samedi, décembre 19, 2009

CHAPITRE VII: LA PHILOSOPHIE POLITIQUE, 1

[Un chapitre de mon introduction à la philosophie. Il y en a deux sur la philosophie politique. Commentaires bienvenus]


Bien des gens s’intéressent à la politique : le sociologue, l’historien, l’économiste, la juriste, le politicologue, mais aussi la journaliste, le spécialiste des relations publiques, le sondeur et d’autres encore, sans oublier le citoyen.

Ce qui distingue les travaux du philosophe des réflexions de toutes ces personnes, et le type d’intérêt qu’il porte à la politique, c’est le fait qu’il tend essentiellement à s’intéresser à des questions conceptuelles et normatives qu’on y retrouve immanquablement. Qu’est-ce que l’égalité?, est ainsi une question de philosophe, de même que : en quoi devraient consister les institutions d’une société juste?
Ces questions comptaient parmi celles que posait déjà Platon dans La République et, avec de nombreuses autres semblables, toutes relatives à la nature et à la valeur de nos institutions économiques, sociales et politiques, de l’État et du gouvernement, elles n’ont cessé d’être reprises par les philosophes politiques qui l’ont suivi.

Il en est résulté une longue et riche tradition de réflexion de philosophie politique qui devrait être familière à quiconque s’intéresse au politique, à l’économie, au droit et à la société en général: c’est que les problèmes que nous nous y posons aujourd’hui encore ont à peu près tous été posés et débattus au sein de cette tradition et que les réponses qu’on a avancées ont profondément façonné à la fois nos idées et nos institutions.

Ce chapitre comprend deux grandes sections.

La première dresse rapidement le portrait de quelques-unes des grandes et influentes familles d’idées politiques.

La deuxième pose le problème de la justification de l’autorité politique et rappelle comment l’a pensée la riche tradition du contrat social.

Quelques grandes familles d’idées politiques


Nous commençons par un rapide survol de cinq de ces «familles» : le libéralisme, le socialisme, l’anarchisme, le nationalisme et le conservatisme.

Le libéralisme

Employé en un sens très général et pré-philosophique, le libéralisme est sans doute la position politique (mais aussi économique) dominante dans les sociétés industrielles avancés et dans nos démocraties justement dites libérales.

Mais, typiquement, le mot est en ce cas employé de manière si large — pour affirmer par exemple l’importance accordée à la liberté individuelle, une certaine tolérance devant les modes de vie les plus divers et une prédilection pour un État de droit démocratique — qu’il perd aussi une grande part de son intérêt philosophique. Pour le retrouver, il faut retourner à ses racines historiques et rappeler les trois directions dans lesquelles il s’est déployé.

Le libéralisme est pour commencer une position politique, née au XVIIe siècle, chez des auteurs comme John Locke (1632-1704) ou Montesquieu (1689-1755). La liberté pour les individus de poursuivre sans contraintes les buts qu’il se fixent en est d’emblée une caractéristique centrale. Lui sont intimement liées d’une part l’idée que les individus peuvent, librement, choisir leurs idéaux et donc leur conception de ce qu’on appellera une «vie bonne», d’autre part une tolérance envers la multiplicité des choix qui résulte immanquablement de cette possibilité de choisir, enfin une certaine méfiance envers ce qui pourra s’opposer à tout cela, et notamment une trop grande (mais ce qui la constituera précisément sera toujours chaudement débattu) présence et influence de l’État, qui tend à être vu comme devant se limiter à préserver les droits individuels. Hobbes écrit typiquement: «La liberté d'un sujet ne se trouve que dans ces choses que le souverain, en réglant les actions des hommes, a passées sous silence, comme la liberté d'acheter, de vendre, ou de passer d'autres contrats les uns avec les autres, de choisir leur domicile personnel, leur alimentation personnelle, leur métier personnel, et d'éduquer leurs enfants comme ils le jugent bon, et ainsi de suite.»

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Une dose pour être vraiment intelligent
Qu’est-ce que la séparation des pouvoirs?

Pièce importante de la position libérale devant contribuer à préserver la liberté du citoyen, l’idée de séparation des pouvoirs remonte à Locke et à Montesquieu. Trois pouvoirs sont distingués — le législatif, l’exécutif et le judiciaire — et séparés, en ce sens que rien ni personne ne devrait en détenir plus d’un : «Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la force des choses, le pouvoir arrête le pouvoir».

*************************************************************************************À ce libéralisme politique, s’ajoute un libéralisme économique dont le principal penseur est Adam Smith ((1723-1790). Dans ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), document fondateur de l’économie politique, il pose que des échanges économiques libres, exempt de toute intervention et de toute contrainte étatiques, constitueront un libre marché qui harmonisera spontanément les intérêts particuliers et l’intérêt général. Sur un tel libre marché, écrit Smith, : «[…] chaque individu travaille nécessairement à rendre aussi grand que possible le revenu annuel de la société. À la vérité, son intention en général n’est pas en cela de servir l’intérêt public, et il ne sait même pas jusqu’à quel point il peut être utile à la société (...) Il ne pense qu’à son propre gain; en cela, comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions; et ce n’est pas toujours ce qu’il y a de plus mal pour la société, que cette fin n’entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait réellement pour but d’y travailler.»

Partant de là, de très nombreuses et variées synthèses de ces tendances, pas toujours faciles à concilier, ont été défendues comme étant du libéralisme. On leur reproche typiquement la trop grande place qu’elles accordent à l’individu au détriment de la collectivité et le peu de cas qu’elles font de valeurs autres valeurs que al liberté, en particulier de l’égalité.

La plus récente de ces moutures, appelée néo-libéralisme, usurpe en partie son nom puisqu’elle est un ultra-libéralisme économique réalisé dans des conditions inédites, inconnues de Smith et du libéralisme classique, et à bien des égards anti-libérales (ne serait-ce que par la présence de ces méga-entreprises et corporations transnationales), coupées des balises éthiques et institutionnelles que Smith et les autres jugeaient indispensables à l’existence et à la pérennité d’une société libérale et alimenté à même une massive intervention des États dans l’économie.

