.»
La position défendue par Chomsky, placée sous le signe de l’anarcho-syndicalisme ou du socialisme libertaire, trace ainsi un programme pour une théorie et une pratique politiques — et même, plus généralement, pour une science sociale digne de ce nom. À ce programme et à la conception de la nature humaine qui le sous-tend, Foucault objectera divers arguments de grande portée et auxquels toute son œuvre a donné des formulations exemplaires. Je propose de les présenter en deux moments.
Le premier ensemble d’arguments pourrait être décrit comme historiciste et perspectiviste — j’emploie ce mot parce qu’on y devine la forte influence de Nietzsche qui ne cesse de s’affirmer sur lui depuis que Foucault l’a lu en août 1953 (4) — et soutient que cette postulation a-historique d’une nature humaine permanente et essentielle, «à la fois idéale et réelle», «cachée et jusqu’à présent opprimée» court, peut-être inévitablement, le risque de reproduire les catégories mêmes au sein desquelles nous la pensons. Il s’ensuivrait que nous serions toujours, et même à notre insu, inscrits dans notre historicité, jusque dans les catégories par lesquelles nous pouvions croire y échapper.
Selon ce point de vue, qui est finalement celui du constructivisme social, des notions et des concepts comme ceux de «nature humaine», de «justice», ou «d’accomplissement par les êtres humains de leur essence» ont été forgés au sein même de notre civilisation et donc dans le cadre de notre mode de connaissance, de notre manière de philosopher et sont engendrés par notre système de classes. Foucault en conclut qu’il est pour sa part incapable d’étendre ces notions à la description ou à la justification d’un combat destiné à «mettre à bas les fondements même de notre société».
De plus, et c’est la deuxième série d’arguments qu’il déploie, cette nature humaine hypostasiée opérerait au détriment de la nécessaire et souhaitable reconnaissance de la pluralité des différences et des singularités historiques, culturelles et sociales. Sous des dehors de savoir pur et désintéressé, de neutralité objective, cet échafaudage théorique sert en réalité aux institutions dominantes d’instrument d’oppression, de contrôle, de classification et de négation des différences. On reconnaît bien entendu ici ces thèses auxquelles le livre suivant de Foucault, Surveiller et Punir, va bientôt donner leur pleine extension. L’appel à l’universalisme abstrait est alors identifié pour ce qu’il serait: le masque par lequel, à travers tout un ensemble de pratiques discursives et de «biopouvoir», les institutions de la modernité ont assuré la gouvernementalité des individus et de la société.
Cette fois encore se dessinent les programmes d’une théorie et d’une action politique. Leur ambition, rappelle Foucault, sera notamment de travailler à dissiper l’illusion que le pouvoir réside dans le Gouvernement et ne s’exerce qu’à travers quelques institutions spécifiques (administration, police, armée, etc.); puis de montrer qu’il est aussi dans ces multiples médiations «d’institutions qui semblent n’avoir rien en commun avec le pouvoir politique et être indépendantes de lui — mais ne le sont pas».
Que penser, aujourd’hui, de ces deux programmes? C’est la question à laquelle je voudrais essayer de répondre dans la dernière partie de ce texte.
***
Il s’est agi, tout au long de cet échange, de lier une théorie à une pratique et puisque les deux protagonistes semblent convenir — à partir de perspectives certes différentes et pour des raisons elles-mêmes différentes — qu’ils oeuvrent dans un domaine au savoir profondément incertain, faisons de cette catégorie d’incertitude le point de départ à notre réflexion. C’est qu’à mon sens on y mesure toute la différence qui existe, en théorie comme en pratique, entre une position fondationnaliste et une position anti-fondationnaliste.
Selon le premier point de vue, notre savoir — et Chomsky l’admet sans ambages — est limité et faillible (5) . Pourtant, des vérités empiriques au moins partielles et qu’il est raisonnable d’admettre provisoirement, nous sont accessibles. Elles décrivent des faits concernant en particulier l’état actuel et passé du monde et notre militantisme doit en tenir le plus grand compte. Disposant en outre d’une idée, même partielle et spéculative, de la nature humaine, nous sommes en mesure, compte tenu de ce que nous savons de l’état du monde, d’identifier des structures de pouvoir et de domination comme étant illégitimes et de justifier qu’il faille travailler à les abattre. Nous sommes enfin en mesure de juger des progrès accomplis selon qu’ils pointent, ou non, vers un accroissement de la justice et de la décence. Le travail à réaliser ne sera sans doute jamais achevé, comme le souligne Chomsky :
«Ce que je pense être l’apport le plus important de l’anarchisme [...] c’est cette reconnaissance qu’il y aura toujours à découvrir et à surmonter des structures de hiérarchie, d’autorité, de domination et de contraintes qui seront imposées à la liberté : l’esclavage, l’esclavage salarial, le racisme, le sexisme, les écoles autoritaires, etc. […] Si la société progresse et surmonte ces formes d’oppression, elle en découvrira d’autres » (6).
La perspective que je viens de dessiner reconnaît les embûches et les immenses difficultés qui se dressent devant toute volonté de comprendre le monde et d’agir sur lui; mais elle refuse de faire de ces difficultés une impossibilité. Elle pense qu’il convient au contraire d’y faire face avec les moyens les plus efficaces que l’on puisse déployer : la raison, les faits et un idéal le plus explicitement formulé compte tenu de ce qu’il est raisonnable de penser. Une telle attitude est finalement celle de la phronesis des Anciens, qui se propose d’agir prudemment après avoir au mieux délimité l’incertitude et pour cela déterminé ce qui est vrai, ce qui est seulement vraisemblable, ce qui est faux et ce qui est souhaitable.
Les catégories de sujet, de vérité, de justice, d’émancipation bien qu’incertaines et perfectibles sont, on l’aura noté, indispensables à la réalisation de ce programme. Sans elles, en fait, il apparaît même impossible d’identifier les formes légitimes et illégitimes de pouvoir, de justifier d’abattre les unes et pas les autres, bref, de simplement formuler de manière cohérente un projet politique libertaire.
Or, me semble-t-il, Foucault s’est justement privé du recours à ces catégories, toutes suspectes dans la perspective de la rupture postmoderniste. Les conséquences de cette rupture apparaissent clairement dans la deuxième partie de son échange avec Chomsky, durant laquelle se mesure l’abîme qui sépare une position fondationnaliste d’une position anti- fondationnaliste.
Un premier et immense problème surgit sitôt que l’on cesse de prendre au sérieux les concepts de vérité et de savoir, ainsi que semble l’impliquer le constructivisme social et le perspectivisme défendus par Foucault. Si tout, en effet, n’est qu’affaire que de perspective et de construction sociale, comment l’action militante peut-elle invoquer une état (déplorable) du monde pour justifier que l’on se mobilise contre lui? Ou encore arguer contre les représentations fausses qu’en donnent les institutions dominantes et la propagande (7) ?
