( Texte pour Le Monde Libertaire]
Je viens, avec grand plaisir, de préfacer une réédition d’un texte que Voltairine de Cleyre (1866-1912), à la fin de sa vie, consacrait à l’action directe [1].
Dans mon esprit, par ce travail éditorial, il ne s’agit ni de ‘muséifier’ de Cleyre, encore moins de la canoniser, mais simplement de sortir de l’oubli une personnalité qui mérite d’autant de l’être qu’elle nous aide à réfléchir plus lucidement sur notre époque et aux avenues qui s’offrent aujourd’hui à nous.
C’est exactement le cas avec cet important texte.
De Cleyre a en effet vécu un moment de très intense activité militante libertaire durant lequel la pratique de l’action directe a pris une grande variété de formes, parmi lesquelles, comme on le sait, la propagande par le fait.
Dans L’Action directe, elle se situe face à tout cela. Je ne reviendrai pas ici sur tout ce que De Cleyre défend finalement, sinon pour rappeler deux points sur lesquels elle insiste tout particulièrement.
Universalité de l’action directe
Le premier, qu’elle prend le plus grand soin à établir, est que l’action directe a été et est pratiquée par tout le monde. Elle écrit :
Toute personne qui a pensé, ne serait-ce qu’une fois dans sa vie, devoir réaffirmer un droit, et qui, seule ou avec d’autres, a pris son courage à deux mains pour le faire, a pratiqué l’action directe. (…) Toute personne ayant un jour projeté de faire quelque chose et ayant effectivement mené son projet à bien, ou ayant exposé son plan devant d’autres et emporté leur adhésion pour agir ensemble sans attendre poliment des autorités compétentes qu’elles le fassent à leur place, toute personne ayant agi ainsi a pratiqué l’action directe. Toutes les expériences qui font appel à la coopération relèvent essentiellement de l’action directe. Toute personne ayant dû, une fois dans sa vie, régler un litige avec quelqu’un et s’étant adressée directement à la ou les personne(s) concernée(s) pour le régler, en agissant de façon pacifique ou par d’autres moyens, a pratiqué l’action directe.
Il s’ensuit que ceux qui la dénoncent lorsqu’elle est mise en oeuvre par des gens ou pour des fins qu’ils déplorent l’ont typiquement eux-mêmes pratiquée.
Le paradoxe mérite encore et toujours d’être relevé, au moment où, comme ce fut le cas cet été, la doxa se déchaine contre le cas de toutes ces pratiques militantes et syndicales allant de la séquestration de patrons à l’occupation d’usine en passant par bien d’autres encore qu’on a pu observer en France et ailleurs au cours des derniers mois et qui ont tant ému une partie de l’intelligentsia : rapportées au prisme de l’histoire de l’anarchisme, elles nous apparaissent sous un jour nouveau, qui permet de prendre un salutaire recul par rapport à la doxa des faiseurs d’opinion.
À lire ces commentateurs, ces actions ne seraient en effet que de poussiéreux vestiges du passé qui viendraient soudain de faire un bref et inattendu retour, cette résurgence étant bien entendu éminemment déplorable puisque l’histoire aurait amplement démontré leur inefficacité. De plus, ces pratiques déboucheraient nécessairement sur les pires crimes et les pires horreurs que l’on puisse imaginer. De Cleyre permet une salutaire relativisation de ce point de vue.
Les variétés de l’action directe
Le deuxième élément sur lequel elle insiste est la grande diversité des moyens que recouvre l’action directe, qui peut en effet prendre une immense variété de modalités.
Elle ne se limite pas aux usines et aux lieux de travail et elle peut être comprise comme toute poursuite extra-parlementaire et non délégatrice de la politique par des individus ou des groupes. Elle désigne, en somme, ce qui se produit quand des gens prennent les choses en mains sans intermédiaire et agissent contre des formes d’autorité jugées illégitimes pour préserver ou accroître leur liberté.
