samedi, juin 07, 2008

INTRODUCTION À L'ÉTHIQUE - 3

L’égoïsme ?

Il existe en éthique une position qui simplifierait beaucoup les choses si elle était tenable : l’égoïsme.

On trouve quelque chose de cette position dans une certaine sagesse populaire («on sait bien que c’est toujours chacun pour soi…»), dans des formulations du darwinisme social («dans la société, c’est la loi de la jungle…») et même dans les principes de base de l’économie classique, où chaque personne est vue comme un agent calculateur maximisant son intérêt.

On retrouve aussi cette idée d’égoïsme dans la pensée libertarienne (par exemple, dans les écrits de la romancière et philosophe Ayn Rand (1905-1982)) où elle sert à combattre des mesures sociales et politiques comme l’assistance sociale, l’assurance santé et ainsi de suite, perçus comme des manifestations d’altruisme malsain. C’est dire s’il est important d’y voir clair.

Pour cela on devrait commencer par soigneusement distinguer deux idées reliées à l’égoïsme. La première est l’égoïsme psychologique.

C’est une thèse descriptive, qui prétend nous dire comment agissent les êtres humains. Elle donne une réponse simple: par égoïsme. Platon présente cette idée en mettant dans la bouche d’un de ses personnages l’histoire d’un brave et honnête berger appelé Gygès, qui trouve un anneau magique qui le rend invisible. Dès qu’il s’en aperçoit, le berger perd ses belles vertus et profite de son invisibilité pour séduire la femme du roi, tuer ce dernier et prendre le pouvoir. Cette terrible histoire est racontée pour rendre plausible une idée de la moralité (que Platon refuse) selon laquelle nous ne serions moraux que par crainte des punitions et de tous ces autres effets néfastes qu’auraient pour nous certaines actions si nous les posions. Par contre, si nous étions sûrs de ne pas subir ces conséquences, nous ne ferions rien d’autre que de poursuivre notre intérêt, comme le fait Gygès. Bref : nous serions tous, dans les faits, des égoïstes.

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L’anneau de Gygès

Maintenant, que ceux qui la pratiquent agissent par impuissance de commettre l'injustice, c'est ce que nous sentirons particulièrement bien si nous faisons la supposition suivante. Donnons licence au juste et à l'injuste de faire ce qu'ils veulent ; suivons-les et regardons où, l'un et l'autre, les mène le désir. Nous prendrons le juste en flagrant délit de poursuivre le même but que l'injuste, poussé par le besoin de l'emporter sur les autres : c'est ce que recherche toute nature comme un bien, mais que, par loi et par force, on ramène au respect de l'égalité. La licence dont je parle serait surtout significative s'ils recevaient le pouvoir qu'eut jadis, dit-on, l'ancêtre de Gygès le Lydien.

Cet homme était berger au service du roi qui gouvernait alors la Lydie. Un jour, au cours d'un violent orage accompagné d'un séisme, le sol se fendit et il se forma une ouverture béante près de l'endroit où il faisait paître son troupeau. Plein d'étonnement, il y descendit, et, entre autres merveilles que la fable énumère, il vit un cheval d'airain creux, percé de petites portes ; s'étant penché vers l'intérieur, il y aperçut un cadavre de taille plus grande, semblait-il, que celle d'un homme, et qui avait à la main un anneau d'or, dont il s'empara ; puis il partit sans prendre autre chose.

Or, à l'assemblée habituelle des bergers qui se tenait chaque mois pour informer le roi de l'état de ses troupeaux, il se rendit portant au doigt cet anneau. Ayant pris place au milieu des autres, il tourna par hasard le chaton de la bague vers l'intérieur de sa main ; aussitôt il devint invisible à ses voisins qui parlèrent de lui comme s'il était parti. Etonné, il mania de nouveau la bague en tâtonnant, tourna le chaton en dehors et, ce faisant, redevint visible. S'étant rendu compte de cela, il répéta l'expérience pour voir si l'anneau avait bien ce pouvoir ; le même prodige se reproduisit : en tournant le chaton en dedans il devenait invisible, en dehors visible.