Foucault a en tout cas publié de nombreux textes où il parle de la vérité et de savoir en des termes pour le moins étonnants et qui interdisent que l’on puisse répondre de manière satisfaisante à ces questions. Par exemple :
«[…] par vérité, entendre un ensemble de procédures réglées pour la production, la loi, la répartition, la mise en circulation et le fonctionnement des énoncés; la vérité est liée circulairement à des systèmes de pouvoir qui le produisent et le soutiennent et à des effets de pouvoir qu’elle induit et la reconduisent. Régime de la vérité […][la question] est de savoir s’il est possible de constituer une nouvelle politique de la vérité. Le problème n’est pas de changer la conscience des gens […] mais le régime politique, économique, institutionnel de production de la vérité. […] La question politique, en somme, ce n’est pas l’erreur, l’illusion, la conscience aliénée ou l’idéologie; c’est la vérité elle-même» (8).
Ou encore :
«L’analyse historique de ce grand vouloir-savoir qui parcourt l’humanité fait donc apparaître à la fois qu’il n’y a pas de connaissance qui ne repose sur l’injustice (qu’il n’y a donc pas, dans la connaissance même, un droit à la vérité ou un fondement du vrai) et que l’instinct de connaissance est mauvais, (qu’il y a en lui quelque chose de meurtrier, et qu’il ne peut, qu’il ne veut rien pour le bonheur de l’humanité)» (9) .
De telles analyses de la vérité et du savoir sont intenables notamment parce qu’elle sont inconsistantes et je les pense suicidaires pour un mouvement qui aspire à comprendre et à changer le monde.
Quoiqu’il en soit, Foucault, semble-t-il, préconise de remplacer ces catégories philosophiques traditionnelles par le couple pouvoir/savoir. Il écrira :
«Peut-être faut-il renoncer à croire que le pouvoir rend fou et qu’en retour la renonciation au pouvoir est une des conditions auxquelles on peut devenir savant. Il faut plutôt admettre que le pouvoir produit du savoir (et pas simplement en le favorisant parce qu’il le sert ou en l’appliquant parce qu’il lui est utile); que pouvoir et savoir s’impliquent directement l’un l’autre; qu’il n’y a pas de relation de pouvoir sans constitution corrélative d’un champ de savoir, ne de savoir qui ne suppose et ne constitue en même temps des relations de pouvoir. Ces rapports de «pouvoir-savoir» ne sont donc pas à analyser à partir d’un sujet de connaissance qui serait libre ou non par rapport au système de pouvoir; mais il faut considérer au contraire que le sujet qui connaît, les objets à connaître et les modalités de connaissance sont autant d’effets de ces implications fondamentales du pouvoir-savoir et de leurs transformations historiques. En bref, ce n’est pas l’activité du sujet de connaissance qui produirait un savoir, utile ou rétif au pouvoir, mais le pouvoir-savoir, les processus et les luttes qui le traversent et dont il est constitué, qui déterminent les formes et les domaines possibles de la connaissance» (10) .
Mais, ici encore, cette catégorie de pouvoir est problématique et pour la pensée et pour l’action. C’est que le pouvoir au sens foucaldien est un destin, il est la substance permanente de l’histoire, dont seuls varieraient les attributs comme autant d’espèces d’un même genre : son analyse est nominaliste et révèle une sorte de pancratisme hobbesien, proche du concept nietzschéen de volonté de puissance. Ce pouvoir-là est partout et vient de partout : « [il] n’est pas une institution, dira Foucault, et ce n’est pas une structure, ce n’est pas une certaine puissance dont certains seraient dotés : c’est le nom qu’on prête à une situation stratégique complexe dans une société donnée» (11).
Le danger est ici que l’on confonde savoir et pouvoir là où il y aurait lieu de les distinguer. On aura un exemple de cette confusion vers la fin de l’échange, et de manière particulièrement intéressante, lorsque Foucault invoquera la catégorie de maladie mentale, sur laquelle il a tant travaillé, pour affirmer qu’elle est historiquement située et que «les définitions de la maladie et de la folie, ainsi que leur classification, ont été construits de telle sorte qu’ils excluent de notre société un certain nombre de personnes». Bref : ces catégories ne seraient que le nom et le masque d’un certain pouvoir. Mais cela est loin d’être évident. Et c’est ainsi que Chomsky, qui n’ignore bien entendu rien du caractère fallacieux et idéologique de tant de catégories des sciences sociales, répond, et avec raison : «Je dois dire mon désaccord [sur ce point] avec Monsieur Foucault et exprimer mon point de vue selon lequel le concept de maladie mentale a probablement un caractère absolu, au moins dans une certaine mesure».
Le point de vue défendu par Foucault me semble également problématique sur un plan stratégique en ce qu’il ne permet pas de justifier le choix des cibles dans les combats qui sont entrepris. Doit-on, par exemple, lutter en priorité sur le plan économique et nous en prendre aux Corporations Transnationales (comme le suggère d’ailleurs Chomsky), ou autre chose encore, peut-être de l’ordre de ce qu’esquisse Foucault? Rien, dans la perspective foucaldienne, ne semble permettre de le décider. De même, rien ne permet de décider de ce qui, dans les structures de pouvoir existantes, peut être considéré comme légitime ou illégitime ou comme constituant un gain et partant être mis en œuvre pour l’obtention de gains ultérieurs. Les échanges que les deux philosophes ont sur la désobéissance civile et sur droit international sont à cet égard emblématiques de leurs positions respectives.
Chomsky conçoit la désobéissance civile comme s’exerçant au nom d’une présomption de justice supérieure. Il insistera même pour souligner que certaines lois existantes incorporent des valeurs humaines décentes et que l’on puisse donc, en certains cas, s’appuyer sur le système légal et ses possibilités pour justifier que l’on doive poser des gestes que l’État qualifiera d’illégaux.
De même, dira-t-il, le droit international, s’il permet que des interventions armées se fassent «au profit de structures de pouvoir qui se donnent pour des États et agissent contre les intérêts des masses» n’est pas que cela. Les principes de Nuremberg, la Charte des Nations Unies existent également et «exigent du citoyen qu’il agisse contre son propre État en posant des gestes que ce dernier tiendra pour illégaux». On doit donc, et c’est là un point théorique et stratégique crucial, en appeler dans nos combats à une certaine idée de la justice; et on peut même, en certains cas, en appeler, contre les institutions dominantes, à l’idée de justice qu’elles admettent.
Chomsky résume comme suit ce qu’on peut tirer de ces analyses:
Il est trop irréfléchi et précipité de ne faire de nos actuels systèmes de justice que des outils d’oppression au service d’une classe : ils ne le sont pas. Bien sûr ils incorporent des systèmes d’oppression de classe et des éléments d’autres types d’oppression également; mais on y trouve aussi une tendance vers la vraie humanité et vers des concepts valables de justice, de décence, d’amour, de bonté et de sympathie qui sont bien réels. Et je pense que dans toute société future, qui ne sera bien évidemment jamais parfaite, nous aurons de tels concepts, incorporant de plus en plus une défense des besoins humains fondamentaux, y compris des besoins de solidarité, de sympathie et ainsi de suite, mais qui reflèteront sans doute toujours en quelque manière, les inégalités et les éléments d’oppression de cette société.