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Une dose de vocabulaire
Une mise en garde


Le mot libéralisme est d’emblée vaste et polysémique. Dans la langue courante et même journalistique, il est parfois profondément ambigu et confusionnel. Considérez l’exemple suivant.
Associé aux excès du néo-libéralisme, l’appellation libéral peut servir, dans les pays francophones, à stigmatiser un partisan de politiques économiques (privatisation, profits, marchandisation) associés à la droite de l’échiquier politique.
Par contre, aux Etats-Unis, pays phare de telles positions économiques, un libéral est celui qui défend des idées politiques et philosophiques comme la tolérance, l’égalité des chances et la mise en place de programmes publics d’éducation et de santé : le mot sert alors à stigmatiser une position en la situant, cette fois, à gauche de l’échiquier politique.

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Le socialisme

Le socialisme — ou plutôt, les socialismes, puisque nous avons ici encore affaire à une large famille de positions politiques — est au mieux compris en référence au contexte historique qui l’a vu naître, celui de la Révolution Industrielle au début du XIX e siècle.

Le socialisme est en effet d’abord une réaction morale devant les massives inégalités qu’engendre la Révolution Industrielle et le caractère jugé intolérable et injuste de l’exploitation des ouvriers qu’elle pratique, mais aussi contre les valeurs et comportement qu’elle encourage chez les acteurs sociaux (exploitation, égoïsme, individualisme,par exemple).

Contre la seule recherche du profit, les premiers socialistes font ainsi valoir des exigences morales et sociales qui doivent être prises en compte : le travail des enfants, argue-t-on par exemple, peut bien être économiquement rentable, il n’en demeure pas moins moralement inacceptable. Devant l’accumulation du profit entre les mains de quelques propriétaires d’usines, les socialistes s’indignent encore de ce que ce profit ne revienne pas à ceux qui travaillent. Devant l’exploitation, ils réclament plus de justice économique, une plus grande égalité des chances et un accès pour tous à l’éducation, à la santé.

Les premiers socialistes sont souvent des utopistes, comme Charles Fourier (1772-1837), qui imagine de vastes regroupements de vie communautaire entre gens librement associés au sein de ce qu’il appelle des «Phalanstères». Mais bientôt, les positions socialistes se formulent d’argumentaires plus rigoureux en faveur d’objectifs mieux définis. Coopératives, abolition du capital, collectivisme, syndicalisme en sont autant de manifestations.

Le socialisme conçu par Karl Marx est distinct de ceux-là et durant la majeure partie du XXe, les régimes s’en réclamant (frauduleusement) ont entretenu des relations conflictuelles avec les socialismes des partis sociaux-démocrates. Ce sont eux, aujourd’hui, qui incarnent le socialisme, qui cherche un peu partout les conditions de son renouvellement.

Ses critiques lui reprochent notamment de méconnaître l’importance de la liberté individuelle et le caractère coercitif des mesures nécessaires à l’atteinte de ses idéaux.


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Une dose pour être vraiment intelligent
Comment distinguer socialisme et communisme?


La revendication de justice et d’équité portée par le socialisme a souvent été affirmée dans le cadre des démocraties libérales au sein desquelles on a cru possible leur réalisation.

Le communisme, au contraire, en se présentant parfois comme un socialisme scientifique et non réformiste, aspire à une société sans classe qui passe par une rupture complète avec le capitalisme et la démocratie libérale, jugée frauduleuse et oppressive.
Cette société communiste n’advient cependant pas immédiatement après la révolution : on n’y parviendrait qu’à la suite d’une phrase transitoire durant laquelle la prolétariat exerce sur la bourgeoisie, ses institutions et ses mentalités subsistantes, une indispensable «dictature du prolétariat». L’État est indispensable à ce travail, mais les communistes, à la suite de Marx et de Lénine, pensent qu’il «dépérira» peu à peu à mesure qu’il deviendra inutile.
Pour défendre cette étrange conclusion, les communistes se basèrent notamment sur l’expérience de la Commune, présumé avoir échoué en raison de l’absence d’un pouvoir central fort capable de réprimer les contre-révolutionanires.
Les anarchistes assurèrent au contraire que la mise en place d’un tel pouvoir (une dictature de l’État) conduirait immanquablement à la constitution d’une indélogeable «bureaucratie rouge», comme la nommera Bakounine, interdisant à jamais un véritable communisme et condition de l’institution d’un régime dictatorial et liberticide.


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L’anarchisme (ou socialisme libertaire)

Frères ennemis des communistes, les anarchistes aspirent eux aussi à une société sans classes et sans exploitation.

Mais leur point de départ se trouve dans une profonde méfiance envers le pouvoir sous toutes ses formes (et envers l’État tout particulièrement) jointe à une revendication de liberté si grande qu’elle les placerait à la gauche des libéraux classiques.
Force politique avec laquelle il faut compter au moins jusqu’en 1939, moment où la défaire des Républicains dans la Guerre civile espgnole met un terme à la plus vaste expérience libertaire, les anarchistes vont décliner leurs idéaux en un anarchisme individualiste et des anarchismes sociaux, différant selon les mode de reconstruction du lien social et économique qu’ils défendent. Autogestion, coopération, fédéralisme, communisme sont quelques-uns des principaux noms d’idéaux défendus par les anarchistes, lesquels qui seront mis en place par eux à des degrés et des échelles divers. Les principaux représentant de l’anarchisme classique sont : Max Stirner (1806-1856), Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), Michel Bakounine (1814-1876) et Pierre Kropotkine (1842-1921).

Mai 1968 a vu un renouveau des idées anarchistes, qui s’est ensuite amplifié avec la lutte contre la globalisation de l’économie. Le linguiste Noam Chomsky (1928), parfois donné comme le plus influent intellectuel vivant, se réclame ouvertement de l’anarchisme.

Des partisans d’une économie de marché sans entrave se réclament pour cela d’un anarcho-capitalisme, ce qui irrite fort les anarchistes pour qui leur position est inséparable d’un projet politique égalitaire et antiautoritariste jugé incompatible avec une économie où certains peuvent acheter la force de travail que d’autres sont contraints de vendre pour survivre.

