Affichage des articles dont le libellé est préface. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est préface. Afficher tous les articles

mardi, avril 28, 2009

PRÉFACE POUR MARCEL SÉVIGNY ET LA POINTE LIBERTAIRE

Marcel Sévigny, de la Pointe Libertaire, publiera sous peu un livre passionnant chez Écosociété. Il m'a fait le bonheur de me demander une préface. Voici, pas encore revue par un correcteur ou une correctrice, le texte que j'ai remis.

***

Sur ma table de travail, j’ai posé un globe terrestre. Je le regarde souvent, parfois longuement.

Cette boule dans l’espace, c’est là où j’habite. Je l’aime infiniment. Et c’est donc le plus souvent avec tristesse que je pense à elle. Car tout le monde le sait désormais : la Terre, polluée, surchauffée, est bien malade, malade au point où on peut se demander si la terrible prophétie de mon cher Prévert ne va pas, hélas, se réaliser : à force de se faire traiter de la sorte, un jour ou l’autre, la Terre va nous éclater de rire au nez.

D’un mouvement du doigt, je fais tourner mon globe terrestre. Les pays défilent. Ici, il y a une famine. Là, là et là, une guerre. Ici, c’est la paix, mais la paix, bien souvent, n’est rien d’autre que l’absence provisoire de guerre — ou alors le fait que la guerre qu’on mène se déroule ailleurs. D’innombrables tragédies me viennent tour à tour à l’esprit tandis que défilent les continents et les pays : guerre civile, famine, analphabétisme, racisme pauvreté, chômage, intolérables taux de mortalité infantile, et tant d’autres.

Pour un peu, tous ces drames, la plupart causés par des décisions humaines, feraient oublier tout à fait les immenses beautés qu’il y a sur la Terre. Pour un peu. Car elles n’y arrivent jamais tout à fait. D’autant qu’il y a aussi, sur Terre, tous ces gens qui luttent pour que ces tragédies cessent, qu’elles cessent avant qu’il ne soit trop tard.

Mon globe terrestre vient de s’arrêter. Ici, juste devant moi, c’est le Québec. Et ici il y a eu La Petit Gaule; c’était où il y a, encore et toujours, La Pointe Libertaire. Ceux et celles qui habitent, travaillent et militent à cet endroit me redonnent le sourire et ravivent mon courage. Tous ces gens sont de ma famille. Parmi eux, Marcel Sévigny, que vous allez lire et qui m’a fait l’honneur, car c’en est un, de me permettre de m’adresser à vous.

Ce qu’il raconte ici, ce sont certains des combats et des espoirs qui animent ce quartier, et tout particulièrement deux d’entre eux : celui pour l’implantation du café La Petite Gaule et celui contre l’implantation d’un casino.

Ces deux combats, complémentaires, ont valeur de symbole et, l’un comme l’autre, ils sont des manifestations de ce qui anime les militantes et militantes dont nous parle Sévigny et qui est cette volonté de lutter contre tout ce qui contribue à détruire, ou simplement à limiter, la tendance des gens à prendre eux-mêmes leurs affaires en mains, cette volonté de se battre contre toutes ces institutions qui cherchent à dominer, à subordonner et à tuer ce que Bakounine appelait notre “instinct de liberté” et qui encouragent donc en nous la docilité, la passivité et la soumission.
Ces aspirations, qui irriguent chacune des pages qui suivent, je les connais bien : elles sont le cœur vibrant de l’anarchisme. Les pratiques qui en découlent, celles dont nous parle Sévigny, sont autant d’efforts pour, dès aujourd’hui, commencer à construire les prémices de la société plus libre et plus égalitaire de demain. Et si l’on pense, ce qui est mon cas, que les institutions dans lesquelles nous vivons nous conduisent irrémédiablement à la catastrophe, le propos de Sévigny devient de la plus haute importance et on ne peut manquer de lui accorder l’attention la plus grande. On sera alors largement payé en retour, tant ce livre est riche d’enseignements de toutes sortes.

Pour commencer, le témoignage de Sévigny est fort précieux parce que, loin de ces contempteurs de toute révolte et de toute aspiration à un monde meilleur — ceux-là même auxquels on donne le plus souvent la parole —, il dit, à travers son singulier parcours personnel et ses combats, ce qu’a signifié et ce que signifie encore, au Québec, le fait de s’engager au milieu des gens, avec eux et pour eux. En ces pages, riches et belles, où rien ne nous est caché des espoirs, des doutes, de reculs et des avancées, des certitudes et des remises en question qui sont le lot de toutes les militantes et de tous les militants, c’est un éclairage très juste et nuancé sur l’engagement qui nous est proposé.

Sévigny nous invite aussi à réfléchir avec lui à des questions graves et urgentes qu’affrontent toutes celles et tous ceux qui travaillent à faire advenir un monde meilleur.

Comment, par exemple, unifier sur la base de ce qui les rassemble, mais sans pour autant qu’ils n’aient le sentiment de perdre ce qui les distingue, et sans sectarisme, des gens et des mouvements ayant des valeurs et des aspirations qui leur sont propres — par exemple, des écologistes, des féministes, des socialistes, des membres des mouvements communautaires, des nationalistes et … des anarchistes?

Comment, aussi, rejoindre ces gens qui ignorent les menaces que nous combattons, les luttes que nous menons, les espoirs que nous entretenons et leur faire partager nos inquiétudes, nos indignations, nos espoirs et nos raisons de nous battre?
Comment, enfin, créer des mouvements de lutte qui soient accueillants et où, une fois qu’ils y sont venus, les gens aient envie de rester et de s’engager longuement, non seulement parce qu’ils croient qu’on peut gagner nos combats, mais aussi parce que l’expérience de lutter leur est agréable et est humainement enrichissante.

Sur chacun de ces trois problèmes, qu’à la suite de Michael Albert j’aime appeler ceux du parapluie, du mégaphone et du pot de colle (le parapluie sous lequel on peut se regrouper, le mégaphone par lequel on peut s’adresser aux autres, le pot de colle pour la rétention), l’histoire des luttes que retrace Sévigny, et auxquelles de nombreuses personnes ont pris part, apporte un riche et précieux éclairage, qui est celui de la pratique et de l’engagement quotidien.

Mais il me faut encore dire un mot sur un autre des grands mérites de ce livre, qui est de contribuer à cette indispensable entreprise de démystification de l’anarchisme.
C’est que dans les milieux bien-pensants, là où on n’a en général et au mieux qu’une bien vague idée de ce que signifie l’anarchisme, de ses aspirations, de son histoire et de tout ce que lui doit la liberté, il est de bon ton d’accuser de tous les maux les anarchistes, en le décrivant comme des partisans du chaos, du désordre et de la violence.

