dimanche, mars 14, 2010

QUAND J'AI RENCONTRÉ JEAN FERRAT ...

... c'était pour une entrevue qui est parue dans Le Devoir. C'était en novembre 1995, à Paris.

La voici.

Merci pour les chansons, M. Ferrat et aussi pour votre générosité cette journée-là.

***


Ce jour-là, les étudiants des lycées et des universités de France étaient en grève. Des milliers d'entre eux défilaient dans les rues de Paris, pour réclamer d'un gouvernement qui se paie des essais nucléaires des conditions adéquates pour pouvoir étudier.

Ils avaient l'appui de Jean Ferrat, qui avait quitté son petit village de l'Ardèche et qui se trouvait alors à Paris. Ferrat les appuyait comme il a toujours appuyé les vivants quand ils se soulèvent et qu'ils ne se contentent pas des miettes que les puissants leur abandonnent, trop souvent dédaigneusement. «Les jeunes se font avoir d'une manière fantastique», remarquait-il.

C'est si rare, pourtant, la révolte. Ferrat le sait bien, lui qui s'est battu sur tous les fronts. «Il y a un poème d'Aragon qui dit tout cela clairement. Il s'appelle J'entends, j'entends et je l'ai mis en musique il y a plus de trente ans: il est malheureusement encore d'une grande actualité. Et il ne se passe guère de semaine sans que ce que je vois ou ce que je lis ne me le rappelle.»

Ferrat récite alors de sa belle voix grave ces mots que, grâce à lui, je connais moi aussi par coeur: «J'en ai tant vu qui s'en allèrent, Ils ne demandaient que du feu, Ils avaient si peu de colère, Ils se contentaient de si peu.» Un temps, pendant lequel un ange passe. Puis Ferrat reprend: «Ce "si peu" reste tellement vrai. Les gens, partout, toujours, qui se font tellement avoir, tellement posséder. Et qui ont si peu de colère.»

Ferrat le chansonnier laisse volontiers la place au militant et accepte de revenir sur son parcours du combattant. «Je n'ai jamais été membre du Parti Communiste Français, rappelle-t-il, mais j'ai été un compagnon de route. J'étais très souvent proche des positions du PCF, surtout en ce qui concerne la défense des plus défavorisés. Et puis, surtout, après la Deuxième Guerre mondiale, j'étais comme lui farouchement opposé aux guerres coloniales que menait la France, à ces stériles et terribles expéditions.»

À l'origine de son engagement, comme bien des gens de sa génération, il y a d'abord la guerre: l'occupation, les lois anti-juifs, le régime de Vichy, le nazisme, les persécutions, tout cela constitue la toile de fond de son engagement sur laquelle, peu à peu, vont s'inscrire de douloureuses désillusions, notamment avec la révélation du stalinisme. Ferrat tient à rappeler tout cela clairement. «Staline, l'Union Soviétique en général, c'étaient les sauveurs de la démocratie. Bien sûr, les alliés avaient aussi joué un grand rôle; mais l'URSS avait payé le plus lourd tribut: 20 millions de morts pour arrêter Hitler. Staline était donc perçu à travers ça et même des évidences ne pouvaient alors être objectivement reconnues. D'autant que, dès l'origine, la révolution bolchevique de 1917 avait eu contre elle tout le monde capitaliste, qui la dénonçait. Dans ce contexte d'un affrontement entre deux types contradictoires de sociétés, toute critique de l'URSS passait pour de la propagande anti-soviétique.»

Comme tant d'autres, la prise de conscience de douloureuses réalités concernant le régime soviétique se fait chez Ferrat progressivement. Avec, entre autres, les événements de Prague et l'épisode des blouses blanches, qui jouent un rôle de révélateurs. Et puis surtout, pour lui, les spectaculaires révélations d'Arthur London. Ferrat raconte: «Cette description des services soviétiques, toute cette histoire abominable où on forçait London à avouer qu'il était un traître: tout cela éclairait merveilleusement, hélas, les procès staliniens dans les démocraties populaires. On ne pouvait plus méconnaître les procès de 1936 en URSS.»

Ferrat avoue n'être jamais aller chanter en URSS. «Il y avait eu, paraît-il, des rapports défavorables à mon sujet. On me disait: "Vous, il faut comprendre les paroles". Par la suite, je me suis rendu compte que c'était ça: ils avaient peur que les gens ne comprennent les paroles.»