Dès qu'il fut sûr de son fait, il fit en sorte d'être au nombre des messagers qui se rendaient auprès du roi. Arrivé au palais, il séduisit la reine, complota avec elle la mort du roi, le tua, et obtint ainsi le pouvoir. Si donc il existait deux anneaux de cette sorte, et que le juste reçût l'un, l'injuste l'autre, aucun, pense-t-on, ne serait de nature assez adamantine pour persévérer dans la justice et pour avoir le courage de ne pas toucher au bien d'autrui, alors qu'il pourrait prendre sans crainte ce qu'il voudrait sur l'agora, s'introduire dans les maisons pour s'unir à qui lui plairait, tuer les uns, briser les fers des autres et faire tout à son gré, devenu l'égal d'un dieu parmi les hommes.

En agissant ainsi, rien ne le distinguerait du méchant : ils tendraient tous les deux vers le même but. Et l'on citerait cela comme une grande preuve que personne n'est juste volontairement, mais par contrainte, la justice n'étant pas un bien individuel, puisque celui qui se croit capable de commettre l'injustice la commet. Tout homme, en effet, pense que l'injustice est individuellement plus profitable que la justice, et le pense avec raison d'après le partisan de cette doctrine. Car si quelqu'un recevait cette licence dont j'ai parlé, et ne consentait jamais à commettre l'injustice, ni à toucher au bien d'autrui, il paraîtrait le plus malheureux des hommes, et le plus insensé, à ceux qui auraient connaissance de sa conduite ; se trouvant mutuellement en sa présence, ils le loueraient, mais pour se tromper les uns les autres, et à cause de leur crainte d'être eux-mêmes victimes de l'injustice. Voilà ce que j'avais à dire sur ce point.

Platon, La République, Livre II

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Cette analyse psychologique n’a pas convaincu grand monde, notamment parce qu’il apparaît clairement que les motifs de certaines de nos actions ne sont pas égoïstes (on agit pour toutes sortes de raisons : par colère, par amour, par peur, etc. …et parfois même par altruisme) et aussi parce qu’on sait bien que nous posons parfois des gestes qui ne servent pas notre intérêt (fumer, par exemple). Les partisans de l’égoïsme psychologique ont bien tenté de sauver leur thèse en assurant que, derrière ce qui peut sembler des motifs d’agir autres que l’égoïsme, c’est bien toujours de l’égoïsme qu’il s’agit en dernière analyse. Par exemple, X semble poser un geste généreux en donnant des sous à Y, mais il le fait en réalité pour des motifs égoïstes : prestige, la reconnaissance sociale, pouvoir, etc. Mais cette tentative de sauver la théorie la rend aussi infiniment vague et infalsifiable et, partant, sans grand intérêt.

La deuxième idée qu’il faut distinguer est l’égoïsme éthique : c’est cette fois une thèse prescriptive, c’est-à-dire qui nous dit comment les êtres humains devraient agir. Selon ce point de vue, nous n’avons aucun devoir envers autrui, seulement un devoir envers nous-mêmes : celui d’agir afin de promouvoir notre propre intérêt.

Voyez par exemple l’influente version que propose de cette idée Ayn Rand, dont j’ai parlé plus haut. Selon elle, l’égoïsme est la première des vertus, la seule qui respecte la valeur et l’intégrité de la personne ainsi que son autonomie. Chacun devrait donc agir pour promouvoir exclusivement son propre intérêt — et cela serait d’autant vrai que chacun de nous est justement l’expert par excellence sur ce qui constitue son propre intérêt. L’altruisme, de ce point de vue, serait la marque d’un profond mépris pour l’individu et une manière de cultiver sa dépendance. Laissons plutôt chacun poursuivre ses fins égoïstes, conclut Rand, et le monde ira pour le mieux. Notez bien qu’elle ne dit pas que nous ne devrions pas ou jamais aider les autres : il peut arriver que cela soit la chose à faire pour un égoïste et, en ce cas, c’est ce qu’il devrait faire. Mais ce n’est pas l’altruisme qui rendrait cette éventuelle action morale. Plus encore, ce serait un mal d’élever l’altruisme au niveau social et d’en faire le cœur de politiques publiques.

C’est là une position qui heurte la sensibilité morale de bien des gens; mais elle n’est pas si facile à complètement réfuter. À mon avis, c’est le philosophe James Rachels qui a donné le meilleur argument qu’on puisse lui opposer. C’est le suivant.

