lundi, juin 23, 2008

INTRODUCTION À L'ÉTHIQUE - 5

CRITIQUES ET LIMITES DE LA POSITION UTILITARISTE

Une première difficulté est interne à l’utilitarisme et concerne ce que nous voulons maximiser. Le plaisir, disait Bentham. Mais le plaisir est-il tout ce qui compte et certains états souhaitables ne sont-ils pas supérieurs à d’autres même s’ils contiennent moins de plaisir? On peut prendre une mesure de ces questions en se rappelant une formule célèbre de Bentham, qui assurait que «poetry equals pushpin» — le pushpin était un jeu fort simple joué alors par les gens du peuple. Bentham a-t-il raison? On voit le débat — politique et éducationnel — qui s’ouvre ici. Le seul fait qu’ils procurent du plaisir suffit-il à trancher positivement la question de la valeur de certaines activités? Suffit-il à les rendre également valables? Pour parler concrètement : la dernière rengaine pop vaut-elle Bach?

Le successeur de Bentham, en tout cas, et on l’a évoqué plus haut, ne partageait pas l’avis du fondateur. Pour John Stuart Mill, il y a des hiérarchies qualitatives de plaisir — et il vaut mieux ne pas parler de plaisir, mais de bonheur. Il vaut mieux, dira-t-il, être un homme insatisfait, qu'un porc satisfait, un Socrate insatisfait, qu’un imbécile satisfait. Et selon Mill, la hiérarchie des bonheurs apparaîtra à quiconque aura fait la pleine expérience de tous ceux qu’on veut comparer et ordonner. Écoutez sincèrement Bach, dirait Mill, ainsi que la dernière ritournelle et vous conviendrez, comme tout le monde qui fera cette expérience, que le premier donne plus de bonheur que la deuxième. En bon utilitariste, c’est donc le bonheur, envisagé qualitativement, qu’il faut considérer et maximiser.

Mais même avec ces précisions, la position utilitariste reste fragile. Celle-ci affirme deux choses : que pour juger de la moralité d’une action, on doit tenir compte de ses conséquences et d’elles seules, évaluées en termes de bonheur et de lui seul. Or, on a soutenu que chacune de ces deux positions est erronée : en d’autres termes, que la prise en compte des seules conséquences est une erreur et que la valorisation utilitariste du bonheur est également une erreur.

Voyons d’abord ce qu’on reproche à l’examen des (seules) conséquences. Est-ce simplement possible? Ce n’est pas toujours clair et une première difficulté consiste justement à déterminer ce que sont précisément les conséquences d’une action donnée. En deux secondes de réflexion, chacun trouvera facilement des exemples de gestes qui ont des conséquences inattendues et qu’on ne pouvait prévoir. La petite Mafalda, dans la BD du même nom, pointait vers un argument de ce genre quand elle se demandait (à peu près) où en serait le monde si Karl Marx avait accepté de manger sa soupe. Ce genre d’argument est intéressant puisqu’à l’évidence, faute de pouvoir, avec une certaine assurance, calculer les conséquences probables de la multitude des options qui s’offrent à nous, le point de vue utilitariste devient difficile à maintenir.

Mais il y a plus.

Imaginons que, dans un contexte donné, un acte X conduise à 100 hédons (unités de bonheur), un acte Y le même nombre d’hédons et que la seule chose qui les distingue est que le premier acte suppose que l’on mentira. Selon le point de vue utilitariste, les deux actes auraient la même valeur morale. Ce qui est contre intuitif et invite à penser qu’il y a autre chose que les conséquences à prendre en compte.

Pire encore: il n’est pas difficile d’imaginer des cas où le calcul utilitariste conduit à recommander un acte qui nous semble très fortement immoral. En voici un. Vous êtes dans une ville sur le point d’imploser sous les violences raciales. Or, si vous permettez à la foule de pendre un homme, que vous savez être innocent, tout se calmera et vous éviterez un bain de sang. Le calcul utilitariste recommanderait de faire pendre cet homme.

On n’est pas au bout de nos peines et le précepte utilitariste de ne considérer que le bonheur (c’est-à-dire leur hédonisme) a lui aussi été sévèrement critiqué. En termes simples : on ne semble pas rechercher le bonheur pour lui-même et les choses qui nous rendent heureux (ou malheureux) le font parce qu’on les valorise (ou non) — et pas le contraire.

***

L’utilitarisme peut-il survivre à ces critiques? Pour ses défenseurs, la réponse est oui. Une stratégie habile et répandue consiste à le redéfinir. Jusqu’à maintenant, on recommandait de calculer les conséquences d’un acte et de les évaluer. Selon les défenseurs de l’utilitarisme, les problèmes rencontrés viennent justement de ce que l’on applique la maxime utilitariste à un acte à la fois. Ce qu’il faut, c’est l’appliquer à des catégories d’actes. L’utilitarisme ainsi conçu recommande d’agir selon une règle générale qui maximise l’utilité pour la société d’un type d’actes. Pour rescaper l’utilitarisme, dès lors, on abandonnera donc l’utilitarisme de l’acte pour adopter un utilitarisme de la règle.