Son cheminement aboutit, à la fin des années 70, à une chanson intitulée Le Bilan et qui lui vaut des inimitiés. Il persiste et signe. «Je m'opposais alors au concept de "bilan globalement positif" que, lors d'un congrès, le PCF avait mis de l'avant pour juger du régime soviétique. Je pensais qu'on ne pouvait pas raisonner ainsi, de manière comptable.»

Depuis lors, Ferrat est resté un homme engagé qui ne ménage pas ses critiques et pour qui tout se passe comme si l'espèce humaine ne se donnait d'autre alternative que la jungle et le zoo. «On voit ce que ça donne, la jungle, dans le pays de l'ex-union soviétique: mafias, ethnies, clans, le pouvoir aux mains de gangsters, le retour à l'âge de pierre. Ce qu'il y avait avant n'était pas terrible, mais ce qui vient maintenant est-ce beaucoup mieux? Je me le demande. Et on voit à présent, paradoxalement, d'ex-communistes plus ou moins adeptes du libéralisme revenir au pouvoir.»

En France même, Ferrat trouve des sujets de grande inquiétude avec la montée de l'extrême droite française, incarnée par le Front National de Jean-Marie Le Pen. Il se déclare même plutôt pessimiste quant aux chances de le contrer. «La montée de tout ce qui est haïssable en l'homme, qui conduit aux dictatures sanguinaires, ça arrive dans des pays aux prises avec la misère sociale et économique. Quand les gens n'ont plus de travail, il se trouve toujours des démagogues pour exploiter leur misère, en leur donnant l'illusion qu'ils peuvent faire quelque chose. Je suis atterré par ce qui se passe en France et qui est le résultat des contradictions qui s'aggravent et des écarts qui se creusent même au sein des sociétés les plus riches.» Or justement, nous vivons dans un monde où la jungle lui paraît étendre à présent son empire, où partout on assiste à une subordination de la vie au profit, à la loi du marché sans frein qui pressure les gens et les sociétés jusqu'à l'explosion.

La démagogie, ce pervertissement du langage dans la vie politique, préoccupe aussi au plus haut point le poète attaché aux mots et à leur juste signification. Il en décèle des manifestations jusque dans la vie politique française récente. «Il y a des phénomènes tout à fait extraordinaires, constate-t-il. Prenez Mitterrand: il a été élu sur un programme de gauche qu'il a changé au bout de deux ans. Chirac, qui est au pouvoir actuellement, participait au gouvernement depuis 25 ans. C'est un cheval de retour de la politique. Mais il a réussi à convaincre les gens qu'il était un homme neuf. Il a tenu un discours que les Athéniens de l'Antiquité auraient déjà qualifié de démagogique et ça a pris! Lui, c'est au bout de seulement six mois qu'il a montré que ses actions contredisaient ses discours.»

Ferrat avoue bien connaître la situation du Québec, où il vient depuis trente ans. «L'évolution de ce pays m'a toujours intéressé. Il m'a semblé qu'il y avait quelque chose comme une ouverture sur un avenir possible et différent. C'est un sentiment qu'on ne connaît presque plus dans nos vieilles sociétés européennes - je ne l'ai connu ici qu'en 68. Alors j'ai toujours pensé que, là-bas, il y avait des forces vives qui agissaient. C'est un pays vivant, on sent cette chaleur, ce goût de manger un peu d'avenir.»

Il a suivi le récent référendum, mais avoue aussi qu'il lui est difficile de se prononcer à ce sujet. Il ajoute quand même qu'il pense que ce serait bien «si ce pays ouvrait ses grandes ailes» tout en précisant qu'il ne trouve pas très claire la situation actuelle, avec sa possibilité d'un autre référendum.

UN MÉTIER DIFFICILE

Jean Tenenbaum, dit Jean Ferrat, est né à Vaucresson en 1930. Dans les années cinquante, il entreprend une carrière d'auteur-compositeur-interprète où se mêlent chansons poétiques et chansons engagées (Nuit et brouillard, Potemkine ) qui lui valent une renommée internationale.

Comme d'autres noms illustres de la chanson d'expression française, Ferrat place très haut les exigences poétiques et musicales de son art, dont le secret mélange produit les chansons de qualité. Cela dit, le fait de parler d'un art mineur à propos de la chanson ne le dérange pas. «Mineur si on veut, rétorque-t-il, ça m'est égal. Là comme dans tout il y a des choses médiocres. Comme dans la littérature, le cinéma, la peinture.»

