Voici donc trois critiques particulièrement redoutables qui ont été adressées à la théorie kantienne.
Ne tenir aucun compte des conséquences?
Une première objection est que le refus obstiné de prendre en compte les conséquences d’un acte pour juger de sa valeur morale conduit à des conclusions qui semblent aberrantes et profondément contre intuitives. On le verra avec l’exemple suivant.
Imaginez que vous êtes tranquillement assis chez vous un soir lorsqu’on sonne à la porte. Vous ouvrez. C’est un inconnu terrifié qui se tient devant vous. Il vous dit son nom (Johnny Matraque) et vous informe qu’il est poursuivi par des gens qui veulent le tuer. Il vous implore de le cacher. Vous le laissez entrer et le mettez à l’abri dans une pièce fermée. On sonne de nouveau à la porte. Vous allez ouvrir. Cette fois, ce sont manifestement ses poursuivants qui se tiennent devant vous. L’un d’eux vous demande simplement: «Johnny Matraque est-il ici ?» Que devez-vous faire?
La réponse kantienne est que l’obligation de ne pas mentir étant un impératif catégorique qui ne souffre pas d’exception, vous devez répondre : «Oui».
Ce cas imaginaire a justement été soulevé contre le système de Kant. Dans le débat qui s’est alors engagé, celui-ci a notoirement maintenu son point de vue, en arguant par exemple qu’on devrait répondre : «oui», mais refuser de céder l’entrée de la maison; ou en rappelant que si on répond : «non», les poursuivants reprendront leur route et trouveront peut-être l’étranger dans la ruelle qui cherchait à fuir par la fenêtre, lequel mourra donc par votre mensonge!
Mais il paraît difficile de ne pas concéder que le sens commun, dans ce cas comme dans bien d’autres similaires, ferait une place aux conséquences d’un acte pour évaluer ce qu’il convient de faire.
Vacuité et formalisme
La situation hypothétique que nous venons d’évoquer permet d’introduire une deuxième critique à l’endroit de la morale kantienne : celle-ci serait finalement vide.
L’idée est ici que, préoccupé seulement de la forme ou de la structure de la moralité (son universalité et son caractère impersonnel, notamment), le système de Kant nous laisse tomber dès qu’il s’agit d’en préciser le contenu et notamment de décider entre deux avenues d’action également acceptables dans ce système, mais incompatibles. Précisons cela. «On ne doit jamais mentir» a été invoqué plus haut pour refuser de répondre : «Non» à la question du poursuivant. Mais il aurait été possible, semble-t-il, d’invoquer la maxime : «On ne doit jamais faire de mal à un innocent», pour justifier de répondre : «Non». Bref : l’idée qu’il y a des règles morales absolues conduit à ne plus savoir quoi faire en pratique lorsque certaines de ces règles entrent, ou du moins semblent entrer, en conflit l’une avec l’autre.
Et les émotions, là-dedans?
On a également reproché à Kant, et ce sera notre troisième et dernière critique, son hyper-rationalisme froid, qui confinerait la moralité aux strictes bornes de la raison, sans faire de place ni à la personnalité, ni aux émotions.
Or — du moins cela semble à plusieurs personnes une évidence — des émotions comme la compassion, la pitié, la sympathie ont bel et bien une place à jouer à la fois dans la moralité et dans la formation d’une personne qui agit moralement.
Après tout, si je donne des sous à un mendiant, il se peut certes que ce soit par devoir, mais il se peut aussi que mon geste soit motivé par une certaine compassion. Bien des gens maintiendraient donc non seulement que ce sentiment peut parfaitement inciter à agir moralement, mais aussi que la capacité à ressentir cette compassion est un élément central et incontournable de la formation d’une personne morale.
***
Si on accepte cela, on pourra être séduit par la réflexion d’Aristote sur l’éthique.
Les analyses de ce philosophe sont très anciennes, mais elles n’ont jamais complètement été oubliées et elles connaissent même depuis quelques décennies un net regain de popularité. En fait, avec la position conséquentialiste des utilitaristes et celle de la morale déontologique kantienne, que nous avons toutes deux discutées, la position d’Aristote, appelée arététique ou éthique de la vertu, constitue la troisième grande voie traditionnelle en matière d’éthique.
