Les utilitaristes nous ont invité à penser que la morale devait nous dire quelle action il fallait accomplir et ont suggéré qu’on trouverait la réponse en faisant un calcul d’utilités appliqué à ses conséquences. Kant et les déontologistes, de leur côté, ont soutenu que c’est par un test d’universalité qu’on trouvera la règle qui nous dictera la règle de conduite à suivre impérativement et par devoir.
Nous parlerons cette fois de la troisième et dernière grande tradition classique en philosophie morale, les éthiques de la vertu, qui soutiennent que la réponse au problème moral ne se trouve ni dans l’action elle-même ni dans ses conséquences, mais plutôt dans certaines caractéristiques de celui ou de celle qui agit – dans sa personnalité en somme, ou mieux encore, justement, dans son caractère. L’idée est ancienne et remonte aux Anciens Grecs (et avant cela, aux Chinois). Elle a reçu une formulation exemplaire par Aristote (384-322) dans un ouvrage appelé Éthique à Nicomaque. Ces idées connaissent aujourd’hui un très grand regain de popularité. En voici un bref aperçu.
Le plus simple est sans doute de commencer par expliquer ce concept d’ Eudamaimonia qu’emploie Aristote. Par ce mot, souvent maladroitement traduit par bonheur, Aristote désigne la finalité, le but, de la vie humaine. Quel est ce but? Aristote envisage divers candidats : le plaisir; la richesse; la gloire, par exemple. Mais chacun de ces biens, dit-il, est poursuivi parce qu’il permet d’en acquérir ou d’en viser un autre. L’argent, par exemple, procure des biens matériels, qui procurent des plaisirs, qui procurent… et ainsi de suite. Aristote pense qu’il y a une fin à tout cela, une fin que nous voulons tous et pour elle-même. C’est ce qu’il appelle Eudamaimonia, ce qu’on pourrait traduire par une vie accomplie, une vie où est réalisé au plus haut point de perfection ce que nous sommes nous, les êtres humains et ce pour quoi nous sommes spécifiquement faits.
La réponse d’Aristote est que le bonheur est une certaine activité de l’âme en accord avec une vertu. Vertu? Qu’est-ce que ça veut dire? Aristote, en fait, va employer ici le mot Arêtè, un mot qui est souvent traduit par vertu mais qui serait mieux rendu par excellence. Cette vertu peut être celle d’un objet, d’un animal ou d’un être humain et elle est l’excellence dans l’accomplissement de sa fonction propre. Prenez un couteau : une de ses vertus est de bien couper. Un cheval de course? De courir vite. Dès l’époque d’Aristote, les Grecs pensaient typiquement la morale en termes de vertus, les questions étant donc de savoir : ce qu’elles sont; si on peut les acquérir; et si oui, comment.
Aristote distinguera deux catégories de vertus. Les vertus intellectuelles, d’abord, qui correspondent à la partie rationnelle de notre âme : c’est elle qui est spécifiquement humaine et le point le plus élevé de la vie bonne s’atteindra par le développement de ces vertus que sont notamment l’intelligence, la sagesse et la prudence. Ces vertus intellectuelles s’apprennent par l’éducation.
Mais nous ne sommes pas que rationnels et Aristote discerne aussi une part irrationnelle en nous. Un des grands mérites de son éthique est de réfléchir à ces vertus ou traits de caractère qui correspondent à notre composante irrationnelle et qui sont indispensables pour vivre une vie accomplie — il nommera parmi ces vertus la justice, la tempérance, le courage et bien d’autres encore. Ce qu’il dit à leur sujet mérite qu’on s’y arrête. Je ferai quatre observations.
Pour commencer, ces vertus de caractère se développent d’abord en nous par l’habitude. Aristote écrit : « […] nous les acquérons d'abord par l'exercice, comme il arrive également dans les arts et les métiers. Ce que nous devons exécuter après une étude préalable, nous l'apprenons par la pratique ; par exemple, c'est en bâtissant que l'on devient architecte, en jouant de la cithare que l'on devient citharède. De même, c'est à force de pratiquer la justice, la tempérance et le courage que nous devenons justes, tempérants et courageux. » Contre l’intellectualisme froid de certaines théories morales, Aristote insiste donc sur le rôle de la pratique, des émotions et ainsi de suite dans la moralisation. Selon lui, c’est modestement, par le petit sentier de l’habitude, qu’on atteint la palais de la morale. Ensuite, oui, parce que la partie irrationnelle de l’âme est en partie docile à la raison, ces actes deviendront plus assumés et réfléchis.
Ensuite, pour devenir vertueux, il faut y mettre du temps. De la même manière qu’une hirondelle ne fait pas le printemps (cette expression est d’ailleurs d’Aristote), on ne devient pas courageux par un seul acte courageux et ce n’est qu’avec du temps que ces vertus de caractère s’installent en nous et finissent par devenir comme des «secondes natures».
Il y a plus, et qui contribue à rendre cette théorie fort séduisante à de nombreuses personnes. Aristote pense en effet que la morale est une affaire humaine, où pèsent de lourdes contingences, le poids des circonstances et ainsi de suite. Il en conclut qu’on ne devrait pas chercher à y arriver à une précision semblable à celle qu’on peut obtenir en sciences ou en mathématiques. La morale est affaire de jugement prudent (ce qu’il appelle phronesis) , et non de règles absolues et fixes. Notez bien que cela ne fait pas d’Aristote un simple relativiste, puisque son point de départ est qu’il existe une nature humaine et des fins dictées par elle.
Pour finir, Aristote pense qu’on peut tout de même donner des repères pour aider à cerner ces vertus et les pratiquer. Sa grande idée est que les vertus sont un juste milieu entre un excès et un manque. On peut alors, avec Aristote, dresser des listes de triades comprenant d’abord un trait de caractère par défaut (le sujet en a trop peu); ensuite, la vertu elle-même; enfin, le trait de caractère, mais cette fois par excès (le sujet en a trop). On aurait ainsi, par exemple : Crainte; courage; témérité. Insensibilité; tempérance; débauche. Avarice; générosité; prodigalité. Bassesse; magnanimité; insolence. Indifférence; civisme; ambition. Et ainsi de suite. Rappelons une fois encore que bien des facteurs, dont les circonstances, entrent en jeu dans la détermination de ce juste milieu, qui n’est donc pas une banale moyenne obtenue mécaniquement et qui ne doit pas non plus être interprété comme un simple appel à la modération : devant un enfant violenté, l’acte courageux n’est pas l’acte modéré, mais une action agressive.
Ceci posé, on peut comprendre ce qu’Aristote écrit de ces vertus : « [elle sont] donc une disposition acquise volontaire, consistant par rapport à nous, dans la mesure, définie par la raison conformément à la conduite d’un homme réfléchi. Elle tient la juste moyenne entre deux extrémités fâcheuses, l’une par excès, l’autre par défaut ».
Je n’ai pu qu’effleurer le sujet, bien entendu. Mais j’espère avoir fait sentir qu’on est ici devant quelque chose de particulièrement brillant et de profond. Cette manière d’envisager la morale a indiscutablement de très grands mérites, qui expliquent en partie le vif regain d’intérêt qu’elle suscite aujourd’hui; mais elle a aussi des défauts que certains jugent irréparables.
Nous parlerons de tout ça la prochaine fois.
Une lecture
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque. Nombreuse éditions. Le texte fondateur des morales de la vertu.
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