Ferrat a quitté la scène depuis une vingtaine d'années, mais il enregistre encore régulièrement des disques. Son dernier, qui a connu beaucoup de succès, est consacré à Aragon, poète dont il avait déjà mis plusieurs textes en musique. «Je lisais Aragon dès après la guerre, raconte Ferrat. Je l'ai connu par un recueil qui s'appelle Les Yeux d'Elsa . J'avais une guitare, j'ai fait une musique sur un poème. Aragon a réagi: ça lui avait plu. J'avais alors fait sa connaissance. Après j'ai été très impressionné par ses autres textes.» Et comment réagissait Aragon à ces mises en musique de ses poèmes? Ferrat raconte: «Il me laissait faire. Quand je faisais une musique, je l'enregistrais et j'allais lui faire écouter. Il n'a jamais dit quoi que ce soit contre. Même s'il n'aimait pas que certaines mélodies ajoutent des pieds à ses vers. C'est si peu dire que je t'ai-ai-me , par exemple, cela ne lui plaisait pas trop. Mais il laissait faire.»

Ferrat pense que, pour les plus jeunes, son métier est devenu plus difficile qu'à ses débuts, que les exigences commerciales prennent là aussi la part du lion. «Je connais tellement de gens qui font des choses bien et qui n'arrivent pas à se faire entendre», explique-t-il.

Si les artistes ont une responsabilité sociale et politique, s'ils doivent dire ce qu'ils pensent et fustiger ce qui doit l'être, Ferrat ajoute aussi que cette action a une efficacité limitée. «Je ne crois pas que les mots des artistes soient suffisants pour changer la société. Malheureusement, ou peut-être heureusement.»

Pendant une douzaine d'années, son engagement à lui a aussi pris la forme d'une participation à la vie politique du petit village qu'il habite, où il a été successivement conseiller municipal puis adjoint au maire - un maire de gauche, précise-t-il. Il reconnaît volontiers que cette expérience lui a beaucoup apporté. «On se rend mieux compte des problèmes des gens en participant à la vie politique et civique.»

4 commentaires:

Jean-Joël Kauffmann a dit…

Bonjour,

J'ai appris en même temps que le décès de Jean Ferrat que le véritable nom de celui-ci était Jean Tenenbaum, et que son père était mort en déportation alors que Jean Ferrat n'avait que 11 ans ; le jeune Jean Ferrat avait eu la vie sauve grâce à un membre du Parti Communiste. On a diffusé alors à la radio, pendant quelques instants, un extrait de sa chanson "Nuit et brouillard", de 1963, que je ne connaissais pas, et qui raconte le drame de la déportation et de l'extermination des Juifs pendant la seconde guerre mondiale ; à l'époque, cette chanson fut interdite d'antenne, a-t-on dit.

En entendant tout cela à la radio, j'ai été submergé par une émotion indicible ; des membres de ma famille sont eux aussi morts en déportation pendant la dernière guerre. Tout d'un coup, j'ai à la fois compris le sens de l'engagement de Jean Ferrat, et aussi pourquoi celui-ci avait fini, d'une certaine manière, par renoncer.

La place qu'il laisse aujourd'hui est vide ; quel chanteur français oserait aujourd'hui s'adresser aux grands patrons de presse français actuels comme Jean Ferrat s'est adressé à Jean d'Ormesson, alors directeur du "Figaro" ? (cf. http://blogbernardgensane.blogs.nouvelobs.com/ , entrée du samedi 13 mars.)

Pour irrationnelle et contre-productive que soit cette attitude, il est bien difficile parfois d'échapper à un certain sentiment de désespoir.

JJK

Normand Baillargeon a dit…

@ Jean-Joel: merci de ce beau commentaire et du lien.

Normand

kristana a dit…

Ma france et tout ce que cela représente pour moi c'était sa voix si chaleureuse, ses chansons tant à propos, cette manière qu'il avait de nous parler, de nous expliquer toutes ces choses si simples, un peu de justice un peu de bonheur, notre pays en chansons c'était sa vie et son oeuvre qui clamait qu'on pouvait vivre heureux dans une vraie cité : comme un modèle à suivre, lui si naturel, si humain si chaleureux et si doué!

pharmacy escrow a dit…

l'épisode des blouses blanches, qui jouent un rôle de révélateurs. Et puis surtout, pour lui, les spectaculaires révélations d'Arthur London.Il m'a semblé qu'il y avait quelque chose comme une ouverture sur un avenir possible et différent