Si nous traitons différemment des personnes ou des groupes, cela ne peut se justifier que s’il y a entre elles des différences pertinentes. Par exemple, si on permet à X d’aller à l’université et pas à Y, cela ne peut se justifier que si X et Y diffèrent par des caractéristiques pertinentes — par exemple, X a complété les études nécessaires et pas Y. Dans tous les autres cas, le traitement différent sera arbitraire et indéfendable. Or, justement : l’égoïsme éthique, qui traite différemment moi et le reste du monde, ne peut justifier ce traitement et est donc arbitraire. Cette idée nous réconcilie avec cette intuition que nous devons nous préoccuper des autres parce qu’ils sont pareils à nous selon toutes les caractéristiques pertinentes : ils aiment, souffrent, pensent, ressentent et meurent.

En résumé, c’est entendu : la recherche de notre propre intérêt est un thème qui ne peut être entièrement oubliée en éthique. Mais ce n’est pas la seule vertu éthique et c’est une erreur de l’égoïsme éthique de prendre la partie pour le tout. Peut-on faire mieux? Certains le pensent et proposent de véritables systèmes éthiques.

12 commentaires:

Anonyme a dit…

Bonjour M. Baillargeon, et merci pour votre utilisation d'un langage simple au milieu du fatras de jargon qui semble être la règle aujourd'hui (par ex. Michel Foucault...)

Une sortie de votre livre est-elle prévue en France ? Si oui, quand ? Merci de signaler si vous êtes ou non en mesure d'apporter ou non une réponse à cette question. En effet, ici en France, les charlatans abscons prolifèrent (Elisabeth Teissier !) et ceux qui comme vous usent d'un langage tout simplement compréhensible sont devenus quasiment inexistants...

Encore merci

Normand Baillargeon a dit…

Bonjour,
Merci de votre commentaire.

Ce livre sur l'éthique est en rédaction; il paraît par tranches dansla revue des sceptiques d'ici, Québec Sceptique (http://www.sceptiques.qc.ca/ressources/revue)
et je n'ai pas encore commencé à lui chercher un éditeur.

Ceci dit, je peux vous avouer que je ne lis pas beaucoup de philosophes français contemporains.

Normand B.

Marc-Olivier a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Marc-Olivier a dit…

Bonjour,

Outre mes cours de philo au cégep, dont j'ai malheureusement retenu peu de choses, je n'ai jamais pris la peine de m'intéresser vraiment à la philosophie. Mes connaissances dans ce domaine sont donc plutôt minces, et j'admettrai avec plaisir mes torts ; cependant, après votre entrée, je n'ai pas pu m'empêcher de faire un rapprochement avec L'individualisme et les intellectuels d'Émile Durkheim (qu'on peut d'ailleurs retrouvé là : http://classiques.uqac.ca/classiques/Durkheim_emile
/sc_soc_et_action/texte_3_10/individualisme.html ).

Dans ce court texte, il veut faire la distinction entre deux types d'individualisme trop souvent confondus : celui de type utilitariste (« et l'égoïsme utilitaire de Spencer et des économistes »), et l'individualisme de Kant, un individualisme « universel » si on veut. Ce type reprend en quelque sorte la maxime « on ne fait pas aux autres ce qu'on l'on ne voudrait pas qu'ils nous fassent », mais de façon positive, c'est-à-dire que chaque geste que l'on pose doit être assez "bon" pour être répéter des milliers de fois, par le reste de l'humanité.

On dit souvent qu'on est dans un monde individualiste. Eh bien, si c'était celui de Kant, je n'y verrais aucun problème.

Aparté : je vous ai envoyé un courriel (à baillargeon.normand@uqam.ca) début mai et n'ai jamais reçu de réponse. Avez-vous un gros fan club, ou peut-être qu'il ne sait jamais rendu à destination?

Normand Baillargeon a dit…

Bonjour, La distinction est pertinente et j'y reviendrai plus loin quand j'aborderai Kant.

Pour votre courriel, il a vraisemblablement, et je m'en excuse été perdu dans le flot que je reçois. Vous pouvez toujours m'écrire à: baillargeon.normand@uqam.ca

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