Mais lisez attentivement les pages qui suivent, lisez les sans préjugés, lisez les en gardant l’esprit ouvert. Vous pourriez avoir la surprise, au terme de votre lecture, de penser que l’anarchisme, au contraire, est une des seules alternatives viables à la catastrophe vers laquelle nous filons toutes voiles dehors et qui est bien, elle, le véritable chaos qu’il nous faut redouter !

Vous en viendrez alors peut-être à penser que l’autogestion et la démocratie participative, après tout, ne sont pas des pratiques utopistes, qu’elles ne sont pas si éloignées de ce qui se pratique déjà ou s’est déjà pratiqué en bien des lieux et qu’entre la théorie et la pratique il n’y a pas, tout compte fait, de fossé si grand qu’on ne puisse le franchir, dès lors que nous sommes assez nombreux à le vouloir.

Si tout cela se produit, et si ce n’est déjà fait, commencez à militer. . Avec des anarchistes, pourquoi pas? Quoiqu’il ne soit, d’innombrables causes, personnes et mouvements ont besoin de vous.

N’oubliez pas aussi de vous procurer un globe terrestre et d’y marquer La Pointe Libertaire.
Il sera très utile, dans vos moments de découragement …


Normand Baillargeon
Saint-Antoine-sur-Richelieu
7 avril 2009

mercredi, février 20, 2008

PRÉSENTATION DE MICHAEL ALBERT

[Je reproduis ici une présentation de Michael Albert qui est parue en préface à son ouvrage: L'élan du changement, Écosociété, Montréal, 2003]


C’est avec un immense plaisir que je préface le présent ouvrage de Michael Albert, qui est son tout premier livre à paraître en français. On y trouvera des articles consacrés aux mouvements sociaux qui se sont mis en branle depuis quelques années à l’échelle planétaire et qui combattent le nouvel ordre mondial. Michael invite à s’interroger sur le sens, la nature et la portée de leur action, sur les tâches accomplies et sur celles qui restent à accomplir. Je n’ai aucun doute que cette publication sera suivie de nombreuses autres. Michael, auteur prolifique, ne peut en effet manquer de trouver dans la langue de Molière des lecteurs aussi nombreux que ceux qu’il a déjà dans sa langue maternelle et qu’il commence à avoir dans les nombreuses autres langues dans lesquelles ses livres sont désormais traduits.

Bon nombre de ses lecteurs, j’en suis persuadé, reconnaîtront volontiers avoir, tout comme moi, contracté une forme de dette à son égard. C’est que l’action et la réflexion de Michael ont ceci de remarquable qu’avec une rigoureuse constance et sans complaisance ils s’efforcent d’identifier et de nommer les obstacles les plus importants placés, parfois par eux-mêmes, en travers de l’action des radicaux qui militent pour un monde meilleur. Michael, comme on va le voir dans cet ouvrage, n’en reste pas là et il cherche aussi des moyens de surmonter ces obstacles. Son travail, qui incarne merveilleusement de courageuses exigences morales et intellectuelles, ne peut manquer d’interpeller chacun et chacune de ceux qui aspirent à comprendre notre monde et à le changer pour le mieux et qui refusent de séparer ces deux objectifs.

Dans les pages qui suivent, je voudrais faire trois choses. Tout d’abord, présenter très brièvement Michael Albert; ensuite rappeler ce que sont ces exigences morales et intellectuelles dont j’ai parlé et qui irriguent le présent ouvrage, comme elles irriguent toute sa pensée et son action; enfin, toucher un mot sur ce qui constitue sans aucun doute son travail théorique le plus important et le plus ambitieux, à savoir ce modèle d’économie participative qu’il a élaboré avec Robin Hahnel.

***

Jeune homme, Michael Albert ambitionnait de devenir physicien et il est très probable que dans un monde plus sain c’est bien ce qu’il serait aujourd’hui. Mais durant les années soixante, alors qu’il était étudiant en physique au prestigieux MIT, Michael devait croiser le fervent militantisme qui s’y exprimait, en particulier dans l’opposition à la Guerre du Vietnam, et rencontrer Noam Chomsky[1]. Cela devait changer sa vie. La radicalisation politique qui s’ensuivit mit un terme à son projet de carrière, sans toutefois diminuer en rien d’une part son intérêt pour la science en général et la physique en particulier[2], d’autre part son attachement à ce que l’on pourrait appeler un ethos rationaliste dont il ne se départira fort heureusement pas lorsqu’il appliquera ses immenses talents aux questions sociales et politiques plutôt qu’aux atomes et aux particules élémentaires[3].

En 1967, Michael commence donc cette vie de militant, d’activiste et d’organisateur qui est depuis lors la sienne. Parmi les réalisations les plus importantes auxquelles il a pris part, on peut souligner la création de la maison d’édition South End Press, de Boston, qu’il a fondée avec d’autres dont sa compagne Lydia Sargent: organisée selon les principes de l’économie participative, elle compte désormais des centaines de titres à son catalogue; le mensuel Z Magazine; ZMI (Z Magazine Institute), qui organise depuis des années une université d’été et des conférences; enfin, Z Net (www.zmag.org), méga site internet qui est une des plus stimulantes et riches adresses de toute la toile[4].

Michael n’a jamais cessé d’écrire et l’on trouvera dans sa production une vaste gamme de textes allant d’articles circonstanciels se rapportant à l’actualité la plus immédiate à des écrits pédagogiques ou de conscientisation expliquant telle ou telle situation ou invitant à la mobilisation, en passant par des ouvrages plus théoriques et plus ambitieux. Dans cette vaste production, comme je l’ai laissé entendre, une place à part doit être faite à ce modèle économique dont je parlerai plus loin. Mais ce qui frappe peut être d’emblée à la lecture des écrits de Michael, c’est à mon avis un ton et, si on me permet de le dire ainsi, une tenue à la fois morale et intellectuelle. Si on me demande de décrire tout cela plus précisément, les mots rationalisme, générosité et inclusion me viennent spontanément à l’esprit. Comprendre le monde, s’adresser en termes clairs et compréhensibles à des gens pour qui cette compréhension est importante voire vitale, inviter à travailler pour le changer en donnant à la fois le goût de le faire et la conviction que ce travail n’est pas accompli en vain : voilà, concrètement, ce que ces mots recouvrent chez Michael Albert. Ses propres recherches en économie s’inscrivent dans cette perspective, celle d’une gauche radicale et sérieusement engagée dans l'atteinte des objectifs qu'elle défend tout en étant sans complaisance, autocritique et éminemment constructive.