On reproche typiquement aux anarchistes un vision trop idéale de la nature humaine et le caractère utopique de leur propositions.

Le nationalisme


Nous utilisons parfois le mot Nation pour désigner des États — et l’Organisation des Nations Unies (ONU) est en fait une réunion d’États. ll est pourtant important de distinguer État et Nation. Certes l’État-Nation est aujourd’hui le d’organisation politique type: mais il n’en a pas toujours été ainsi et sa création est relativement récente, puisqu’il date en gros du XIXe siècle (le sentiment patriotique, lui, est bien entendu antérieur).

Une nation peut être définie par la conjonction de critère (plus) objectifs et de critères (plus) subjectifs. Les premiers sont ces propriétés et caractéristiques que partagent en commun ceux qui constituent une nation — typiquement : une langue, une histoire, une culture, une origine, une religion.

Mais ces critères en suffisent pas à eux seuls à définir la nation : par exemple une nation peuvent posséder plus d’une langue et une langue peut être parlée dans plusieurs nations. On en dira autant, mutatis mutandis, de la religion, de la culture ou de l’histoire. De même, un État peut regrouper plusieurs nations et, inversement, une même nation peut être disséminée en plusieurs États. La nation résulte donc d’autre chose et c’est ici que des critères plus subjectifs entrent en considération.

Ils pointent vers un sentiment subjectif d’appartenance, vers un consentement à s’associer pour prendre part à un projet commun. Les nationalismes sont donc aussi l’expression de ce sentiment, qui est lié à une forme d’autorité politique (l’État) présumée permettre la réalisation et la pérennité d’un projet politique poursuivi sans entraves extérieures.

On le sait, cependant: le nationalisme, depuis deux siècles, n’a cessé d’être une source importante de conflits, souvent extrêmement violents. Pour cette raison, il suscite typiquement une profonde méfiance chez les philosophes politiques. Albert Einstein a mémorablement exprimé cette position en disant du nationalisme qu’il est « une maladie infantile de l'humanité», sa rougeole en quelque sorte.
Sans en nier les possibles dérives, d’autres se sont efforcés de distinguer entre une nationalisme endoctrinaire et fondé sur l’autorité, un tel nationalisme étant fermé, ethnique, reposant sur l’appartenance par «le sol et le sang», et une nationalisme libéral, ouvert, de culture, d’émancipation, combinant harmonieusement appartenance culturelle et affirmation politique.

De nombreux débats politiques tournent autour de la question de savoir si (et si oui, dans quelle mesure et avec quelles implications) cette distinction est éclairante, féconde et légitime.

Un regard, même superficiel, posé sur le monde qui nous entoure rappellera l’importance de ces questions.

Le conservatisme


Le point de départ du conservatisme se trouve dans une certaine attitude de déférence envers les valeurs, les pratiques et les institutions héritées du passé et présumées être l’expression d’une certaine sagesse acquise au fil du temps. C’est pourquoi s’il n’est pas un ennemi a priori de tout changement, le conservateur s’en méfie et, plus encore, se méfie du changement radical et des promesses de lendemain qui chantent. Il pense que la transformation de la société devrait être progressive et soucieuse de garantir sa continuité : plutôt que de le détruire, il faut préserver ce qui a patiemment été construit et mis à l’épreuve dans la longue durée. Le mot de Lucius Cary (1610-1643) pourrait être la maxime qui résume le mieux cette position: «Si un changement n’est pas nécessaire, alors il est nécessaire de ne pas changer».

Edmund Burke (1729-1797), témoin de la Révolution Française, a donné du conservatisme une de ses défenses philosophiques les plus articulées. Il fait valoir que chaque génération n’est qu’un gardien temporaire de la société et qu’elle a pour cette raison des devoirs envers les générations qui l’ont précédée et envers celles qui la suivront. Elle doit donc traiter avec prudence et respect l’héritage reçu et s’efforcer de le transmettre: des changements trop rapides et trop brutaux, de grandioses utopies imaginées par de dangereux rêveurs risquent de détruire le tissu social. Burke, qui écrit en 1790, affirme dès cette date, que la Révolution Française débouchera sur la terreur et la tyrannie.

Le conservatisme actuel est volontiers associé à une vision économique libérale, voire ultra-libérale. Aux Etats-Unis, où elle est répandue, une telle position est appelée néo-conservatisme.

Les arguments avancés contre le conservatisme, on l’aura deviné, font valoir que ce qui est hérité du passé ne mérite pas toujours d’être conservé (entre mille exemples, pensez à l’esclavagisme ou aux répartitions traditionnelles des rôles selon les sexes) et doit au contraire être, souvent radicalement, aboli. Plus généralement, ils avancent que la déférence envers le passé des conservateurs conduit à une «démocratie des morts» (G.K. Chesterton) et à un pessimisme intellectuel et moral qui freinent tout effort d’amélioration de la société et d’imagination d’un monde plus juste.
Les critiques du conservatisme contestent aussi que tout changement conduise nécessairement à la tyrannie et rappellent que des transformations, même radicales, ont souvent eu, à court comme à long terme, des effets généralement reconnus comme bénéfiques.

Finalement, on argue que l’actuel néo-conservatisme n’est qu’une arme idéologique au service des puissants et oeuvrant au maintien de leurs privilèges et des inégalités qu’ils engendrent inévitablement.


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Une dose d’espace et de temps
La gauche et la droite


Même s’ils ont des contours imprécis, gauche et la droite sont aujourd’hui couramment employés pour désigner des familles d’opinions politiques, les premières valorisant le progrès, le changement et privilégiant un regard porté vers l’avenir, les secondes un certain conservatisme et privilégiant un regard porté vers le passé.

L’origine de ces vocables, qui proviennent de la Révolution française, est intéressante à connaître.

Sous la monarchie, quand se tenaient des États Généraux, la tradition avait voulu que les nobles et les ordres privilégiés se placent à la droite du roi et le tiers-état à sa gauche. Quand l’Assemblée nationale se réunit, on poursuivit cette tradition, cette fois avec des députés conservateurs issus de la noblesse se plaçant à droite de la salle et les députés partisans du changement à gauche.