De ce point de vue, de la même façon que la délimitation de l’incertitude de la théorie présuppose un concept de vérité, la décision d’agir dans un jeu à information incomplète comme celui de l’action militante présuppose les concepts de raisonnable, de plausible et de but désirable. Foucault semble, à en juger sur cette conversation, s’en être privé.
C’est que si le «fatum» de l’Histoire est l’éternelle imposition par le pouvoir d’un ordre social et politique aliénant et arbitraire, le combat mené contre lui ne saurait avoir de justification dans l’idéal d’un ordre social moins oppressif, plus humain et plus juste — toutes catégories pour lesquelles Foucault professe la plus extrême méfiance. Et si nous acceptons son analyse, nous sommes incapables de justifier les combats que nous menons en termes de justice et dès lors conduits à ce qui ressemble fort à un sorte de nihilisme politique :
Foucault : Le prolétariat est en guerre contre la classe dominante parce que, pour la première fois de l’histoire, il veut prendre le pouvoir. Et parce qu’il va renverser le pouvoir de la classe dominante, il considère cette guerre comme juste.
Chomsky : Eh bien, je ne suis pas d’accord.
Foucault : On fait la guerre pour la gagner, pas parce qu’elle et juste.
Chomsky : Personnellement, je ne suis pas d’accord avec ça. Par exemple, si j’étais convaincu que l’arrivée au pouvoir du prolétariat signifierait l’avènement d’un État policier terroriste au sein duquel la liberté, la dignité et la décence des relations humaines seraient détruites, alors je ne souhaiterais pas que le prolétariat prenne le pouvoir. En fait, on ne peut vouloir l’accession au pouvoir du prolétariat, me semble-t-il, que parce qu’on pense, à tort ou à raison, que par un tel transfert de pouvoir on actualisera certaines valeurs humaines fondamentales.
Comme le dira Michael Walzer, Foucault en appelle à la résistance, «mais à la résistance au nom de quoi? Au bénéfice de qui? Et dans quel but? Il n’est pas possible [dans le cadre de sa pensée] de répondre […] de manière satisfaisante à ces questions .»(12)
***
C’est dans toute sa radicale opposition au projet même d’une pensée du politique — et plus généralement d’une philosophie — moderniste que s’est défini le postmodernisme anti-fondationnaliste dont Foucault a été un des principaux penseurs.
Sur le plan du politique, son ambition a été de montrer que les concepts et les valeurs à portée transcendante par lesquelles le projet traditionnel d’une théorie du politique s’était articulé — le vrai, le juste, le sujet et son émancipation — n’ont aucune des vertus qu’on leur attribue et ne peuvent donc servir de points d’appui sur lesquels construire une politique libérée des immanences.
Cette analyse, si elle était juste, aurait pour conséquence de demander que nous sortions du projet philosophique occidental. Je pense que la démonstration n’est pas convaincante.
Mais il y a plus, puisque la perspective théorique ici ouverte s’étant privée d’emblée des ressources des catégories transcendantes se trouve placée devant un dilemme qu’a bien vu Habermas. En effet, ou bien, pour se maintenir comme ensemble de propositions à prétention théorique, elle est contrainte de réintroduire dans son argumentaire les catégories dont elle a voulu s’émanciper — et en ce cas de nier par sa pratique ce qu’elle condamne en théorie; ou bien elle est vouée à ne pas pouvoir se défendre devant quiconque la décrète insignifiante ou refuse de la considérer.
Ce dilemme, qui est celui de tout relativisme, apparaît à quelques reprises dans l’échange entre Foucault et Chomsky; mais il est aussi au cœur de bon nombre des critiques adressées à son oeuvre depuis quelques années, par exemple dans tous ce cas de figure où on conteste ses analyses, les faits qu’il invoque, les données qu’il présente (13) .
Plus généralement, me semble-t-il, on devrait considérer attentivement ce dilemme par lequel Gary Gutting conclut l’article de la Routledge Encyclopedia of Philosophy consacré à Foucault :
Pour Foucault, la philosophie n’est toujours qu’un moyen de surmonter un ensemble donné de limitations historiques. Elle n’a pas plus de finalité propre qu’elle ne recèle de vérité particulière ou ne produit d’effet spécifique. Elle n’est qu’un ensemble de techniques intellectuelles, liées à une prise de conscience de l’entreprise historiquement connue sous le nom de philosophie. S’il advient que la philosophie modifie la compréhension qu’elle a d’elle-même selon la perspective dessinée par la pratique de Foucault, alors celui-ci sera reconnu comme un grand philosophe — ou, ce qui est plus probable, comme quelqu’un ayant joué un rôle majeur dans l’élimination de la philosophie telle qu’elle avait été conçue depuis Platon. Dans le cas contraire, il restera, selon toute vraisemblance, une figure mineure, intéressante pour ses perspectives historiques bizarres et pour sa critique sociale bien particulière (14) .»
Je suis de ceux qui considèrent que c’est la deuxième hypothèse proposée par Gutting est la bonne. Et si c’est bien le cas, il conviendra alors de s’interroger sur l’immense succès remporté par la pensée de Foucault — et pas seulement dans le milieux libertaires ou sympathisants, mais dans l’intelligentsia en général.
Avec peu d’assurance, je l’admets, je proposerais que cette popularité s’explique par l’inscription de cette pensée dans un moment historique où la fin de l’espoir en la possibilité d’un changement social radical porté par les années soixante engendre une profonde remise en question des catégories conceptuelles qui avaient permis de l’envisager et de le penser, et en particulier de leur dogmatisme. Foucault, brillant, inassignable à une perspective théorique précise, sensible à la multiplicité des combats, arrivait à un moment opportun. La perspective discursive qu’il déployait offrait en outre la consolation de pouvoir penser que puisque le pouvoir est partout et jusque dans le langage et les silences, la formulation d’un projet de critique radicale, fut-il formulé de manière ésotérique et ne s’adresser qu’à un auditoire limité, était néanmoins un geste politique radical.
Mais, au total, le centrement, de manière massivement prévalente, de la critique sociale sur l’individu et sur les différences a, il faut le craindre, engendré une certaine dilution de la critique sociale qui a contribué à divertir les radicaux de nombreux et importants combats économiques et politiques tout en entretenant la dangereuse illusion qu’une rébellion dans les mots était une rébellion dans les choses.
***
Mais si, presque quarante ans plus tard, on est tenté de déplorer que Foucault et ses disciples aient si complètement accompli le programme qu’il proposait en 1971, il faut aussi déplorer que Chomsky n’ait qu’à moitié réalisé le sien. C’est que celui-ci n’est pas resté entièrement fidèle au programme qu’il avait esquissé — ou plutôt n’en a accompli qu’une part sur les deux qu’il annonçait.