Je présenterai ces idées la prochaine fois.
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
9 commentaires:
Bonjour M. Baillargeon,
Ayant découvert votre blog après avoir lu le Cours d'auto-défense intellectuelle, puis-je vous demander ce que vous pensez, en tant que sceptique, du concept du QI et "d'enfants (sur)doués" ?
Il me semble quant à moi que ce concept est une vaste escroquerie intellectuelle, qui a aussi peu de fondements scientifiques que l’astrologie ou l’homéopathie (et ne parlons même pas de la manière dont on le calcule !) ; mais je ne dispose malheureusement pas d'éléments suffisants pour étayer solidement mon opinion.
Merci d'avance.
Cordialement.
Comment dit-on? Ante-scriptum?
Bonjour Mr. Baillargeon,
bien que le commentaire posté par hnk vous questionne nommément, j’ai l’outrecuidance de me permettre d’y donner ma réponse. Si mon intervention vous paraissait inopportune, je vous prie de bien vouloir vous donner la peine d’effacer cette tache de votre blog.
Bonjour hnk,
c’est effectivement le test de QI qui a ouvert la voie de la catégorisation en “personnes surdouées”. Et bien sûr au départ, comme tout humain, ces personnes sont des enfants.
L’existence de personnes “hors norme” du point de vue de tests psychométriques de type QI est inévitable par construction même de ces tests. En effet, comme tous les test de mesure (de taille, de poids, de longueur de l’arête nasale ou de circonférence du gros doigt de pied), ces tests permettent d’enregistrer tous les scores observables pour le critère choisi et pour la population qui a servi d’étalon. De ce fait, les test de QI, comme tout test de mesure, établissent pour le critère choisi la norme de la population considérée, ainsi que la variabilité de mesure existant dans cette population, et, partant, les extrêmes observables.
La catégorie des “personnes surdouées”, quand on restreint leur critère distinctif à celui du test de QI, est celle des personnes qui se situent en marge de cette norme psychométrique, du côté des scores élevés.
Que représente ce test de QI? Pour des raisons historiques de désignation initiale (la notion de QI ayant une centaine d’années maintenant), le QI est encore aujourd’hui compris par beaucoup comme une “mesure de l’intelligence”.
Ce qu’il n’est (ou n’était d’ailleurs, en dépit de sa désignation initiale inappropriée) ni par définition (on ne peut mesurer que ce qui est clairement défini, ce qui n’est pas le cas de la notion d’intelligence), ni par construction (voir le cours d’Introduction à la psychométrie de Jean Bégin, Département de psychologie Université du Québec à Montréal, http://www.er.uqam.ca/nobel/r30574/, site dont j’apprécie la qualité pédagogique. Je pense que vous trouverez sur ce site bien fourni et que je tiens pour rigoureux des “éléments suffisants pour étayer solidement [votre] opinion”).
Pour ce que j’en sais dans les pays occidentaux qui en ont développé, les tests de QI mesurent des performances cognitives supposées fortement associées aux capacités d’acquisition des connaissances, en particulier dans les apprentissages de type scolaire à l’occidentale.
Malheureusement, la connaissance critique de ce sur quoi les test de QI peuvent renseigner, de leur pertinence d’usage et de leurs limites d’interprétation, donc de ce sur quoi ils ne donnent pas d’information, est moins bien répandue que les tests eux-mêmes, y compris chez quelques pratiquants de la profession à laquelle ce type de tests est destiné.
Au final, un test de QI est comme tout outil: son effet dépend largement des mains entre lesquelles il est. Comme le scalpel, il peut ouvrir (jeu de mot involontaire) le champ à une intervention bénéfique du chirurgien, comme conduire à un massacre entre les mains d’un boucher.
L’effet de mode des tests de QI, l’engouement médiatique pour les “personnes surdouées” participent précisément, de mon point de vue, à mettre le scalpel du test QI et la perception des “personnes surdouées” entre les mains de médiocres vulgarisateurs, plus soucieux de sensationalisme que d’information correcte ou d’éducation des masses.