C’est à la Restauration, et donc après 1814, que ces termes de gauche et de droite ainsi entendus deviendront d’usage courant.


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La justification de l’autorité politique : la tradition du contrat social

Ce sont les Sophistes, dès l’Antiquité qui ont les tout premiers proposé des idées allant dans le sens de celles du contrat social, en suggérant que l’autorité politique résulte d’une convention. L’un d’eux, Lycophron, écrit ainsi: «La loi est une convention, une garantie de droits réciproques».

Mais il faudra attendre les XVIIe et XVIIIe siècles pour que les théories du contrat social, dont il existe diverses formulations bien différentes mais qui comptent parmi les plus répandues et influentes des justifications de l’autorité politique, soient de nouveau et pleinement déployées. Elles ne le seront en fait qu’à partir du moment où seront rejetées d’une part l’idée que l’ordre politique est naturel, d’autre part celle selon laquelle il est conforme à un plan divin.

La première idée était déjà avancée par Aristote, pour qui l’Homme est, par nature, «un animal politique».

La deuxième, extrêmement influente et pouvant se concilier avec la première, fait dériver directement de dieu l’autorité politique : «Le Roi est oint de Dieu» affirme un célèbre formule; et Saint Paul écrivait déjà, justifiant par avance l’absolutisme : «Que toute personne soit soumise aux autorités supérieures ; car il n'y a point d'autorité qui ne vienne de Dieu, et les autorités qui existent ont été instituées de Dieu. C'est pourquoi celui qui s'oppose à l'autorité résiste à l'ordre que Dieu a établi, et ceux qui résistent attireront une condamnation sur eux-mêmes. (Épitre de Paul aux Romains, XIII, 1-2».

Tout cela change avec Thomas Hobbes, généralement reconnu comme celui qui remet à l’ordre du jour un argumentaire contractualiste —dans un livre paru en 1651 et intitulé : Léviathan.

Un monstre nécessaire


Ce nom vient de La Bible, qui évoque un gigantesque monstre marin appelé ainsi. Pourquoi Thomas Hobbes (1588-1679), qui écrit durant le sanglant tumulte de la guerre civile en Angleterre (1641–1649), en a-t-il fait le titre de son célèbre ouvrage?
Hobbes imagine la vie des êtres humains dans un «état de nature» où n’existent ni institutions ni pouvoir politiques. (Il est important de noter ici que Hobbes ne prétend nullement décrire des événements historiques réels : il nous convie plutôt à imaginer ce que seraient nos vies, même aujourd’hui, si on en soustrayait les institutions politiques). Les êtres humains sont, pense Hobbes, par nature égoïstes; ils sont aussi égaux en ce qu’ils ont les mêmes désirs pour des biens qui sont en quantité limitée et ils cherchent à les satisfaire.

Il s’ensuit un état de compétition et de conflit, au sein duquel il est même avantageux de tromper, de tuer, même sans raison et simplement pour inculquer la peur et le respect. «Dans un tel état , dit Hobbes, il n'y a aucune place pour une activité, parce que son fruit est incertain; et par conséquent aucune culture de la terre, aucune navigation, aucun usage de marchandises importées par mer, aucune construction convenable, aucun engin pour déplacer ou soulever des choses telles qu'elles requièrent beaucoup de force; aucune connaissance de la surface de la terre, aucune mesure du temps; pas d'arts, pas de lettres, pas de société». L’homme est alors un loup pour l’homme et la vie de chacun, qui est une guerre contre tous, est «solitaire, misérable, dangereuse, brutale et courte» dès lors que rien ne fait obstacle à nos passions.

Notre nature nous pousse à poursuivre égoïstement nos propres intérêts; mais notre intérêt bien compris par la raison serait de coopérer : tel est le dilemme qu’aperçoit Hobbes. Il est d’autant plus grand qu’il ne peut selon lui être simplement résolu par un engagement à coopérer que prendrait chacun : car il serait alors à l’avantage de chacun de ne pas coopérer dès que cela serait possible et avantageux (par exemple : X s’engage à donner quelque chose à Y en échange d’autre chose, mais il prend son bien sans rien donner en retour), ce qui perpétuerait infiniment le cycle de la vie «solitaire, misérable, dangereuse, brutale et courte». «Des pactes sans l’épée ne sont que des mots» (Convenants without the Swords are but Words), conclut Hobbes.

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Une dose pour être vraiment intelligent
Qu’est-ce que la théorie des jeux?


Supposons que deux personnes, Jean et Thierry, ont été arrêtées par la police qui les soupçonne d’un crime grave, mais sans pouvoir le prouver. La police peut cependant prouver leur culpabilité pour un délit moins grave. On les interroge séparément, chacun étant dans une pièce différente. Chaque prisonnier peut avouer ou ne pas avouer le crime plus grave, mais il ignore ce que fera l’autre.
Si tous deux confessent, chacun fera une peine de prison de 5 ans; si aucun des deux ne confesse, ils seront incarcérés pour un an — la peine prévue pour le délit moins grave que la police peut prouver; mais on leur promet aussi si l’un d’eux confesse, il sera libre, tandis que son partenaire écopera de dix ans de prison.
La théorie des jeux étudie des telles situations conflictuelles (les scénarii peuvent être infiniment plus complexes) et cherche, en dressant une «matrice des gains», à déterminer la stratégie rationnelle optimale.
Dans notre histoire, où chacun des «joueurs» peut coopérer avec l’autre ou le trahir, la matrice des gains est la suivante :


À VENIR

La description de l’état de nature par Hobbes peut se comprendre en ces termes, qui sont ceux dans lesquels se pose immanquablement ces innombrables dilemmes bien réels qui apparaissent quand on doit choisir de coopérer ou non dans la poursuite de nos intérêts personnels qu’on cherche rationnellement à maximiser. On notera que dans le dilemme présenté, la poursuite par chacun de son seul intérêt maximisé (ne pas aller en prison) les conduit tous deux en prison pour cinq ans, tandis que s’ils coopèrent et renoncent à leur intérêt personnel maximisé, ils obtiennent le meilleur résultat collectif (chacun écopant d’une seule année de prison).