Ce qu’il a accompli est certes important et restera sans doute comme un témoignage particulièrement riche et bien documenté de certains des plus troublants aspects de la vie économique et politique des quarante dernières années. Mais Chomsky a aussi, hélas, renoncé à travailler à imaginer des institutions désirables.
Cette deuxième tâche était, j’en suis persuadé, la plus difficile des deux qu’il esquissait et c’est justement celle qui nous fait le plus cruellement défaut aujourd’hui, au moment où quiconque désire s’informer peut aisément découvrir toute l’horreur et toute la misère du monde, mais est alors amené, devant l’absence d’alternative crédible, à conclure avec un fatalisme souvent teinté de cynisme qu’on peut rien changer .
C’est à lutter contre ce cynisme et ce fatalisme que les libertaires devraient aujourd’hui œuvrer, avec les armes de la raison, des faits, mais aussi avec l’espoir raisonnable qu’un monde plus humain est possible et que l’anarchisme détient (au moins) quelques–unes des clés qui en ouvrent la porte.
(1) L’échange a été retranscrit et publié par l’organisateur et animateur de la rencontre : ELDERS, F., «Human nature : justice versus power. Noam chomsky and Michel Foucault», dans : DAVIDSON, Arnold I., Foucault and His Interlocutors, The University of Chicago Press, 1997. Une version française de ce dialogue est récemment parue: CHOMSKY, N., FOUCAULT, M. et ELDERS, F. (Interviewer), Sur la nature humaine : Comprendre le pouvoir, La Petite Bibliothèque d'Aden, 2006. Je citerai ici des extraits que j’aurai moi-même traduits de la version anglaise disponible sur Internet à : [http://www.chomsky.info/debates/1971xxxx.htm]. Document consulté le 16 juin 2006.
(2)Michel Foucault (1926-1984) , au moment où ce débat a lieu, est professeur au Collège de France et a publié certains ouvrages qui sont désormais considérés comme des pièces majeures de son corpus (Histoire de la folie à l’âge classique, 1961; Naissance de la clinique, 1963; Les Mots et les Choses, 1966; L’archéologie du savoir, 1969); en 1971, il vient de fonder le GIP, Groupe d’information sur les Prisons. Noam Chomsky (1928) est quant à lui professeur au Massachusetts Institute of technology où il a formulé et commencé à réaliser le programme de recherche de la linguistique contemporaine fondé sur l’hypothèse innéiste d’une grammaire universelle (Syntactic structures, 1957). Deux ouvrages viennent de faire connaître ces thèses auprès d’un large public francophone : La Linguistique cartésienne (1966) et Le langage et la pensée (1968). Par ces travaux, Chomsky est reconnu comme un des principaux acteurs de la toute récente révolution cognitive. Politiquement, il est alors engagé dans la lutte contre la guerre du Vietnam; il a notamment publié : American Power and the New Mandarins, 1969 et At War with Asia, 1970.
(3) Bien qu’il ne développe pas cette idée durant cet échange, on sait que Chomsky invoquera à ce propos l’abduction peircéenne.
(4) Foucault citera d’ailleurs Nietzsche dans son dialogue avec Chomsky. Il m’a toujours été impossible de lire sans penser à Foucault ce passage du Gai savoir (§ 7) dans lequel Nieztsche dresse une liste des histoires à écrire: «Toutes les catégories de passions doivent être méditées séparément à travers les temps, les peuples, les individus grands et petits […] ! Jusqu'à présent, tout ce qui a donné de la couleur à l'existence n'a pas encore d'histoire : où trouverait-on, par exemple, une histoire de l'amour, de l'avidité, de l'envie, de la conscience, de la piété, de la cruauté? Nous manquons même complètement jusqu'à ce jour d'une histoire du droit, ou même seulement d'une histoire de la pénalité.» (Traduction : Henri Albert)
(5) Il dira : «[…] nous devons avoir le courage de spéculer et de créer des théories sociales, même fondées sur un savoir partiel et tout en restant ouverts à la forte possibilité — en fait à la substantielle probabilité — qu’au moins sur certains aspects nous serons bien loin de la vérité».
(6) «The Manufacture of Consent», dans : CHOMSKY, N., Language and Politics, Édité Par C.P. Otero, Black Rose Books, Montréal et New York, 1998. Page 395.
(7) C’était notamment le sens de la percutante critique adressée par Jürgen Habermas à Foucault. Voir : Habermas, Jurgen, The Philosophical Discourse of Modernity, The MIT Press, Massachusetts, 1990.
(8) «Entretiens avec Michel Foucault», dans : Dits et écrits, Tome II, Quarto Gallimard, Paris, 2001. Page 160.
(9) «Nietzsche, la généalogie, l’histoire», dans : Dits et écrits, Tome I, Quarto Gallimard, Paris, 2001. Page 1023.
(10)FOUCAULT, Michel, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Bibliothèque des histoires, NRF, Gallimard, Paris, 1975. Pages 32.
(11) FOUCAULT, Michel, La volonté de savoir, Gallimard, Paris, 1976. Page 123.
(12) WALZER, M., The Company of Critics. Social criticism and Political Commitment in the Twentieth Century, Peter Haben, London, 1989.
(13) Voir notamment : WINDSCHUTTLE, K., The Killing of History. How Literary Critics and Social Theorists are Murdering our Past, Encounter Books, San Francisco, 1996; et : WOLIN, Richard, The Seduction of Unreason. The Intellectual Romance with Fascism from Nietzsche to Postmodernism, Princeton University Press, Princeton and Oxford, 2004.
914) GUTTING, GARY (1998, 2003). Foucault, Michel. In E. Craig (Ed.), Routledge Encyclopedia of Philosophy, London: Routledge.
jeudi, juillet 10, 2008
L'ÉCHANGE CHOMSKY-FOUCAULT 1/2
J'ai publié sur cet échange un texte que je vais reproduire sous peu ici.
mercredi, juillet 09, 2008
EXPLICATIONS NATURALISTES DE LA RELIGION
La revue de philosophie Médiane, à la création de laquelle j'ai eu le plaisir de participer et à laquelle je collabore depuis ses tout débuts, publiera sous peu son cinquième numéro. Celui-ci porte sur a religion. Je signe à chaque numéro une sorte d'éditorial en forme de Coup de Gueule; ce qui suit est celui de ce prochain numéro.]
***
Ni Dieu ni maître, mieux d’être.
Jacques Prévert
La grande famille de l’incroyance, qui comprend notamment les athées, les agnostiques, les libres penseurs, les humanistes, les défenseurs de la laïcité et, plus récemment, les brights, a été très active au cours des dernières années.
Il y a d’abord eu cette intense activité éditoriale qui a produit de nombreux ouvrages, dont certains ont connu d’inattendus mais retentissants succès de librairie. Citons pour mémoire, et entre de très nombreux autres : Pour en finir avec Dieu, de Richard Dawkins; Breaking the Spell, de Daniel Dennett; God is not Great, de Christopher Hitchens; Atheist Universe, de David Mills; et Traité d’athéologie, de Michel Onfray.