C’est pourquoi je comprends que vous perceviez le “(…) concept du QI et "d'enfants (sur)doués"(…)” comme “(…) une vaste escroquerie intellectuelle (…) ”.
Mes arguments montrent clairement j’espère, que je pense qu’ils ne le sont pas.
En revanche, je perçois comme vous que c’est comme cela qu’ils deviennent, ainsi médiatiquement traités, à l’usage du “grand public”, comme on dit.
Cordialement,
Ettepuohc.
Bonjour,
@ Ettepuohc :
Merci pour votre réponse très complète et argumentée.
Comme vous le dites, "on ne peut mesurer que ce qui est clairement défini, ce qui n’est pas le cas de la notion d’intelligence" ; d'où "l'escroquerie intellectuelle" dont je parlais, et qui consiste à faire croire que le test de QI permet de mesurer une "intelligence" qu'on ne définit jamais (et pour cause), et qui en tant que telle n'a effectivement que peu de valeur scientifique. Un cas exemplaire de "fourberie mentale".
Quant à la notion "d'enfants surdoués", elle est à mes yeux terrible : d'abord parce qu'elle contribue à faire souffrir des pauvres gamins à qui on met plus sur les épaules qu'ils ne peuvent supporter ; ensuite, parce qu'elle sous-entend que les autres enfants sont trop idiots pour être intéressants... Sans parler de l'idéologie qui sous-tend souvent cette notion (comme à Singapour où les personnes qui ont au-dessus de 130 de QI [de mémoire] recoivent des subsides de l'état pour avoir des familles nombreuses)...
Quoi qu'il en soit, merci pour votre réponse.
Cordialement.
Bonjour,
Je voudrais simplement signaler que des chercheurs crédibles soutiennent aujourd'hui que le QI est un mesure non biaisée de l'intelligence, qu'il existe un facteur G qui caractérise l'intelligence générale, que celle-ci est stable tout au long de la vie voire même qu'elle varierait selon la race.
Chez les Sceptiques du Québec, on a traité le sujet immensément controversé dans un numéro récent.
On trouvera au bas de la page suivante (http://www.sceptiques.qc.ca/ressources/lectures/auteurs/larivee) un document contenant une déclaration en 25 points de 52 chercheurs dans ce domaine : Intelligence 101 ou l'ABC du QI.
À chacun de se faire une opinion.
Normand B.
Bonjour,
La page suivante peut être de quelque utilité sur la question du QI : http://www.charlatans.info/quotient-intellectuel.php
Bonjour,
Je suis particulièrement sceptique sur l'article que vous citez M. Baillargeon, et surtout sur les 25 points développés par ces chercheurs.
En effet, ils font intervenir la notion de "race" dans leur étude et leurs conclusions. Mais peut-on réellement parler de "race" lorsque l'on traite de sujets humains ? On peut parler de catégories sociales, professionnelles, classer les personnes selon leur âge ou leur situation géographique ... toutes ces données sont chiffrables mais qu'en est-il de la "race" ? A quel moment peut-on dire qu'une personne est hispanique dans une société aussi cosmopolite que celle des Etats-Unis ?
On y parle même des Juifs comme d'une "race" ! Alors qu'il s'agit bien d'une religion et que le peuple hébreu initial a été dispersé il y a des millénaires. Me suffirait-il donc de me convertir au judaïsme pour changer de "race" selon ces 52 scientifiques ?
J'invite donc les Sceptiques et vous-même M. Baillargeon à rester particulièrement vigilants sur cette notion qu'est la "race", qui peut être applicable aux chiens ou aux chats(car sous notre strict contrôle), mais difficilement aux humains.
Bonjour, Moi aussi, je reste sceptique! t je partage vos critiques et préoccupations. Mais la pièce mérite d'être portée au débat, il me semble.
Normand B.
supreme t shirt
yeezy shoes
cheap jordans
christian louboutin outlet
nike epic react
retro jordans
coach outlet
louboutin shoes
timberland outlet
nike air max 97
More Info learn this here now try here her comment is here click site this website
Enregistrer un commentaire