La théorie des eux, exposée en 1944 par John Von Neumann (1903-1957) et Oskar Morgenstern (1902 -1977), est devenue un puissant et indispensable outil dans les sciences sociales. C’est à elle que le mathématicien John F. Nash (1928), rendu célèbre par le film A Beautiful Mind, a apporté ses plus importantes contributions scientifiques.
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Pour rompre ce cercle vicieux, chacun doit renoncer à sa liberté naturelle au profit d’un tiers parti assez puissant pour faire respecter l’ordre et maintenir la sécurité. Ce tiers parti c’est l’État, qui peut être un Parlement ou une monarchie, mais dont Hobbes insiste pour dire que son pouvoir doit être absolu (on dit pour cela que la doctrine de Hobbes est absolutiste).

La paix, la sécurité, mais aussi la civilisation, les échanges, la culture et ainsi de suite, ont donc comme condition qu’un monstre aux gigantesques pouvoirs ait l’autorité nécessaire pour les faire advenir : ce monstre, ce Léviathan créé et maintenu en existence par contrat et convention, par artifice, (la position de Hobbes est pour cela appelée artificialisme), c’est l’État. «C’est l’art qui créée ce grand Léviathan, qu’on appelle république ou État […], écrit Hobbes, lequel n’est qu’un homme artificiel, quoique d’une stature et d’une force plus grandes que celles de l’homme naturel pour la défense et la protection duquel il a été conçu».

Hobbes a une conception franchement négative des êtres humains et son absolutisme, antichambre de tous les despotismes, est détestable. Mais sa théorie politique a les immenses mérites de penser l’ordre politique comme une création humaine et de placer l’individu au cœur de la philosophie politique.
La perspective qu’il ouvre, celle du contrat social, sera pour ces raisons sans cesse reprise et elle a inspiré encore aujourd’hui, comme on le verra plus loin, bien des philosophes, le plus important étant John Rawls. Mais avant d’en arriver à lui, rappelons deux autres importantes formulations classiques de la théorie du contrat social.

Le libéralisme politique de John Locke

John Locke (1632-1704) part quant à lui d’une vision moins noire et moins pessimiste de l’état de nature, qui en est un d’abondance et au sein duquel règne déjà un ordre moral : il propose en bout de piste un État dont la souveraineté est limitée et qui a pour fonction de protéger les droits et la liberté des individus.

Dans l’état de nature, estime Locke, nous sommes d’emblée, sur un plan moral, dotés de droits et d’obligations. Nous avons ainsi, tous et également, le droit à la vie, à la santé, à la liberté et à la propriété, toutes choses dont nous pouvons disposer à notre guise; et nous avons aussi, en vertu d’un «loi de la nature», l’obligation, que dicte la raison, de ne pas « nuire à un autre, par rapport à sa vie, à sa santé, à sa liberté, à son bien ».

L’élément le plus singulier de cet exposé, par quoi Locke fait figure de père fondateur du libéralisme, concerne la conception de la propriété.

Comme Hobbes avant lui, Locke lutte contre la théorie du droit divin. Mais son argumentaire fait néanmoins intervenir Dieu. Car c’est en effet Lui, le créateur du monde et des êtres humains, qui a donné à tous, en commun et également, la Terre et ses ressources. De sorte que, contrairement à ce que pense Hobbes, pour qui le droit de propriété émane de Léviathan et se constitue après la sortie de l’état de nature où il ne peut exister faute de garantie légale, pour Locke, dès l’état de nature, il existe un tel droit de propriété.

Il concerne d’abord notre propre corps; mais, et ce développement de l’argumentaire est crucial, il s’étend ensuite à ce que nous avons transformé par notre travail en vertu du fait que nous y avons ce faisant incorporé quelque chose de nous : «Encore que la terre et toutes les créatures inférieures soient communes et appartiennent en général à tous les hommes, chacun pourtant a un droit particulier sur sa propre personne, sur laquelle nul autre ne peut avoir aucune prétention. Le travail de son corps et l'ouvrage de ses mains, nous le pouvons dire, sont son bien propre. Tout ce qu'il a tiré de l'état de nature, par sa peine et son industrie, appartient à lui seul : car cette peine et cette industrie étant sa peine et son industrie propre et seule, personne ne saurait avoir droit sur ce qui a été acquis par cette peine et cette industrie, surtout, s'il reste aux autres assez de semblables et d'aussi bonnes choses communes».

L’appropriation, en somme, fonde la propriété.

Comment alors expliquer le passage à l’état de société depuis un état de nature aussi bénin et dans lequel une «loi naturelle» assure le maintien et le respect de ces droits naturels inaliénables que sont la liberté et la propriété?

Locke répond qu’il s’agit d’instituer une loi commune afin de protéger chacun contre les toujours possibles agissements de certains contre la loi naturelle. Dans l’état de nature (mais aussi, bien entendu, dans l’état de société), il arrivera en effet que quelqu’un agisse contre les droits autrui (en le volant, en le blessant ou en l’assassinant) et que cette personne sera de la sorte lésée et ne pourra plus faire usage de ses droits. Lorsque cela se produit dans l’état de nature, la personne lésée peur certes en appeler à Dieu, mais, seule «juge de sa propre cause», elle ne peut autrement faire valoir ses droits, qui demeurent donc incertains; l’entrée en société, qui institue des «Juges et des Souverains sur la terre», crée de la sorte une société politique, par une loi civile qui est au fond un prolongement de la loi naturelle, qu’elle fait respecter. « J'entends donc par pouvoir politique, écrit Locke, le droit de faire des lois, sanctionnées ou par la peine de mort ou, a fortiori, par des peines moins graves, afin de réglementer et de protéger la propriété; d'employer la force publique afin de les faire exécuter et de défendre l'État contre les attaques venues de l'étranger : tout cela en vue, seulement, du bien public.»