Mais les incroyants n’ont pas seulement écrit et ils sont aussi intervenus abondamment dans ces nombreux débats sociaux qui ont sollicité leur attention.
Au Québec, par exemple, l’idée d’un enseignement culturel des religions a paru à plus d’un d’entre nous représenter une grave menace à l’idée d’une école laïque et constituer une manière à peine déguisée de continuer à accorder dans l’école un traitement préférentiel aux croyances religieuses.
De même, les demandes d’accommodement religieux ont paru irrecevables à plus d’un défenseur de la laïcité et témoigner, encore une fois, de la tendance à accorder un traitement préférentiel aux religions parmi l’ensemble des croyances et ce au mépris de la laïcité bien comprise.
Le rapport produit par la commission Bouchard-Taylor n’a rien fait pour calmer ces inquiétudes, loin de là, et cet étrange concept de laïcité ouverte qu’il met de l’avant (parle-t-on de droits de l’homme ouverts ou de liberté ouverte?!?) aurait suffi, à lui seul, à inquiéter incroyants et partisans de la laïcité.
Cependant, à mon sens, c’est sur le plan (beaucoup moins visible du grand public) des explications naturalistes de la croyance en dieu et de la religion que les avancées les plus remarquables et les plus prometteuses de l’incroyance se sont produites.
De quoi s’agit-il exactement?
Deux avenues
Pour comprendre le sens et la portée de ces nouvelles percées théoriques, il sera utile de les situer dans le prolongement de ces explications naturalistes de la religion qui sont mises de l’avant depuis longtemps déjà au sein de la tradition occidentale. Deux avenues convergentes ont tout particulièrement été explorées.
La première, qu’on pourrait appeler génétique, concerne l’explication de l’origine de la religion et des croyances religieuses.
Épicure puis Lucrèce, on s’en souviendra, avaient ici ouvert la voie, en suggérant que les religions sont essentiellement « une maladie née de la peur».
Avec sa fameuse Loi des trois états, Auguste Comte invitait pour sa part à considérer la religion comme un moment historiquement situé et désormais dépassé — d’abord par la métaphysique, puis par la science positive — de la compréhension du monde.
Marx et d’autres ont ensuite suggéré, en analysant sa fonction politique et idéologique, que la religion était à la fois une expression de la misère réelle et une protestation contre elle, un «soupir de la créature accablée par le malheur [et] l'âme d'un monde sans coeur » : bref, et selon la célèbre formule, un «opium du peuple».
Vint Freud, qui proposera que la religion est une forme de projection de l’image du père et de névrose infantile dont l’adulte et la société devront guérir pour devenir sains.
À ces hypothèses génétiques — et c’est la deuxième des avenues que je proposais de distinguer plus haut — se sont ajoutées des analyses qui proposent cette fois des explications naturalistes à des phénomène religieux présumés être, sinon inexplicables, du moins ne recevoir d’explication qu’en termes surnaturels.
Un travail en tous points exemplaire de ces démarches est celui qu’a accompli David Hume dans son examen critique de la notion de miracle. Ces miracles, explique Hume, sont par définition des « violations des lois de la nature». Or, notre connaissance de celles-ci, faillible sans doute, repose une vaste expérience, tandis que le miracle, fondé sur un témoignage, souvent unique, invoque lui aussi une expérience pour établir sa véracité. Or l’expérience montre aussi, très amplement, la faillibilité des témoignages, surtout s’ils portent sur le religieux et le merveilleux et plus encore si, par eux, un témoin devient très intéressant aux yeux des autres. Hume conclura: «Aucun témoignage n'est suffisant pour établir un miracle à moins que le témoignage soit d'un genre tel que sa fausseté serait plus miraculeuse que le fait qu'il veut établir».
La science contemporaine et la religion
La pensée scientifique récente, tout particulièrement à travers des disciplines comme la psychologie cognitive, la biologie et la psychologue évolutionniste, prolonge ces deux avenues de réflexion et propose de nouvelles explications naturalistes de la religion.
Les nouvelles explications génétiques cherchent notamment à rendre compte, en termes évolutionnistes, de la naissance et de la persistance de la religion. Un exemple, emprunté à R. Dawkins, permettra de saisir, sinon toute la substance, du moins la forme possible de ce type d’argument.
Un papillon de nuit qui en apparence s’auto-immole sur une bougie, suit, ce faisant, une règle de conduite qui lui a conféré un avantage évolutif en lui permettant de s’orienter la nuit sur des sources infiniment lointaines de lumière. Mais il le fait en ce cas dans des conditions nouvelles (celle de la lumière artificielle, récemment apparue) qui rend cette règle mortelle pour lui.
De même, suggère Dawkins, les croyances religieuses pourraient être une défaillance, un malheureux sous-produit de la règle recommandant de croire aux aînés, règle qui s’est avérée si utile aux fragiles petits de l’espèce humaine (et leur a épargné de faire par eux-mêmes l’expérience qu’il ne faut pas toucher aux serpents).
Sur le plan de l’explication naturaliste des phénomènes présumés surnaturels liés à la religion, d’innombrables études ont été menées. En voici un exemple.
On a réalisé des études expérimentales sur la neurobiologie des expériences dites mystiques qui ont permis d’établir les effets de la méditation et de la prière sur le lobe pariétal postéro-supérieur du cerveau, siège de la détermination par le sujet des limites de son corps : or, les descriptions des expériences «mystiques» ressemblent à s’y méprendre à ce que rapportent les sujets atteints de lésions à ces régions.
Et ce n’est pas tout* .
• On sait par exemple que l’augmentation de l’éthylène dans l’organisme permet de faire l’expérience de véritables moments mystiques et que c’est justement ce que provoque la respiration pratiquée par les yogis ou encore … une faille géologique située à Delphes, en Grèce, précisément le lieu où vivaient et s’exprimaient de célèbres oracles!
• Des drogues comme la mescaline ou l’acide lysergique provoquent des hallucinations visuelles ou auditives que des cultures préscientifiques pourront aisément interpréter — et ont de fait interprété — en un sens surnaturel.
• Des déficiences importantes en vitamines C et B, qui étaient communes au Moyen-Âge, alors que les fruits frais étaient rares, peuvent provoquer des maladies qui causent des hallucinations.
• Le fait de se flageller fait produire aux plaies suppurantes des toxines hallucinogènes; le fait de jeûner a le même effet sur l’organisme.
• Par la prière et la méditation, on atteint un état de privation de stimuli sensoriels qui semble produire diverses expériences mystiques ou religieuses : mais l’expérience montre que des cuves de privation sensorielle dans lesquelles les sujets flottent dans l’eau provoque le même effet et de manière plus forte encore.
Ces percées de la connaissance et de nombreuses autres qui sont dans le même sens, seront accueillies avec bonheur par tous les incroyants, qui ne manqueront pas de se réjouir aussi du fait que la croyance religieuse, dans bien des pays occidentaux, soit de nos jours en net déclin.
Ni dieu, ni maître? Mieux d’être!