Revenant sur ses années durant lesquelles il a commencé à militer, Michael m’avouait un jour : «J'ai été politisé au milieu des années soixante et comme tous ceux à qui cela arrive, j'ai beaucoup lu, étudié diverses traditions, comme le marxisme et ainsi de suite. Mais à un moment donné, je suis devenu très désappointé par les analyses du système qui existent et surtout par les propositions mises en avant. Pour être franc, je trouvais ces visions pathétiques. La plupart des gauchistes, quand on leur demandait ce qu'ils souhaitaient, n'avaient pas grand-chose à répondre, sinon d'affirmer leur attachement à certaines valeurs: on veut l'égalité, la justice dans la distribution de richesses et ainsi de suite; on veut mettre un terme à ... : et suivait ici une longue énumération. Ce qui n'est pas là un programme très positif; ce n'est qu'un rejet de certaines choses. C'est pour aller au-delà d’une telle manière de penser que j'ai commencé à travailler avec Robin Hahnel sur l'économie participative. Je ne sais pas si nos réponses sont satisfaisantes, mais, au moins, nous avons des réponses à proposer»

Une remarque semblable avait été faite par Pierre Kropotkine, il y a plus d’un siècle : «Les journaux socialistes ont souvent tendance à devenir de simples recueils de plaintes sur les conditions existantes. [mais] j’estimais, au contraire, qu’un journal révolutionnaire doit s’appliquer à recueillir les symptômes qui de toutes parts présagent l’avènement d’une ère nouvelle […] montrer aux esprits hésitants l’appui invisible que rencontrent partout les idées de progrès […] faire sentir à l’ouvrier que son cœur bat avec le cœur de l’humanité dans le monde tout entier; C’est l’espérance, et non le désespoir, qui fait le succès de révolutions»[5].

Le but du travail sur l’économie a donc été de construire ce que Michael appelle une «vision économique», sérieuse, crédible et grâce à laquelle il serait possible aux activistes de répondre à la question qu’on leur adresse souvent et avec raison : vous qui parlez d’abondance de ce que vous refusez, que voulez-vous donc? C’est une tâche primordiale et, comme il le rappelle encore dans le présent ouvrage, elle devrait être accomplie pour toutes les sphères de la société et pas seulement pour l’économie: culture, politique, famille, relations internationales, écologie, etc.[6] Les mouvements sociaux dont l’action depuis plusieurs années a été si remarquable peuvent espérer beaucoup de l’élaboration modeste, crédible et sérieuse de telles «visions». Ce point est si important que je me permets d’y insister.

On peut d’abord en attendre qu’elles servent de guide à l’action. Dans Alice au pays des Merveilles, celle-ci demande au chat dans quelle direction lui et elle devraient à présent aller; et le chat, malicieux, répond que cela dépend en grande partie du lieu où elle désire se rendre. La remarque est juste et disposer d’un modèle permet justement de donner un objectif et une direction à l’action, un peu comme une carte de navigation et une destination sont indispensables pour savoir dans quelle direction on doit aller.

On peut encore en espérer qu’elles nous inspirent. C’est qu’avoir un modèle en tête et lutter pour s’en approcher permet non seulement de donner un et du sens à l’action, mais permet aussi la mesure des progrès accomplis. Sachant ce qu’on vise invite à penser l’action en fonction de cet idéal. Partant, cela contribue à vaincre ce «culte de l’impotence»[7], cette pernicieuse idéologie aujourd’hui encore trop massivement rependue et selon laquelle le monde que l’on connaît est nécessaire et l’avenir qu’il annonce un destin contre lequel il serait illusoire et inutile de se battre. La possession d’un modèle permet en outre de mesurer les gains obtenus par des réformes sans se contenter de ne viser que des avancées réformistes.

On peut aussi en attendre qu’elles instruisent. La démarche de construction de modèles, en effet, si elle est accomplie avec tout le sérieux qu’elle appelle, constitue une fantastique école. Car il y a d’immenses vertus pédagogiques au fait de devoir non seulement expliquer de manière convaincante pourquoi il faut refuser telle ou telle institution mais encore et surtout, à devoir expliquer, toujours de manière crédible, ce qu’il serait possible et souhaitable de mettre en lieu et place de ces institutions.

On peut enfin espérer qu’elles aident à mobiliser. Sur le plan de l’économie, mais pas seulement là, la plupart des maux qui sont dénoncés par la gauche sont bien connus de la plupart des gens et en particulier, parce qu’ils en paient le prix, de ceux et de celles à qui nous devons nous adresser en priorité. Il y a lieu de penser que si l’audience de la gauche n’est pas plus large qu’elle ne l’est actuellement, c’est au moins en partie parce que celle-ci n’a pas su articuler de manière crédible et convaincante une vision de ce qu’il faudrait mettre à la place de ces institutions déplorables. On ne peut ni ne doit se contenter de répéter la litanie bien connue de son auditoire privilégié sur les misères du monde et il faut articuler une vision de ce qu’il serait possible et souhaitable de réaliser. Avoir un modèle, comme nous y invite Michael dans les pages qui suivent, cela permet d’avoir un programme positif à proposer.

Michael rappelle aussi qu’à défaut de disposer d’un tel modèle, les mouvements sociaux courent le risque de se constituer en ce qui est trop souvent perçu (parfois non sans raisons) comme un regroupement bien peu attirant de personnes qui s’entredéchirent en des querelles scolastiques. Bien des gens les trouveront alors bien loin de leur problèmes réels et cette distance se fera d’autant plus grande s’il arrive à ces activistes de s’opposer, en une sorte de posture intello-machiste, à un grand nombre des centres d’intérêts que cultivent nos contemporains (les sports, la télévision, et ainsi de suite), contemporains qu’elle finit même, parfois, par pointer d’un doigt accusateur en les exhortant à changer leurs comportements (consommer moins, devenez végétariens et ainsi de suite), renvoyant ainsi à la sphère privée ce qui ne se comprend, ne s’explique et ne se transforme que par l’action politique. Ajoutez à tout cela l’impression déplorable que Michael évoque et que bien des gens ressentent, à savoir que la lutte politique radicale pour un monde meilleur est réservée à une minorité de gens qui sont en mesure et qui acceptent de faire face aux gaz, aux policiers et à l’armée et vous obtenez un résultat suicidaire pour les mouvements sociaux qui doivent ,impérativement, se faire le plus inclusif possible s’ils veulent l’emporter.

Si on admet l’importance d’avoir et de proposer des visions, on trouvera un exemple remarquable de ce qu’il est possible de faire et d’une manière de s’y prendre avec l’économie participative — ou Écopar. Je devrai me limiter ici à n’en dire qu’un mot, mais les personnes intéressées trouveront dans la bibliographie qui suit de quoi satisfaire leur curiosité.