C’est sous cette forme que l’utilitarisme est le plus souvent défendu de nos jours. Mais il est aussi attaqué par tous ceux qui le jugent indéfendable et qui pensent qu’il faut l’abandonner. Parmi eux, les défenseurs de l’approche déontologique que nous examinerons à présent.

5 commentaires:

Anonyme a dit…

Bonjour (ou bonsoir),

Le livre de Bertrand Rusell "La conquéte du bonheur" a été traduit en français par N.Robinot.
Dans un passage du texte une idée est exprimée, l'idée en fait revient dans le livre plusieurs fois;
en gros (de tête, trop fort n'est il pas!): la satisfaction complète ne peut pas étre acquise si l'humain disproportionne un élément (X) de la nature humaine par rapport aux autres éléments de l'ensemble de la nature humaine en augmentant le temps de pratique à la réalisation de cet élément X(au dépend des autres), l'augmentation du plaisir si la personne peut nourir l'élément est alors perçue non pas comme un plaisir plus grand
seulement mais comme une satisfaction compléte, l'état heureux complet.
Un sophisme?
Si je n'ai rien compris et/ou rien dis de réel, la lecture de votre réponse me parraitra encore plus agréable.

Normand Baillargeon a dit…

Bonjour,

Merci de ce commentaire.

Comme vous le savez peut-être. Russell est un de mes auteurs favoris. "La conquéte du bonheur" appartient à ce qu'il appelait, un peu péjorativement, ses «pot-boilers». Mais j'ai néanmoins apprécié le livre quand je l'ai lu, il y a bien longtemps. Et je possède même l'édition que vous citez - la traduction Robinot, chez Payot.

Si vous m'indiquez un passage précis, je veux bien essayer de commenter.

Amicalement,

Normand B.

Anonyme a dit…

Bonjour M. Baillargeon,

Que pensez-vous de l'éthique d'un certain Donatien-Alphonse-François, marquis de Sade (1740-1814) : "La Nature n'a créé les hommes que pour qu'ils s'amusent de tout sur la terre (...). Tant pis pour les victimes, il en faut." (in "Justine ou les Malheurs de la vertu", 1797).

N'est-ce pas là en particulier ce qui, dans la pratique, tient lieu d'"éthique" à la partie la plus puissante et la plus riche de la population mondiale ? Celle qui, depuis 1492, est partie de l'Europe pour coloniser le reste du monde, et qui, récemment, a agressé et envahi l'Irak et l'Afghanistan, avec les conséquences que l'on a vu ?

Plus généralement, de quel secours est l'éthique face au cynisme de ceux qui gouvernent le monde, et à la force qu'ils n'hésitent jamais à employer pour parvenir à leurs fins, quelles que puissent en être les conséquences ?

Salutations amicales.

Normand Baillargeon a dit…

Bonjour,
La maxime de Sade était sans doute aussi celle que suivait (en pratique) Gengis Khan.

Et si elle tient bien en pratique lieu d'éthique à certaines personnes, la plupart trouvent des justifications moins cyniques voire nobles, à leurs actes.

Il devait ainsi y avoir autour de Khan des penseurs qui justifiaient ses conquêtes par de nobles motifs. La leçon vaut pour aujourd'hui, je pense.Voyez les États-unis et l,Irak

En ce qui concerne l'utilité de l'éthique. Elle accompagne l'action en aidant à préciser ce contre quoi et ce pour quoi on lutte. Par exemple, le système économico-politique dans lequel nous vivons est souvent justifié par des considérations aux frontières de l'éthique et du politique. Examiner ces justifications (par exemple: la conception libertarienne des droits de propriété) aide à dire ce qui est juste et injuste, ce qui est utile et même indispensable.Plus loin, dans cette Introduction à l'éthique,il y a une section sur l'éthique sociale et politique — j'y parlerai de Rawls, de Nozik et d'autres.

Ceci dit, je trouve aussi que s'intéresser à l'éthique est intéressant en soi, sur un plan purement intellectuel.

Amicalement,

Normand B.

Anonyme a dit…

Bonjour (ou bonsoir)

Puisque vous vous proposez à commenter un passage du livre de Russell, c'est avec plaisir que je vous donne le chapitre de l'envie comme matière.
A défaut de posséder votre réflexion et profondeur, j'essaye d'être le propriétaire de vos essais aussi je pensais devoir acheter votre blog! Mais voilà que vous m'en offrez un bout...merci.