* Merci à Massimo Pigliucci, philosophe et biologiste, à qui je dois les exemples qui suivent, que je reprends de son très riche bogue que je vous invite à visiter: [http://www.rationallyspeaking.org/]
***
Ni Dieu ni maître, mieux d’être.
Jacques Prévert
La grande famille de l’incroyance, qui comprend notamment les athées, les agnostiques, les libres penseurs, les humanistes, les défenseurs de la laïcité et, plus récemment, les brights, a été très active au cours des dernières années.
Il y a d’abord eu cette intense activité éditoriale qui a produit de nombreux ouvrages, dont certains ont connu d’inattendus mais retentissants succès de librairie. Citons pour mémoire, et entre de très nombreux autres : Pour en finir avec Dieu, de Richard Dawkins; Breaking the Spell, de Daniel Dennett; God is not Great, de Christopher Hitchens; Atheist Universe, de David Mills; et Traité d’athéologie, de Michel Onfray.
Mais les incroyants n’ont pas seulement écrit et ils sont aussi intervenus abondamment dans ces nombreux débats sociaux qui ont sollicité leur attention.
Au Québec, par exemple, l’idée d’un enseignement culturel des religions a paru à plus d’un d’entre nous représenter une grave menace à l’idée d’une école laïque et constituer une manière à peine déguisée de continuer à accorder dans l’école un traitement préférentiel aux croyances religieuses.
De même, les demandes d’accommodement religieux ont paru irrecevables à plus d’un défenseur de la laïcité et témoigner, encore une fois, de la tendance à accorder un traitement préférentiel aux religions parmi l’ensemble des croyances et ce au mépris de la laïcité bien comprise.
Le rapport produit par la commission Bouchard-Taylor n’a rien fait pour calmer ces inquiétudes, loin de là, et cet étrange concept de laïcité ouverte qu’il met de l’avant (parle-t-on de droits de l’homme ouverts ou de liberté ouverte?!?) aurait suffi, à lui seul, à inquiéter incroyants et partisans de la laïcité.
Cependant, à mon sens, c’est sur le plan (beaucoup moins visible du grand public) des explications naturalistes de la croyance en dieu et de la religion que les avancées les plus remarquables et les plus prometteuses de l’incroyance se sont produites.
De quoi s’agit-il exactement?
Deux avenues
Pour comprendre le sens et la portée de ces nouvelles percées théoriques, il sera utile de les situer dans le prolongement de ces explications naturalistes de la religion qui sont mises de l’avant depuis longtemps déjà au sein de la tradition occidentale. Deux avenues convergentes ont tout particulièrement été explorées.
La première, qu’on pourrait appeler génétique, concerne l’explication de l’origine de la religion et des croyances religieuses.
Épicure puis Lucrèce, on s’en souviendra, avaient ici ouvert la voie, en suggérant que les religions sont essentiellement « une maladie née de la peur».
Avec sa fameuse Loi des trois états, Auguste Comte invitait pour sa part à considérer la religion comme un moment historiquement situé et désormais dépassé — d’abord par la métaphysique, puis par la science positive — de la compréhension du monde.
Marx et d’autres ont ensuite suggéré, en analysant sa fonction politique et idéologique, que la religion était à la fois une expression de la misère réelle et une protestation contre elle, un «soupir de la créature accablée par le malheur [et] l'âme d'un monde sans coeur » : bref, et selon la célèbre formule, un «opium du peuple».
Vint Freud, qui proposera que la religion est une forme de projection de l’image du père et de névrose infantile dont l’adulte et la société devront guérir pour devenir sains.
À ces hypothèses génétiques — et c’est la deuxième des avenues que je proposais de distinguer plus haut — se sont ajoutées des analyses qui proposent cette fois des explications naturalistes à des phénomène religieux présumés être, sinon inexplicables, du moins ne recevoir d’explication qu’en termes surnaturels.
Un travail en tous points exemplaire de ces démarches est celui qu’a accompli David Hume dans son examen critique de la notion de miracle. Ces miracles, explique Hume, sont par définition des « violations des lois de la nature». Or, notre connaissance de celles-ci, faillible sans doute, repose une vaste expérience, tandis que le miracle, fondé sur un témoignage, souvent unique, invoque lui aussi une expérience pour établir sa véracité. Or l’expérience montre aussi, très amplement, la faillibilité des témoignages, surtout s’ils portent sur le religieux et le merveilleux et plus encore si, par eux, un témoin devient très intéressant aux yeux des autres. Hume conclura: «Aucun témoignage n'est suffisant pour établir un miracle à moins que le témoignage soit d'un genre tel que sa fausseté serait plus miraculeuse que le fait qu'il veut établir».
La science contemporaine et la religion
La pensée scientifique récente, tout particulièrement à travers des disciplines comme la psychologie cognitive, la biologie et la psychologue évolutionniste, prolonge ces deux avenues de réflexion et propose de nouvelles explications naturalistes de la religion.
Les nouvelles explications génétiques cherchent notamment à rendre compte, en termes évolutionnistes, de la naissance et de la persistance de la religion. Un exemple, emprunté à R. Dawkins, permettra de saisir, sinon toute la substance, du moins la forme possible de ce type d’argument.
Un papillon de nuit qui en apparence s’auto-immole sur une bougie, suit, ce faisant, une règle de conduite qui lui a conféré un avantage évolutif en lui permettant de s’orienter la nuit sur des sources infiniment lointaines de lumière. Mais il le fait en ce cas dans des conditions nouvelles (celle de la lumière artificielle, récemment apparue) qui rend cette règle mortelle pour lui.
De même, suggère Dawkins, les croyances religieuses pourraient être une défaillance, un malheureux sous-produit de la règle recommandant de croire aux aînés, règle qui s’est avérée si utile aux fragiles petits de l’espèce humaine (et leur a épargné de faire par eux-mêmes l’expérience qu’il ne faut pas toucher aux serpents).
Sur le plan de l’explication naturaliste des phénomènes présumés surnaturels liés à la religion, d’innombrables études ont été menées. En voici un exemple.
On a réalisé des études expérimentales sur la neurobiologie des expériences dites mystiques qui ont permis d’établir les effets de la méditation et de la prière sur le lobe pariétal postéro-supérieur du cerveau, siège de la détermination par le sujet des limites de son corps : or, les descriptions des expériences «mystiques» ressemblent à s’y méprendre à ce que rapportent les sujets atteints de lésions à ces régions.
Et ce n’est pas tout* .
• On sait par exemple que l’augmentation de l’éthylène dans l’organisme permet de faire l’expérience de véritables moments mystiques et que c’est justement ce que provoque la respiration pratiquée par les yogis ou encore … une faille géologique située à Delphes, en Grèce, précisément le lieu où vivaient et s’exprimaient de célèbres oracles!
• Des drogues comme la mescaline ou l’acide lysergique provoquent des hallucinations visuelles ou auditives que des cultures préscientifiques pourront aisément interpréter — et ont de fait interprété — en un sens surnaturel.