L’Écopar vise à concevoir et à rendre possible la mise en place d’institutions économiques permettant la réalisation des fonctions que doit accomplir une économie (allocation, production, consommation) mais dans le respect de certaines valeurs admises comme fondamentales. Il est en effet souhaitable, pense Michael, de partir dans une réflexion de ce genre des valeurs que devront incarner et favoriser les institutions. S'agissant de l'économie, les auteurs en ont avancé quatre.

La solidarité, pour commencer. Concrètement, cela signifie qu’une économie devrait engendrer des relations humaines où les gens se soucient les uns des autres. Cela semble évident, bien sûr, mais notre économie, on ne le sait que trop, produit tout le contraire. L'équité, ensuite, entendue à la fois comme équité de la rémunération et équité des circonstances. La gestion participative, encore, l’idée étant ici que les gens devraient avoir leur mot à dire lorsque des décisions sont prises et à proportion qu’ils sont touchés par ces décisions : la procédure une personne, un vote est ce qu'on retrouve parfois comme cas particulier à l'intérieur du système proposé. La diversité enfin, - des résultats, des moyens, des circonstances etc. - jugée incontournable et permettant d'échapper à l'homogénéisation.

Au total, l’Écopar propose un modèle économique dont sont bannis aussi bien le marché (capitaliste) que la planification centrale (des économies dirigées), la hiérarchie du travail et le profit. Dans une telle économie, d’inspiration libertaire, des Conseils de consommateurs et de producteurs coordonnent leurs activités au sein d’institutions fondées sur les valeurs préconisées. L’Écopar suppose la propriété publique des moyens de production et met en œuvre une procédure de planification décentralisée, démocratique et participative par laquelle des conseils de producteurs et de consommateurs font des propositions d’activités et les révisent jusqu’à la détermination d’un plan équitable et efficient. Le travail est distribué selon des «ensembles équilibrés de tâches» qui assurent des contributions et des sacrifices équitables de la part de chacun et la rémunération est fondée sur l’effort. Ce travail, j’en suis convaincu, donne un exemple qui doit être suivi et pointe la voie vers un type de démarche que doivent d’urgence accomplir les militants et les activistes.

***

Les pages qui suivent invitent donc les acteurs des récents mouvements sociaux à un moment de réflexion et de distance critique. Elles invitent à penser clairement, à transmettre de l'espoir et à chercher à réunir. Elles invitent à inventer des formes d'organisation et d'action inclusives, intégrantes et suggèrent qu'une partie de la réponse aux problèmes qu'elles identifient réside dans l'élaboration de "visions". Je suis convaincu que les tâches qu'elles nous invitent à accomplir sont aussi importantes et difficiles que le sont les questions qu'elles soulèvent. Mais les unes et les autres seront prises au sérieux par quiconque souhaite que nos mouvements ne s'essoufflent pas et qu'ils gagnent non seulement des réformes mais aussi, à terme, une transformation radicale de notre monde et des institutions qui le définissent.

Normand Baillargeon
Saint-Antoine-sur-Richelieu
Juillet 2003


[1] Je m’en voudrais de ne pas dire ici que Michael a souvent rappelé l’importance du rôle qu’ont jouées dans sa conscientisation politique les chansons qu’écrivait à cette époque Bob Dylan. [2] Michael, à temps perdu, écrit de remarquables articles de vulgarisation scientifique où se déploie tout son talent de pédagogue. On pourra lire par exemple : «The Real World is Messy. Chaos Theory», un exposé limpide de la théorie du chaos qui se trouve en ligne à : [http://zena.secureforum.com/Znet/zmag/articles/chaos.htm]; ou bien: «Théories of Evolution», disponible à : [http://zena.secureforum.com/Znet/zmag/articles/evolution_1.htm]; ou encore : «Neoclassical Micro And Macro Economics. Science Or Silliness?», disponible à : [http://zena.secureforum.com/Znet/zmag/articles/neoclasseco.htm] . Tous les liens cités dans cette préface ont été vérifiés le 8 juillet 2003. [3] Pour le dire beaucoup, beaucoup trop succinctement, Michael Albert fait partie de cette mouvance à la fois radicale et rationaliste qui, sans naïveté ou aveuglement, se reconnaît toujours dans une part centrale du projet des Lumières. Sur cet aspect de sa pensée que faute de place je ne me risquerai pas à aborder ici, on pourra lire notamment sa critique des idées de Richard Rorty, philosophe pragmatiste contemporain : «Richard Rorty the Public Philosopher» et « Rorty the Politico»,, respectivement à : [http://zena.secureforum.com/Znet/zmag/rortyphil.htm] et [http://zena.secureforum.com/Znet/zmag/articles/albert0ct98.htm]. Ou encore l’important débat sur la science et la rationalité tenu sous les auspices de Z Magazine et durant lequel Noam Chomsky, Barbara Ehrenreich et Michael Albert échangèrent avec certains critiques radicaux et post-modernistes de la science et de la rationalité. Ces textes et d’autres sur le même thème sont disponibles à : [http://www.zmag.org/ScienceWars/index.htm]. [4] On aura deviné dans tous ces noms un hommage rendu à Costa Gavras, le cinéaste du film Z (1969). [5] KROPOTKINE, P. (1989) Mémoire d’un révolutionnaire, Éditions Scala, Paris. Page 432. [6] Michael élaboré une sociologie politique qu’il développe dans un cours destiné aux militants. Ce cours a été généreusement traduit et mis en ligne par Jean-René David à : [http://www.ao.qc.ca/autodidactique/theorie/tabletheorie.html]. [7] L’expression est de Linda McQuaig. On aura reconnu le syndrome TINA : «There Is No Alternative». En bref : l’état du monde serait un destin et une fatalité contre laquelle on ne peut absolument rien.

ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

1. PRINCIPAUX OUVRAGES DE MICHAEL ALBERT

ALBERT, M. (1974) What is to be Undone, Porter Sargent Publisher, Boston. Disponible en ligne à :[http://www.zmag.org/WITBU/witbuTOC.html].
ALBERT, M. et HAHNEL, R. (1978) Unorthodox Marxism an Essay on Capitalism, Socialism and Revolution, South End Press. Boston.
ALBERT, M. et HAHNEL, R. (1981) Socialism Today and Tomorrow, South End Press. Boston.
ALBERT, M. et HAHNEL, R. (1981) Marxism and Socialist Theory, South End Press, Boston.
ALBERT, M. et DILLINGER, D. (Éds) (1983) Beyond Survival : New Directions for the Disarmament Movement, South End Press, Boston.
ALBERT, M. et al. (Éds) (1986), Liberating Theory, South End Press, Boston.
ALBERT, M. et HAHNEL, R. (1990) Quiet Revolution in Welfare Economics, Princeton, NJ: Princeton University Press. Disponible en ligne à : [http://www.zmag.org/books/quiet.htm].
ALBERT, M. et HAHNEL, R. (1991) Looking Forward: Participatory Economics for the Twenty First Century, Boston: South End Press, 1991. Disponible en ligne à : [http://www.parecon.org/lookingforward/toc.htm].
ALBERT, M. et HAHNEL, R. (1991) The Political Economy of Participatory Economics, Princeton: Princeton University Press, Disponible en ligne à : [http://www.zmag.org/books/polpar.htm].
ALBERT, M. (1994) Stop the Killing Train, South End Press, Boston.
ALBERT, M. (2000) Moving Forward : Program for a Participatory Economy, Ak Press, San Francisco, Edinburg.
ALBERT, M (2003) Parecon. Life after Capitalism, Verso.

2. SUR L'ÉCONOMIE PARTICIPATIVE

BAILLARGEON, Normand, «Une proposition libertaire : l’économie participative» dans : (2001) Les Chiens ont soif, Agône et Comeau Nadeau, Montréal et Marseille. Également disponible sur internet à : [http://www.parecon.org/writings/normand1.htm].
BOWLES, Sam, «What Markets Can and Cannot Do», Challenge, July/August 1991.
DEVINE, Pat, Democracy and Economic Planning, Boulder: Westview Press, 1988.
DEVINE, Pat, «Markets Socialism or Participatory Planning?», Review of Radical Political Economics, Vol. 24; No. 3 & 4, 1992.
FOLBRE, Nancy, Contribution to «A Roundtable on Participatory Economics», Z Magazine, July/August, 1991.
HAGAR, Mark, «Contribution to A Roundtable on Participatory Economics», Z Magazine, July/August, 1991.
MANDEL, William M, «Socialism: Feasibility and Reality», Science and Society, Vol. 57, No. 3, Fall 1993.
NOVE, Alec, The Economics of Feasible Socialism Revisited, London: Harper-Collins Academic, 1990.
SCHWEICKART, David, «Socialism, Democracy, Market, and Planning: Putting the Pieces Together», Review of Radical Political Economics, Vol. 24; No. 3 & 4, 1992.
SCHWEICKART, David, Against Capitalism, Cambridge: Cambridge University Press, 1993.
WEISSKOPF, Thomas, «Toward a Socialism for the Future in the Wake of the Demise of the Socialism of the Past», Review of Radical Political Economics, Vol. 24; No. 3 & 4, 1992.
Un numéro spécial de la revue Science and Society (Vol. 66, No 1, Spring 2002) et intitulé : «Bulding Socialism Theoretically : Alternatives to Capitalism and The invisible Hand» consacre plusieurs pages à l’économie participative.

lundi, janvier 28, 2008

EDWARD BERNAYS ET L’INVENTION DU «GOUVERNEMENT INVISIBLE»

[Introduction à "BERNAYS, E. Propaganda, [1928], rééd. La Découverte. Paris, 2007; Lux, Montréal, 2008.]

La propagande est à la démocratie ce que
la violence est à un État totalitaire.
Noam Chomsky

Edward L. Bernays, né à Vienne en novembre 1891, est mort plus que centenaire à Cambridge, Massachusetts, en mars 1995.

Son nom reste le plus souvent inconnu du grand public, et pourtant Bernays a exercé, sur les Etats-Unis d’abord, puis sur les démocraties libérales, une considérable influence. En fait, on peut raisonnablement accorder à John Stauber et à Sheldon Rampton qu’il est difficile de complètement saisir les transformations sociales, politiques et économiques du dernier siècle si on ignore tout de Bernays et de ce qu’il a accompli .

C’est qu’Edward L. Bernays est généralement reconnu comme un des principaux créateurs (sinon le principal créateur) de l’industrie des relations publiques et donc comme le père de ce que les Américains nomment le Spin, c’est-à-dire la manipulation — des nouvelles, des médias, de l’opinion — ainsi que la pratique systématique et à large échelle de l’interprétation et de la présentation partisanes des faits .

On pourra prendre une mesure de l’influence des idées de Bernays en se rappelant la percutante remarque d’Alex Carey, qui suggérait que «trois phénomènes d’une considérable importance politique ont défini le vingtième siècle». Le premier, disait-il, est «la progression de la démocratie», notamment par l’extension du droit de vote et le développement du syndicalisme; le deuxième est «l’augmentation du pouvoir des entreprises»; et le troisième est «le déploiement massif de la propagande par les entreprises dans le but de maintenir leur pouvoir à l’abri de la démocratie .» L’importance de Bernays tient précisément au fait qu’il a, de manière prépondérante et peut-être plus que quiconque, contribué à l’articulation et au déploiement de ce troisième phénomène.

Sous le titre revendiqué de Propaganda, l’ouvrage que vous allez lire est paru en 1928 et il peut être considéré comme une manière de «carte de visite» présentée avec assurance, voire même avec candeur, aux clients susceptibles de recourir aux services de la déjà florissante industrie créée par Bernays moins de dix ans plus tôt.

Après avoir exposé les fondements, en particulier politiques et psychosociaux, de la pratique des relations publiques qu’il préconise (chapitres 1 à 4), Bernays entreprend de donner des exemples concrets de tâches qu’elles peuvent accomplir ou ont déjà accomplies. Il insiste tout d’abord, comme on pouvait s’y attendre, sur la contribution que les relations publiques peuvent apporter aux institutions économiques et politiques (chapitres 5 et 6); mais il évoque aussi ensuite, avec la très nette intuition de l’extraordinaire étendue des domaines d’intervention qui s’ouvrent à la nouvelle forme d’«ingénierie sociale» qu’il met de l’avant, les services que les relations publiques peuvent rendre à la cause des femmes, au service social, à l’éducation, ainsi qu’à l’art et à la science (chapitres 7 à 10).

Par-delà ces exposés où il est parfois difficile de ne pas entendre le ton du bonimenteur, cette ambitieuse oeuvre de propagande en faveur de la propagande fournit l’occasion, à un personnage au parcours atypique, d’exposer et de défendre la solution que les circonstances historiques singulières dans lesquelles il s’est trouvé l’ont amené à préconiser au problème de la démocratie contemporaine tel qu’il le conçoit. Et c’est peut-être justement par les idées qu’il expose à ce sujet, par la transparence avec laquelle il dévoile certaines des convictions les plus intimes qui prévalent au sein d’une large part des élites de nos sociétés et de ses institutions dominantes, que cet ouvrage constitue un incontournable document politique.

Pour le constater, il sera utile de sommairement situer Bernays dans son temps.