On le voit : l’état de société n’est plus ici en rupture avec l’état de nature, mais il en est, par convention et consentement contractuels, la continuité : il assure le maintien des droits et obligations naturelles qui, sans toujours être respectés, prévalaient dans l’état de nature. L’État, en somme, est une institution nécessaire, garante de l’ordre et protectrice de la vie, de la liberté et de la propriété.
Locke met ainsi de l’avant deux idées qui auront un immense impact.

Pour commencer, qu’il existe des droits humains inaliénables et que l’autorité politique doit protéger; ensuite, que les êtres humains ont un droit de résistance face à un pouvoir qui outrepasserait ses pouvoirs, notamment s’il met en péril la liberté et les droits qu’il est censé protéger.


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Une dose pour être vraiment intelligent
Qu’est-ce que l’Habeas Corpus?


Le Bill de l’Habeas Corpus date de 1679 et il est donc antérieur aux écrits politiques de Locke, qui en fournissent toutefois une justification.

Ce texte, en rappelant à chacun la propriété de son propre corps, est un interdit contre toute arrestation ou détention arbitraires. Moment important dans l’histoire des droits de la personne, il a aussi été un texte de loi majeur contre l’absolutisme. Un de ses principaux architectes était Lord Shaftesbury, un protecteur de Locke.


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Certaines des critiques adressées à Locke méritent qu’on s’y arrête.

On a vu plus haut comment Locke met des balises au droit de propriété acquis par le travail. Accumuler, certes, mais encore faut-il, a-t-il dit, qu’il «reste aux autres assez de semblables et d'aussi bonnes choses communes ». Bien des choses se dissimulent ici.

Pour commencer, Locke pense l’état de nature comme un état d’abondance et cette limite assignée est donc bien lointaine.

Ensuite, la monnaie fait bientôt son apparition, c’est-à-dire cette « chose durable, que l'on peut garder longtemps, sans craindre qu'elle se gâte et se pourrisse; qui a été établie par le consentement mutuel des hommes, et que l'on peut échanger pour d'autres choses nécessaires et utiles à la vie, mais qui se corrompent en peu de temps.» Locke juge que ce nouveau prolongement de soi-même peut être sans freins accumulé, prêté ou donné. Locke, en fait, va justifier la spéculation par le droit «naturel»!

La question est alors de savoir si, ce faisant, Locke, lui-même riche propriétaire, ne défend pas ici abusivement comme naturelles les prérogatives de la classe à laquelle il appartient, et cela au prix de la méconnaissance des effets des inégalités sur la vie sociale, politique et économique des «contractants».

La pensée de Locke a grandement influencé les pères de la Révolution américaine et cette influence est manifeste jusque dans le Déclaration d’indépendance, dans laquelle on lit: «Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés.»

Cependant, d’aucuns voudront voir également dans l’histoire des Etats-Unis les effets prévisibles de l’existence de ces énormes inégalités économiques, puis politiques, que légitime le libéralisme de Locke.

Les mêmes rappelleront que les idées de Locke ont aussi servi de justification à l’appropriation de leurs terres aux Amérindiens : celles-ci étaient présumées appartenir aux Européens sitôt qu’ils les travaillaient et les transformaient en propriété productive.


Jean Jacques Rousseau et la volonté générale


Personnage singulier, Rousseau défend un contrat social bien différent de celui de ses prédécesseurs et en son cas également sa spécificité se comprend au mieux à partir de la conception qu’il se fait de l’état de nature.

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Une dose d’espace et de temps
Jean-Jacques Rousseau (1712-1778)
Jean-Jacques Rousseau est né à Genève, au sein d’une famille calviniste. Sa mère meurt quelques jours après sa naissance. À 16 ans, il quitte sa ville natale et est recueilli en France par madame de Warens, qui sera sa protectrice et sa maîtresse. Musicien, il pense un temps connaître le succès à Paris grâce à un système de notation musicale qu’il a conçu. Il se lie bientôt avec les Encyclopédistes. En octobre 1749, il rend visite à Diderot, emprisonné à Vincennes. C’est alors qu’il lit la question posée par un concours : « Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs ». Contre la doxa dominante, il soutient que non et que loin d’améliorer leurs mœurs, les arts et les sciences ont au contraire corrompu les hommes. Rousseau remporte le premier prix de ce concours avec le Discours sur les sciences et les arts, qui le rend célèbre.
La perspective critique envers le présumé progrès qu’il y déploie est un des éléments clés de son œuvre. Une autre est la place prépondérante accordé au sentiment et à l’exploration de sa propre subjectivité, par quoi Rousseau annonce le romantisme (Confessions; Rêveries du promeneur solitaire).
Quelles institutions politiques pourraient permettre à l’humanité corrompue de se ressaisir? Le Contrat Social veut répondre à cette question. Comment, au sein de nos institutions malsaines élever malgré tout des êtres sains? C’est la question abordée dans Émile, un classique qui révolutionne la pédagogie.
Harcelé, paranoïaque, exilé, brouillé avec tant de gens, Rousseau meurt en France, où il était finalement revenu.


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Une des idées forces de la pensée de Rousseau est que la civilisation, les arts et les sciences exercent sur l’être humain une influence néfaste, corruptrice et un mot dénaturante. (Cette idée, inspirée en partie du mythe du «bon sauvage», consiste moins à attribuer la bonté originelle à l’homme naturel, qu’à le présenter comme n’étant ni bon ni mauvais et dans un état qui précède à la moralité elle-même).

Dans l’état de nature, les êtres humains vivent libres, isolés (ils n’ont de rapports que rares ou fortuits avec leurs semblables), dans un état d’abondance et d’innocence. Ils possèdent en outre certaines caractéristiques naturelles.

Pour commencer, ils possèdent un désir de conservation de soi que Rousseau appelle l’amour de soi; ensuite, ils ressentent devant le malheur d’autrui une compassion que Rousseau appelle pitié et qui les pousse à leur venir en aide; ils possèdent enfin la perfectibilité, par quoi ses facultés, dont la raison, se développeront et qui contribuera à le faire entrer en civilisation.