L’action directe s’incarne ainsi dans une grande variété de modalités, allant de moyens essentiellement non-violents comme la désobéissance civile, les sit-ins, le refus de payer ses impôts, les boycotts, les grèves, les blocages de routes et les occupations, jusqu’à des formes plus violentes (sabotage, vandalisme, par exemple), voire même extrêmement violentes et pouvant comprendre la lutte armée. Ainsi entendu, le concept, on le voit, en est très large et subsume des pratiques allant de l’ahimsâ prôné par Ghandi à la lutte armée.
Un moment historique qui offre de nombreuses occasions de la pratiquer
De Cleyre aide à comprendre tout cela. Mais l’élucidation qu’elle favorise nous contraint ensuite à décider de ce que nous nous voulons et des moyens que nous sommes disposés à mettre en œuvre pour ce faire.
En un mot, il s’agit de se doter d’objectifs et de finalités non certes fixes et immuables, mais néanmoins donnant une idée de ce vers quoi on veut aller et s’inscrivant, au moins grossièrement, dans des repères pour l’action. À ces seules conditions, me semble-t-il, les idéaux anarchistes peuvent s’inscrire dans les combats de notre époque et cela à un moment qui leur est particulièrement propice.
Car c’est bien le cas et pas seulement en France ou en Europe. Pour ne donner que deux exemples très révélateurs en en restant à cet improbable lieu que sont les Etats-Unis, les quelque 600 000 mises à pieds dans le secteur manufacturier ont conduit à une occupation d’usine, du jamais vu depuis les années 30, si du moins on excepte un événement isolé survenu en 1979; d’autre part, la très importante Us Steelworkers Union, méga syndicat nord-américain, vient d’annoncer le début de sa collaboration avec Mondragon International, ce réseau de coopératives du pays Basque : cette fois encore , c’est un événement majeur, et qui met en scène un mouvement qui a nombre de ses racines dans les idéaux de l’anarchisme.
Il y a là de formidables énergies à mobiliser et si nous n’accomplissons pas cette tâche urgente, d’autres la feront — et la font déjà.
Récemment, réagissant à la montée en flèche de ces manifestations populaires s’opposant notamment à la réforme des soins de santé aux Etats-Unis, Noam Chomsky a fait valoir que plutôt que de s’en détourner avec mépris, les militantes et militants devraient se demander comment il se fait que des gens qui bénéficierait les premiers de ces mesures en viennent à s’y opposer.
La raison, suggère-t-il, en est vraisemblablement à chercher, au moins en partie, dans le fait que la déferlante démagogique a au moins le mérite de proposer des réponses très minimalement crédibles, aussi sottes soient-elles par ailleurs, à des gens qui en réclament.
Il y a là une leçon qui vaut pour nous, et qui s’appliquent à ces pratiques militantes et syndicales d’action directe que la crise actuelle voit se multiplier. Qu’avons-nous à proposer comme buts et objectifs crédibles et à long terme à tous ces gens qui cherchent à comprendre et qui réclament des réponses, en ce moment où l’activisme politique prend de l’ampleur [2]? Juqu’où aller pour les atteindre? Sitôt qu’on soulève ces questions, d’innombrables autres surgissent auxquelles, s’il n’est pas facile de répondre, un mouvement libertaire vivant aura néanmoins des réponses à proposer.
S’il est une chose que l’on peut en tout cas apprendre en lisant de Cleyre, c’est qu’à son époque, notre mouvement en avait, et de nombreuses.
Il n’y a aucune raison que nous n’en ayons pas à notre tour.
Notes
[1] De CLEYRE, Voltairine, L’Action directe, Le Passager Clandestin, Paris, 2009.
[2] Le point de vue de la population semble bien différent de celui des faiseurs d’opinion, du moins si on en juge par un sondage réalisé durant l’été 2009 et selon lequel «44% des ouvriers adhérent à l’idée de séquestrer des patrons (4% la condamnent)», tandis que «l’immense majorité des Français comprend la colère des ouvriers», puisque «62% comprennent les séquestrations de patrons et 50% les menaces de destruction de sites». (Sondage IFOP-Humanité réalisé du 27 au 29 juillet 2009; résultats et méthodologie rapportés dans L’Humanité, 31 juillet 2009, page 3.)
mardi, décembre 15, 2009
ACTION DIRECTE
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