Le singulier parcours d’un neveu de Freud

Edward L. Bernays est le double neveu de Sigmund Freud: son père est le frère de la femme du fondateur de la psychanalyse, tandis que la mère de Bernays, Anna Freud, est sa sœur. Bernays utilisera souvent cette prestigieuse filiation pour promouvoir ses services, mais ce qui le lie à son oncle va au-delà de cette simple relation familiale : l’oeuvre de Freud comptera en effet dans la conception que Bernays va se faire aussi bien de la tâche que doivent accomplir les relations publiques, que des moyens qu’elles doivent mettre en œuvre .

En 1892, la famille Bernays quitte Vienne pour les États-Unis (pour New York, plus précisément), où le père devient un prospère marchand de grains. Désireux de voir son fils Edward lui succéder dans cette profession, il l’incite à étudier en agriculture. Et c’est ainsi qu’en février 1912, après un peu plus de trois années d’études, Bernays reçoit son diplôme d’agriculture de la Cornell University. Mais cette expérience académique l’a profondément déçu et il assurera n’avoir appris que peu de choses à Cornell, sinon qu’il n’a aucunement l’intention de suivre les traces de son père.

Que faire, alors? Le journalisme l’attire et Bernays commence donc à écrire pour le magazine National Nurseryman. Le hasard lui fait rencontrer à New York, en décembre 1912, un ami qui lui propose de travailler avec lui à la publication de deux revues mensuelles de médecine que son père vient de lui léguer. Cette rencontre mènera à toute une série d’événements qui vont peu à peu faire de l’obscur journaliste d’abord un publiciste d’un nouveau genre, puis le créateur, le praticien et le chantre des relations publiques.

Tout commence quand, au début de l’année 1913, une des revues dont s’occupent Bernays et son ami (la Medical Review of Reviews) publie une très élogieuse critique d’une pièce d’Eugène Brieux : Damaged Goods . Cette pièce raconte l’histoire d’un homme qui contracte la syphilis, mais cache ce fait à sa fiancée : il l’épouse et celle-ci met ensuite au monde leur enfant syphilitique.

Cette pièce brisait deux puissants tabous : le premier, en parlant ouvertement de maladies transmissibles sexuellement, le deuxième, en discutant des méthodes de santé publique pouvant être utilisées pour les prévenir. C’est évidemment cette audace qui avait séduit l’auteur de la recension et incité Bernays et son ami à la publier dans leur revue, malgré les vives critiques que cette décision allait immanquablement susciter.

Dans les semaines qui suivent, Bernays apprend qu’un acteur célèbre, Richard Bennett (1872-1944), souhaite monter la pièce et que cette décision suscitera certainement une levée de boucliers de personnalités et d’organismes conservateurs. Bernays s’engage alors auprès de Bennett à faire jouer la pièce et même à prendre en charge les coûts de sa production. Pour y parvenir, il va inventer une technique qui reste une des plus courantes et des plus efficaces des relations publiques, une stratégie qui permet de transformer ce qui paraît être un obstacle en une opportunité et de faire d’un objet de controverse un noble cheval de bataille que le public va, de lui-même, s’empresser d’enfourcher. La technique qui permet une telle métamorphose de la perception qu’a le public d’un objet donné consiste à créer un tiers parti, en apparence désintéressé, qui servira d’intermédiaire crédible entre le public et l’objet de la controverse et qui modifiera la perception qu’il en a.

Misant sur la célébrité de Bennett, sur la respectabilité de la revue et sur sa mission médicale et pédagogique, Bernays va ainsi mettre sur pied le Sociological Fund Comitee de la Medical Review of Reviews. Son premier mandat sera bien entendu de soutenir la création de Damaged Goods. Des centaines de personnalités éminentes et respectées vont payer pour faire partie de cet organisme et leurs cotisations vont permettre à Bernays de tenir sa promesse de faire jouer la pièce, désormais perçue comme une méritoire œuvre d’éducation publique sur un sujet de la plus haute importance. Damaged Goods connaîtra un immense succès populaire et les critiques en seront on ne peut plus élogieuses.

Avec l’affaire Damaged Goods, le tout jeune homme qu’est encore Bernays — il n’a que 21 ans — vient de trouver sa voie. Il abandonne le journalisme et devient une sorte de publiciste et d’intermédiaire entre le public et divers clients.

Les premiers qu’il aura proviennent du milieu du spectacle : il s’occupe par exemple de promouvoir le tenor Enrico Caruso (1873-1921), le danseur Nijinsky (1890-1950) ainsi que les Ballets russes. Ces efforts donnent à Bernays l’occasion de raffiner ses stratégies et de déployer de nouvelles techniques par lesquelles la publicité emprunte des voies restées jusque-là inexplorées. En particulier, au lieu de simplement décrire en les vantant les caractéristiques d’un produit, d’une cause, ou d’une personne, cette nouvelle forme de publicité, qu’on est tenté de décrire comme étant d’inspiration freudienne, les associe à quelque chose d’autre que le public, croit Bernays, ne peut manquer de désirer. Le travail qu’il accomplit en 1915 en faveur des Ballets russes en tournée aux Etats-Unis donnera une idée de l’habileté de Bernays à cet exercice.

La vaste majorité des Américains ne s’intéresse alors guère au ballet et a plutôt un préjugé défavorable à son endroit. Pour le transformer en attitude positive, Bernays va s’efforcer de relier cet art à des choses que les gens aiment et comprennent. Dès lors, l’énorme campagne de publicité qu’il met en œuvre ne se contente pas de transmettre aux journalistes des communiqués de presse, des images ou des dossiers sur les artistes: elle vante dans les pages des magazines féminins les styles, les couleurs et les tissus des costumes qu’ils portent; elle suggère aux manufacturiers de vêtements de s’en inspirer; elle veille à la publication d’articles où est posée la question de savoir si l’homme américain aurait honte d’être gracieux; et ainsi de suite, avec le résultat que la tournée des Ballets russes connaîtra un extraordinaire succès et qu’elle ne sera pas terminée qu’on en annoncera une deuxième — tandis que de nombreuses petites américaines rêvent de devenir ballerines. De telles techniques nous sont certes devenues familières : mais elles étaient alors en train d’être inventées et Bernays a énormément contribué à leur création.

Il n’en reste pas moins que le publiciste qui connaît ces succès est bien loin du «Conseiller en relations publiques» qui, en 1919, fera son apparition sur la scène de l’histoire pour y occuper une si grande place. Que s’est-il donc passé entre 1915 et 1919 pour rendre possible cette mutation? Celle-ci s’explique essentiellement par le succès remporté par Bernays et de très nombreux autres journalistes, intellectuels et publicistes au sein d’un organisme mis sur pied par le Gouvernement américain en 1917, la Commission Creel : c’est ce succès qui va profondément transformer la perception que le milieu des affaires et le Gouvernement se font des publicistes, des journalistes et de la communication sociale en général et qui va donc rendre possible l’apparition des relations publiques au sens où nous les connaissons aujourd’hui.