• Des déficiences importantes en vitamines C et B, qui étaient communes au Moyen-Âge, alors que les fruits frais étaient rares, peuvent provoquer des maladies qui causent des hallucinations.
• Le fait de se flageller fait produire aux plaies suppurantes des toxines hallucinogènes; le fait de jeûner a le même effet sur l’organisme.
• Par la prière et la méditation, on atteint un état de privation de stimuli sensoriels qui semble produire diverses expériences mystiques ou religieuses : mais l’expérience montre que des cuves de privation sensorielle dans lesquelles les sujets flottent dans l’eau provoque le même effet et de manière plus forte encore.
Ces percées de la connaissance et de nombreuses autres qui sont dans le même sens, seront accueillies avec bonheur par tous les incroyants, qui ne manqueront pas de se réjouir aussi du fait que la croyance religieuse, dans bien des pays occidentaux, soit de nos jours en net déclin.
Ni dieu, ni maître? Mieux d’être!
* Merci à Massimo Pigliucci, philosophe et biologiste, à qui je dois les exemples qui suivent, que je reprends de son très riche bogue que je vous invite à visiter: [http://www.rationallyspeaking.org/]
Libellés :
athéisme,
biologie,
Normand Baillargeon,
religion
vendredi, juillet 04, 2008
INTRODUCTION À l'ÉTHIQUE - 6
L’utilitarisme, on l’a vu, est une théorie éthique conséquentialiste, c’est-à-dire qu’elle cherche à déterminer la moralité d’un acte en examinant ses conséquences.
Imaginez la situation suivante. À l’hôpital où vous êtes bénévole, un vieil homme malade et sans héritier vous confie qu’il a caché un million de dollars. Il vous dit où cet argent se trouve et vous demande, à sa mort, d’en faire cadeau aux Canadiens de Montréal, son équipe de hockey préférée. Vous promettez. Il meurt aussitôt. Vous savez aussi que l’hôpital aurait besoin d’un important appareil médical qu’il ne peut s’offrir et qui coûte justement un million de dollars. Que faire?
Un utilitariste pourrait raisonner ainsi. Cet appareil sauverait des vies et son achat aurait donc de grandes conséquences hautement désirables. Le vieil homme, quant à lui, est mort et ne souffrira pas de cette décision, qu’il ignore. Les Canadiens, pour finir, n’ont pas vraiment besoin de ces sous et le bien qu’il ferait à l’équipe n’est rien à comparer à celui que l’appareil procurera aux patients. Tout bien calculé, un utilitariste pourrait vous suggérer donc d’acheter l’appareil, malgré votre promesse.
Si ce raisonnement vous gêne, vous trouverez peut-être de quoi vous satisfaire du côté de ces théories éthiques dites non-conséquentialistes, pour lesquelles la moralité d’un acte dépend justement d’autre chose que de ses conséquences. Parmi elles, la théorie déontologique, proposée par Emmanuel Kant (1724-1804), est la plus influente.
Kant soutiendrait que les conséquences, dans ce cas précis et dans tous les autres, n’ont rien à voir avec la moralité et que nous devons toujours tenir nos promesses. Nous devons est ici le mot-clé et la morale que Kant propose est justement appelée «déontologique» — du mot grec «deos» qui signifie «devoir». Cette dénomination permet de mettre le doigt sur une part importante de ce que Kant affirme : une action est morale quand elle est accomplie par devoir.
En termes simples, voici ce qu’il suggère.
Une action est morale quand elle est faite avec une bonne intention (ou volonté) et cette bonne volonté est celle qui agit par devoir conformément à des principes que notre raison (pratique) peut mettre à jour.
Cela veut d’abord dire que si je donne des sous à des itinérants par pitié ou compassion, je n’agis pas moralement : je pose peut-être un geste conforme à ce que la morale exige, mais je n’ai pas agi moralement. Pour cela, je dois agir par devoir selon la règle rationnelle.
Laquelle? Kant pense qu’on la trouvera en se demandant si une action est conforme à ce qu’il appelle l’impératif catégorique. Il est crucial de bien comprendre ce que Kant veut dire par là.
Certaines choses sont admises comme des devoirs si on désire certaines autres choses. Par exemple si je veux devenir médecin, alors je dois étudier. Kant appelle un tel impératif hypothétique (si… alors).
Kant pense que la morale est affaire de devoirs catégoriques, qui sont inconditionnels. Ils disent : Tu dois, point à la ligne. Placé devant tel ou tel cas particulier, on déteminera ce qu’est ce devoir en faisant passer aux actions possibles le test de l’impératif catégorique. En voici une formulation : « Agis selon la maxime qui peut en même temps se transformer en loi universelle ». C’est-à-dire, demande-toi si on pourrait vouloir universaliser le principe selon lequel tu agiras. Si oui, c’est ce que tu dois faire. Kant, en fait, retrouve ici quelque chose qui ressemble à la vieille règle d’or de la moralité («Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’ils te fassent »).
Revenons à notre vieux monsieur. Peut-on vouloir que les gens fassent des promesses qu’ils ont l’intention de ne pas respecter. Kant soutient que l’admettre est contradictoire et que l’institution même de promettre serait abolie par ce choix. Nous voici devant un devoir moral : on doit tenir ses promesses, on doit le faire parce qu’on doit le faire, point — et pas pour être bien vu dans son milieu, ou parce que ça nous sert dans telles circonstances et ainsi de suite. Aussi, notez-le, ce résultat a été obtenu par la raison : c’est que pour Kant nous sommes des êtres rationnels pour qui la moralité est affaire non de désirs, de bonheur ou de conséquences, mais de rationalité. Ce résultat (tenir ses promesses) ne souffre aucune exception et est universel. On doit toujours, partout, tout le temps, tenir ses promesses.
On aura compris qu’il est bien difficile de vivre en conformité avec ces principes et que la morale kantienne est bien stricte et austère : on la dit même pour cela rigoriste. Kant a, il est vrai, donné diverses formulations de son impératif catégorique et l’une d’elles humanise un peu ce système . La voici : « Agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans tout autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen. » En d’autres termes: n’utilise jamais un être humain, ne le traite jamais comme un moyen.
Une dernière remarque. Cette pensée s’inscrit dans les idéaux du Siècle des Lumières, ce siècle dont Kant avait donné la formule : «Aies le courage de te servir de ton entendement» . Elle se veut donc rationnelle, on l’a vu, et, surtout, fondée sur l’idée d’autonomie, en ce sens qu’elle reconnaît que nous sommes capables de nous donner nos propres lois.
Le philosophe Alain résumait la réflexion de Kant en une formule: la moralité, c’est se savoir esprit et à ce titre obligé absolument. On ne peut probablement pas faire mieux en si peu de mots. Un philosophe contemporain, Alastair MacIntyre, a quant à lui écrit : «Pour bien gens qui n’ont jamais entendu parler de philosophie — et encore moins de Kant — la morale est pour l’essentiel ce que Kant a dit qu’elle était». Et en effet, après avoir pris connaissance des idées de Kant sur l’éthique, nombreux sont ceux qui se disent que ce philosophe exprime tout haut et de manière articulée ce qu’ils pensaient déjà tout bas, de manière plus ou moins confuse.