Car l’homme, , a bien quitté l’état de nature et est entré en civilisation, où il dégénère et se dénature. S’agit-il d’un «funeste hasard»? Comment se peut-il, pour reprendre ses mots célèbres, que quelqu’un, le premier, « ayant enclos un terrain, s'avisa de dire Ceci est à moi», «trouva des gens assez simples pour le croire» et fut ainsi «le vrai fondateur de la société civile»? Rousseau ne le sait pas. Mais il insiste : «Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables: Gardez-vous d'écouter cet imposteur; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne.»
Ce passage à l’état de société signe le malheur de l’homme et il n’a pu engendrer que des simulacres d’un ordre politique oppressant et reposant sur de faux contrats. C’est cela que Rousseau veut corriger. Mais avant d’examiner ce qu’il propose, voyons ses griefs.

Dans le passage à l’état de société, l’amour de soi de l’être humain se mue en amour-propre, passion malsaine faite du désir de paraître et de dominer entretenu par une incessante et toujours insatisfaite comparaison de soi-même avec autrui et la pitié se mue en plaisir pris devant la contemplation de son malheur. Des désir artificiels naissent et son entretenus, tandis que les inégalités et le esclavages se multiplient et interdisent à chacun de nous dédevenir un personne saine.

Les régimes politiques existants, sans exception, sont selon Rousseau le fruit de ces dénaturations et les alimentent. Cette critique vaut même, selon lui, pour ces contrats que ses prédécesseurs, comme Hobbes, bien entendu, mais aussi comme Locke, ont élaborés et qui devaient garantir la liberté de chacun. Rousseau pense que l’état de nature peint par Hobbes est en fait un état de société où les plus riches et les plus puissants invoquent un supposé état de guerre de chacun contre tous pour mieux asservir leurs victimes, tout en assurant ne vouloir rien d’autre que les protéger : pareil contrat repose sur la force, qui ne peut engendrer le droit. Quant au contrat lockéen, il suppose l’aliénation de la liberté naturelle de chacun et lui aussi permet l’inégalité et l’injustice. D’où la célèbre phrase qui ouvre Le Contrat Social : «L’homme est né libre et partout il est dans les fers» .

L’ambition de Rousseau est de concevoir un contrat qui garantisse la sécurité des personnes et des biens ainsi que la liberté au sein d’un état de société. Il le formule comme suit : «Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s'unissant à tous, n'obéisse pourtant qu'à lui-même, et reste aussi libre qu'auparavant.»

Dans les termes où il est posé, qui exigent que nous soyons à la fois libres et soumis à des lois, ce problème peut sembler insoluble — et nous verrons que Rousseau lui-même le tient pour largement insoluble en pratique. Mais il pense néanmoins lui avoir trouvé une solution théorique.

La clé en réside dans la notion de «volonté générale», à laquelle chacun se soumet : celle-ci comprenant la sienne, une liberté civile est constituée en même temps que l’égalité de tous est assurée. Les lois qui expriment la volonté générale sont aussi ce à quoi arrive la volonté individuelle quand elle se place du point de vue de l’intérêt général : cette coïncidence donne naissance au citoyen, qui est à la fois celui qui donne la loi et qui s’y soumet. Par là, en se soumettant à la volonté générale, chacun ne se soumet qu’à lui-même. Rousseau écrit : «Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale; et nous recevons encore chaque membre comme partie indivisible du tout. A l'instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d'association produit un corps moral et collectif, composé d'autant de membres que l'assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique, qui se forme ainsi par l'union de toutes les autres, prenait autrefois le nom de cité (a), et prend maintenant celui de république ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres État quand il est passif, souverain quand il est actif, puissance en le comparant à ses semblables. À l'égard des associés, ils prennent collectivement le nom de peuple, et s'appellent en particulier citoyens, comme participant à l'autorité souveraine, et sujets, comme soumis aux lois de l'État.»

Il faut souligner que si la volonté générale n’est bien entendu pas la volonté individuelle, celle, limitée, de chacun d’entre nous pris isolément et qui veille à nos intérêts personnels, elle n’est pas non plus la somme de ces volontés, même dans l’éventualité où toutes aspireraient à la même chose. Expliquons cette idée par un exemple tout simple.

Il se peut que toutes les personnes d’une société veuillent ne payer aucun impôt : mais la somme de ces volontés souhaitant la même chose n’est pas la volonté générale, qui est l’expression de ce qui est souhaitable pour la société dans son ensemble. Or, si personne en paie d’impôts, il n’y aura pas de services publics, ce qui n’est pas dans l’intérêt du bien commun. La volonté générale souhaite donc qu’il existe des impôts et exige que chacun paie les siens.

Rousseau pensait que des démocraties directes (i.e. non représentatives), composées d’un nombre limité de citoyens vertueux, relativement égaux de fortune et où des votes sont pris sur toutes les questions concernant l’intérêt public, pouvaient espérer réaliser cet idéal.« S'il y avait un peuple de dieux, écrit-il, il se gouvernerait démocratiquement». Malheureusement, poursuit-il «un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes.»

Mais outre cette impraticabilité, c’est bien entendu autour de cette notion de «volonté générale» que les critiques les plus sévères ont été formulées à l’endroit de Rousseau. Est-il raisonnable de penser que tout désaccord politique trouve un solution unique que chacun peut en outre trouver lui-même en s’abstrayant de ses intérêts et de ses perspectives singulières? Que fera-t-on, même si (et c’est improbable) c’était le cas, de ceux et celles qui ne le trouvent pas ou refusent de s’y soumettre? Certaines questions parmi les plus profondes questions de la philosophie politique sont soulevées par ces hypothèses et, pour les traiter, il faut faire intervenir le concept de liberté positive, distincte de la liberté négative.


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Une dose pour être vraiment intelligent
Quels sont les deux concepts de liberté distingués par Isaiah Berlin et en quoi cette distinction est-elle importante pour évaluer le projet de Rousseau?