Pour comprendre, remontons à la fin de la Guerre civile américaine, en 1865, alors que se prépare ce moment historique troublé, difficile et violent connu par dérision sous le nom de Gilded Age ou Âge doré — selon le titre d’un roman de Mark Twain et de Charles Dudley Warner .

De l’Âge doré à la Commission Creel

On s’en souviendra : on assiste durant ces années à l’avènement des trusts et des firmes (ou corporations), entités immensément puissantes et bientôt dotées d’une reconnaissance légale comme personnes morales immortelles. À leur tête, se retrouvent souvent ces mercenaires que l’histoire appellera les barons voleurs (robber barons ): ce sont par exemple Andrew Carnegie et la Carnegie Steel; John D. Rockefeller et la Standard Oil; Cornelius et William Vanderbilt et leurs chemins de fer.

Leur recherche d’efficacité et de rentabilité produit des phénomènes profondément inquiétants de concentration de capitaux, de formation de monopoles (ou du moins de quasi monopoles), en plus de générer à répétition des crises économiques — il y en eut en 1873, en 1893, en 1907, en 1919 et en 1929). Celles-ci apportent « le froid, la faim et la mort aux gens du peuple, tandis que les Astor, les Vanderbilt, les Rockefeller et les Morgan poursuivent leur ascension, en temps de paix comme en temps de guerre, en temps de crise comme en temps de croissance . »

C’est dans un contexte d’extrême concentration de la richesse mais aussi de fraudes financières et de scandales politiques mis à jour par ceux que l’on appellera les «muckrackers » (ou «déterreurs de scandales») que s’ouvre le XX e siècle. Grèves et conflits se succèdent à un rythme effréné et devant la puissance, l’intransigeance et l’arrogance des institutions dominantes (la phrase de William Vanderbilt est restée célèbre: «The public be damned!»), ouvriers, travailleurs et agriculteurs s’organisent. Bientôt, les corporations sentent qu’elles ne peuvent plus opérer en secret comme elles en ont l’habitude, mais sans savoir non plus comment réagir à la nouvelle donne ou comment s’adresser au public.

Leur premier mouvement sera de s’en remettre à leurs conseillers juridiques. Mais ette manière de faire se révélant inefficace, elles se tournent ensuite vers les journalistes : puisqu’ils écrivent dans les journaux et les magazines, ceux-ci, pense-t-on, connaissent le public et sauront communiquer avec lui. L’un de ces journalistes est Ivy Ledbetter Lee (1877- 1934) : il est une des rares personnes qui pourrait, avec quelque légitimité, contester à Bernays sa place au premier rang des créateurs de l’industrie des relations publiques .

Dès 1906, cet ancien journaliste était devenu «représentant de presse» pour la Pennsylvania Railroad et avait substantiellement amélioré la perception (très négative) que le public avait de cette compagnie — comme des compagnies ferroviaires en général, où les accidents étaient fréquents. Lee prône, avec succès, de faire face aux situations de crise en entretenant des relations ouvertes avec la presse, notamment en émettant des communiqués et en rencontrant les journalistes. Cette approche s’avère efficace et lui vaudra plusieurs clients, parmi lesquels il faut compter John D. Rockfeller, pour le compte duquel il gère une crise majeure occasionnée par la brutale répression d’une grève par la milice du Colorado et des gardes de la Colorado Fuel and Iron Company. L’événement, connu sous le nom de Ludlow Massacre, est survenu le 20 Avril 1914 : les miliciens et les gardes tirent ce jour-là à la mitraillette sur le campement de tentes des mineurs-grévistes et font plusieurs morts, parmi lesquels des femmes et des enfants. Pour calmer la colère du public, Lee adressa à la presse et à des leaders d’opinion de nombreux bulletins contenant des informations biaisées, partielles ou fausses.

Malgré tout, globalement, ces publicistes et journalistes ont un impact relativement mineur sur les problèmes d’image et de communication des corporations, notamment parce qu’ils ne sont pas pris très au sérieux par elles, qui, le plus souvent, ne jugent pas qu’ils offrent un service qui vaut le prix demandé. La Commission Creel va changer tout cela, en faisant la démonstration de la possibilité de mener à bien et sur une grande échelle un projet de façonnement de l’opinion publique.

Lorsque le Gouvernement des États-Unis décide d’entrer en guerre, le 6 avril 1917, la population est en effet largement opposée à cette décision : et c’est avec le mandat explicite de la faire changer d’avis qu’est créée par le Président Woodrow Wilson, le 13 avril 1917, la Commission on Public Information, ou CPI — souvent connue sous le nom de Commission Creel, du nom du journaliste qui l’a dirigée, George Creel (1876-1953).

Cette commission, qui accueille une foule de journalistes, d’intellectuels et de publicistes sera un véritable laboratoire de la propagande moderne, ayant recours à tous les moyens alors connus de diffusion d’idées (presse, brochures, films, posters, caricatures) et en inventant d’autres. Elle était composée d’une Section étrangère (Foreign Section), qui possédait des bureaux dans plus de 30 pays et d’une Section intérieure (Domestic Section) : elles émettront des milliers de communiqués de presse, feront paraître des millions de posters, (le plus célèbre étant sans doute celui où on lit: I want you for US Army, clamé par Uncle Sam) et émettront un nombre incalculable de tracts, d’images et de documents sonores.

La commission inventera notamment les fameux «Four minute men» : il s’agit de ces dizaines de milliers de volontaires — le plus souvent des personnalités bien en vue dans leur communauté — qui se lèvent soudain pour prendre la parole dans des lieux publics (salles de théâtre ou de cinéma, églises, synagogues, locaux de réunions syndicales, et ainsi de suite ) afin de prononcer un discours ou réciter un poème qui fait valoir le point de vue gouvernemental sur la guerre, incite à la mobilisation, rappelle les raisons qui justifient l’entrée en guerre des Etats-Unis ou incite à la méfiance — voire à la haine — de l’ennemi.