On se rappellera que ce socle de convictions comprend l’idée que l’éthique est affaire de devoirs, accomplis inconditionnellement et qui nous obligent absolument. Il comprend également l’idée que l’on peut dégager par la raison les règles morales universelles qu’il nous faut suivre en se demandant si la maxime qu’on s’apprête à suivre pourrait être universalisée.
Le système de Kant a néanmoins fait l’objet de virulentes attaques. Voici justement trois critiques particulièrement redoutables qui lui ont été adressées.
( À suivre...)
Imaginez la situation suivante. À l’hôpital où vous êtes bénévole, un vieil homme malade et sans héritier vous confie qu’il a caché un million de dollars. Il vous dit où cet argent se trouve et vous demande, à sa mort, d’en faire cadeau aux Canadiens de Montréal, son équipe de hockey préférée. Vous promettez. Il meurt aussitôt. Vous savez aussi que l’hôpital aurait besoin d’un important appareil médical qu’il ne peut s’offrir et qui coûte justement un million de dollars. Que faire?
Un utilitariste pourrait raisonner ainsi. Cet appareil sauverait des vies et son achat aurait donc de grandes conséquences hautement désirables. Le vieil homme, quant à lui, est mort et ne souffrira pas de cette décision, qu’il ignore. Les Canadiens, pour finir, n’ont pas vraiment besoin de ces sous et le bien qu’il ferait à l’équipe n’est rien à comparer à celui que l’appareil procurera aux patients. Tout bien calculé, un utilitariste pourrait vous suggérer donc d’acheter l’appareil, malgré votre promesse.
Si ce raisonnement vous gêne, vous trouverez peut-être de quoi vous satisfaire du côté de ces théories éthiques dites non-conséquentialistes, pour lesquelles la moralité d’un acte dépend justement d’autre chose que de ses conséquences. Parmi elles, la théorie déontologique, proposée par Emmanuel Kant (1724-1804), est la plus influente.
Kant soutiendrait que les conséquences, dans ce cas précis et dans tous les autres, n’ont rien à voir avec la moralité et que nous devons toujours tenir nos promesses. Nous devons est ici le mot-clé et la morale que Kant propose est justement appelée «déontologique» — du mot grec «deos» qui signifie «devoir». Cette dénomination permet de mettre le doigt sur une part importante de ce que Kant affirme : une action est morale quand elle est accomplie par devoir.
En termes simples, voici ce qu’il suggère.
Une action est morale quand elle est faite avec une bonne intention (ou volonté) et cette bonne volonté est celle qui agit par devoir conformément à des principes que notre raison (pratique) peut mettre à jour.
Cela veut d’abord dire que si je donne des sous à des itinérants par pitié ou compassion, je n’agis pas moralement : je pose peut-être un geste conforme à ce que la morale exige, mais je n’ai pas agi moralement. Pour cela, je dois agir par devoir selon la règle rationnelle.
Laquelle? Kant pense qu’on la trouvera en se demandant si une action est conforme à ce qu’il appelle l’impératif catégorique. Il est crucial de bien comprendre ce que Kant veut dire par là.
Certaines choses sont admises comme des devoirs si on désire certaines autres choses. Par exemple si je veux devenir médecin, alors je dois étudier. Kant appelle un tel impératif hypothétique (si… alors).
Kant pense que la morale est affaire de devoirs catégoriques, qui sont inconditionnels. Ils disent : Tu dois, point à la ligne. Placé devant tel ou tel cas particulier, on déteminera ce qu’est ce devoir en faisant passer aux actions possibles le test de l’impératif catégorique. En voici une formulation : « Agis selon la maxime qui peut en même temps se transformer en loi universelle ». C’est-à-dire, demande-toi si on pourrait vouloir universaliser le principe selon lequel tu agiras. Si oui, c’est ce que tu dois faire. Kant, en fait, retrouve ici quelque chose qui ressemble à la vieille règle d’or de la moralité («Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’ils te fassent »).
Revenons à notre vieux monsieur. Peut-on vouloir que les gens fassent des promesses qu’ils ont l’intention de ne pas respecter. Kant soutient que l’admettre est contradictoire et que l’institution même de promettre serait abolie par ce choix. Nous voici devant un devoir moral : on doit tenir ses promesses, on doit le faire parce qu’on doit le faire, point — et pas pour être bien vu dans son milieu, ou parce que ça nous sert dans telles circonstances et ainsi de suite. Aussi, notez-le, ce résultat a été obtenu par la raison : c’est que pour Kant nous sommes des êtres rationnels pour qui la moralité est affaire non de désirs, de bonheur ou de conséquences, mais de rationalité. Ce résultat (tenir ses promesses) ne souffre aucune exception et est universel. On doit toujours, partout, tout le temps, tenir ses promesses.
On aura compris qu’il est bien difficile de vivre en conformité avec ces principes et que la morale kantienne est bien stricte et austère : on la dit même pour cela rigoriste. Kant a, il est vrai, donné diverses formulations de son impératif catégorique et l’une d’elles humanise un peu ce système . La voici : « Agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans tout autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen. » En d’autres termes: n’utilise jamais un être humain, ne le traite jamais comme un moyen.
Une dernière remarque. Cette pensée s’inscrit dans les idéaux du Siècle des Lumières, ce siècle dont Kant avait donné la formule : «Aies le courage de te servir de ton entendement» . Elle se veut donc rationnelle, on l’a vu, et, surtout, fondée sur l’idée d’autonomie, en ce sens qu’elle reconnaît que nous sommes capables de nous donner nos propres lois.
Le philosophe Alain résumait la réflexion de Kant en une formule: la moralité, c’est se savoir esprit et à ce titre obligé absolument. On ne peut probablement pas faire mieux en si peu de mots. Un philosophe contemporain, Alastair MacIntyre, a quant à lui écrit : «Pour bien gens qui n’ont jamais entendu parler de philosophie — et encore moins de Kant — la morale est pour l’essentiel ce que Kant a dit qu’elle était». Et en effet, après avoir pris connaissance des idées de Kant sur l’éthique, nombreux sont ceux qui se disent que ce philosophe exprime tout haut et de manière articulée ce qu’ils pensaient déjà tout bas, de manière plus ou moins confuse.
On se rappellera que ce socle de convictions comprend l’idée que l’éthique est affaire de devoirs, accomplis inconditionnellement et qui nous obligent absolument. Il comprend également l’idée que l’on peut dégager par la raison les règles morales universelles qu’il nous faut suivre en se demandant si la maxime qu’on s’apprête à suivre pourrait être universalisée.
Le système de Kant a néanmoins fait l’objet de virulentes attaques. Voici justement trois critiques particulièrement redoutables qui lui ont été adressées.
( À suivre...)
Libellés :
Emmanuel Kant,
éthique,
Normand Baillargeon
Inscription à :
Articles (Atom)