Dans sa monumentale Histoire de la philosophie occidentale, rédigée pendant la Deuxième Guerre Mondiale, Bertrand Russell n’hésite pas à affirmer que les doctrines exposées dans le Contrat social «pointent vers la justification d’un État totalitaire» et à faire de Rousseau un précurseur de Staline et de Hitler !
Compte tenu de la nature à première vue profondément humaniste et généreuse du projet que déclare poursuivre Rousseau, de telles remarques, sous la plume d’un philosophe aussi éminent que Russell, sont très intrigantes. Elles expriment pourtant une position finalement assez répandue et qui se comprend mieux à la lumière de la distinction proposée par Isaiah Berlin (1909-1997) entre liberté négative et liberté positive.
La liberté négative est celle qu’on possède du fait que rien n’entrave notre action, qu’aucune force ou contrainte (d’où son nom) ne nous empêche de faire quelque chose . La liberté positive est celle qui correspond à la possibilité réelle d’accomplir certaines choses désirables. Pour que ces dernières libertés existent, il faut plus que l’absence de contrainte : des possibilités réelles doivent être présentes.
Une société fondée sur la première ne vous empêche pas, dès lors, disons, que vous ne limitez pas la liberté (négative) d’autrui, de poursuivre tel ou tel but. Votre liberté négative, en ce cas, est entière et à peu près sans limite.
Mais il se pourra aussi que la liberté positive dont vous disposez soit très limitée et retire sa substance à votre liberté négative. Par exemple, si vous êtes très pauvre, vous êtes entièrement libre (d’une liberté négative) de tenter de devenir riche : mais vos chances sont possiblement minces, surtout si vous n’avez pas pu étudier, faire des contacts, obtenir un prêt, etc. (Anatole France disait malicieusement que les riches et les pauvres avaient la liberté de dormir la nuit sous les ponts). Ces éléments sont ceux qui donnent de la substance à la liberté positive. Pour cela, l’État pourra intervenir et créer des qui lui sont conditions favorables.
Sur cette pente, cependant, le contrôle et l’intervention de l’État dans la vie de gens peuvent devenir dangereux pour la liberté négative elle-même. Si, en outre, persuadé de connaître le seul contenu possible et la véritable définition d’une vie bonne, l’État entreprend de créer les conditions de sa réalisation par chacun, nous voici au seuil des régimes les plus détestables qui soient. Russell, dans le passage cité plus haut, associait une telle défense de la liberté positive à Rousseau et en faisait le précurseur de ces régimes. Est-ce justifié ? La question, passionnante et importante, a été et demeure chaudement débattue.
Russell et d’autres suggèrent que la réponse est oui et que l’enseignement à en tirer est crucial. Rousseau pense en effet la délibération et la prise de décision politiques selon un modèle ultra-rationaliste à l’improbable prémisse qu’il existe une bonne réponse à tout problème politique et que le citoyen qui accepte de renoncer à sa perspective singulière et limitée pour se placer du point de vue du bien commun aboutit immanquablement à la position qui est celle de la volonté générale, elle même infaillible.
Dès lors, celui qui n’y parvient pas erre et se prive de liberté positive. Rousseau le reconnaît et il écrira ces mots terribles : « Afin donc que ce pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement, qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d'obéir à la volonté générale, y sera contraint par tout le corps; ce qui ne signifie autre chose sinon qu'on le forcera à être libre, car telle est la condition qui, donnant chaque citoyen à la patrie, le garantit de toute dépendance personnelle, condition qui fait l'artifice et le Jeu de la machine politique, et qui seule rend légitimes les engagements civils, lesquels, sans cela, seraient absurdes, tyranniques, et sujets aux plus énormes abus.» (Du Contrat Social, I, 7)
La Révolution Française débouchant sur la terreur, Robespierre, grand lecteur de Rousseau, déclarera, forgeant de la sorte un effrayant oxymoron : «Le gouvernement de la révolution est le despotisme de la liberté contre la tyrannie.» (Discours à la Convention, 5 février 1794).


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2 commentaires:

Jean-Joël Kauffmann a dit…

Bonjour,

Merci pour ce formidable exercice de vulgarisation.

Beaucoup d'idées me viennent à l'esprit, mais j'en tairai la plupart, n'ayant pas les compétences requises pour pouvoir défendre ces idées d'une manière argumentée et intellectuellement honnête.

Juste quelques remarques en passant :

1°/ Je connaissais l'argument selon lequel les idées de Rousseau auraient été la matrice du totalitarisme moderne. J'ai toujours trouvé cet argument d'une mauvaise foi et d'une bêtise tellement insondables que je préférais ne pas y prêter attention. Si j'en crois ce qui écrit ici, cet argument serait dû à Bertrand Russell ! Si c'est vrai, cela montre que même des personnes aussi intelligentes et bien intentionnées que Russell peuvent proférer des âneries sans nom, et c'est un rappel salutaire sur les limites de l'intelligence humaine, même de la part de personnages aussi exceptionnels que Russell.

2°/ La distinction qu'Isaiah Berlin effectue entre les "libertés positives" et les "libertés négatives" me semble un exemple achevé de sophisme intellectuel.

3°/ Plus largement, à propos de la Révolution Française. Il est vrai que des personnages comme Robespierre et que des épisodes comme la Terreur ne peuvent qu'inspirer de la révulsion à toute personne décente. Mais l'erreur fondamentale que commet Burke, et qui sera reprise par tous les critiques de la Révolution Française, c'est de la considérer comme un processus purement endogène, et d'oublier que la France a dû, dès le début de la Révolution, se battre contre le reste de l'Europe coalisée contre elle, dans une lutte sans merci qui n'a finalement cessé qu'en 1815 lors de la défaite finale de Napoléon à Waterloo et le rétablissement de la monarchie. Cela a pu expliquer, sans les justifier, certains comportements de nature clairement totalitaires.

Jean-Joël Kauffmann a dit…

(suite du billet précédent)

Comme le dit Jean Bricmont, "la violence révolutionnaire (...) est, dans tous les cas - ce serait facile à démontrer - une réponse à une violence contre-révolutionnaire antérieure. Une violence des classes dominantes, des colons, des impérialistes." ("Impérialisme humanitaire", p. 268)

C'est ce que ne comprennent apparemment pas des gens comme Burke et Russell.

JJK