Sitôt la guerre terminée, le considérable succès obtenu par la commission inspirera à plusieurs — et notamment à certains de ceux qui y ont contribué — l’idée d’offrir la nouvelle expertise d’ingénierie sociale développée en temps de guerre aux clients susceptibles de se la payer en temps de paix — et donc d’abord aux entreprises, puis aux pouvoirs politiques. C’est justement le cas de Bernays, qui s’était très tôt joint à la Commission Creel : « C’est bien sûr, écrit-il ici, l’étonnant succès qu’elle a rencontré pendant la guerre qui a ouvert les yeux d’une minorité d’individus intelligents sur les possibilités de mobiliser l’opinion pour quelque cause que ce soit.» (Chapitre 2)

Bernays, praticien et théoricien des Relations publiques

En janvier 1919, Bernays participe à titre de membre de l’équipe de presse de la Commission on Public Information à la Conférence de paix de Paris. De retour aux Etats-Unis, il ouvre à New York un bureau qu’il nomme d’abord de Direction publicitaire avant de se désigner lui-même, dès 1920 et sur le modèle de l’expression Conseiller juridique, comme Conseiller en relations publiques et de renommer son bureau : Bureau de relations publiques.

Entre 1919 et octobre 1929, alors qu’éclate la Crise économique, les relations publiques vont susciter aux États-Unis un attrait immense et sans cesse grandissant.

Bernays n’est sans doute pas le seul à pratiquer ce nouveau métier durant les «booming twenties». Mais il se distingue nettement de ses confrères par trois caractères.

Le premier est l’énorme et souvent spectaculaire succès qu’il remporte dans les diverses campagnes qu’il mène pour ses nombreux clients.

Le deuxième tient au souci qu’il a d’appuyer sa pratique des relations publiques à la fois sur les sciences sociales (psychologie, sociologie, psychologie sociale et psychanalyse, notamment) ainsi que sur diverses techniques issues de ces sciences (sondages, interrogation d’experts ou de groupes de consultation thématique, et ainsi de suite).

Le troisième est son ambition de fournir un fondement philosophique et politique aux relations publiques et à leur pratique des balises éthiques. C’est par cette double visée que Bernays reste le plus original des théoriciens et des praticiens des relations publiques.

J’aborderai tour à tour chacun de ces trois caractères qui singularisent Bernays, mais en insistant surtout sur le dernier, de loin le plus important.

***

Entre sa sortie de la Commission Creel et la publication de Propaganda, Bernays a réalisé un très grand nombre de campagnes de relations publiques qui ont contribué à définir le domaine et à fixer les balises de sa pratique. On trouvera un indice de cette bouillonnante activité dans le fait que presque tous les exemples de campagne de relations publiques menées avec succès qu’il évoque dans les pages qui suivent, souvent en les décrivant sur un mode passif, ont en fait été réalisées par lui.

C’est notamment le cas du concours de sculpture sur barres de savon Ivory, conçu pour Proctor & Gamble, qui consommera un million de barres à chacune des 37 années durant lesquelles il sera tenu; de la promotion du petit déjeuner aux oeufs et au bacon vanté comme étant la forme typiquement américaine du petit déjeuner copieux et que des milliers de médecins (consultés par Bernays, bien entendu) ont recommandé; de la promotion de la vente de pianos par la défense de l’idée qu’un domicile devrait comprendre une salle de musique; de l’organisation de la très suivie conférence de 1920 de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP); de l’organisation à la Maison Blanche et pour le Président Coolidge de déjeuners en présence de vedettes de la chanson et du cinéma afin de transformer la perception du public du président comme d’un homme froid et distant; et de très nombreuses autres campagnes dont un bon nombre sont évoquées dans les pages qui suivent.

Après la publication de Propaganda, Bernays réalisera un grand nombre d’autres campagnes, dont plusieurs restent légendaires — citons en particulier l’organisation en 1929, pour General Electric, d’un anniversaire prenant prétexte de l’invention de la lampe à incandescence par Thomas Edison (1847-1931), événement que certains tiennent toujours pour un des plus spectaculaires exemples de propagande accompli en temps de paix.

Mais on peut soutenir que le succès le plus retentissant de Bernays sera d’avoir amené les femmes américaines à fumer. Cet épisode, si éclairant sur sa manière de penser et de travailler, mérite d’être conté en détail.

Nous sommes toujours en 1929 et cette année-là, George Washington Hill, Président de l’American Tobacco Co. décide de s’attaquer à ce tabou de l’époque qui interdisait à une femme de fumer en public, un tabou qui, théoriquement, faisait perdre à sa compagnie la moitié de ses profits.

Hill embauche donc Bernays, qui, de son côté, consulte aussitôt le psychanalyste Abraham Arden Brill (1874-1948), une des premières personnes à exercer cette profession aux Etats-Unis. Brill explique à Bernays que la cigarette est un symbole phallique représentant le pouvoir sexuel du mâle : s’il était possible de lier la cigarette à une forme de contestation de ce pouvoir, assure Brill, alors les femmes, en possession de leurs propres pénis, fumeraient.

La ville de New York tient à chaque année, à Pâques, une célèbre et très courue parade. Lors de celle de 1929, un groupe de jeunes femmes avaient caché des cigarettes sous leurs vêtements et, dramatiquement, à un signal donné, elles les sortirent et les allumèrent devant les journalistes et les photographes qui avaient été prévenus qu’une action d’éclat allait être posé par des suffragettes. Dans les jours qui suivirent, l’événement était dans tous les journaux et sur toutes les lèvres.

Les jeunes femmes expliquèrent que ce qu’elles allumaient ainsi, c’était des «flambeaux de la liberté» («torches of freedom »). On devine sans mal qui a donné le signal de cet allumage collectif de cigarettes, qui a inventé ce slogan; comme on devine aussi qu’il s’agit à chaque fois de la même personne et que c’est encore elle qui avait alerté les médias.

Le symbolisme ainsi créé rendait hautement probable que toute personne qui adhère à la cause des suffragettes sera également, dans la controverse qui ne manquera pas de s’ensuivre sur la question du droit des femmes de fumer en public, du côté de ceux et de celles qui le défendent – cette position étant justement celle que les cigarettiers souhaitent voir se répandre. Fumer étant devenu socialement acceptable pour les femmes, les ventes de cigarettes à cette nouvelle clientèle vont exploser.

On peut le constater sur cet exemple: Bernays aspire à fonder sur des savoirs (ici, la psychanalyse) sa pratique des relations publiques. Cette ambition, on l’a dit, est le deuxième trait qui le singularise parmi ses collègues.

Bernays, et c’est en cela que tient une part de l’originalité de sa démarche, est en effet convaincu de l’importance de ce que les sciences sociales peuvent apporter à la résolution de divers problèmes sociaux et donc, a fortiori, aux relations publiques. Il consulte donc ces disciplines et ses praticiens, s’en inspire, et leur demande des données, des techniques, des stratégies, des concepts et des théories.

Un de ses maîtres à penser sur ce plan — et revendiqué comme tel — est le très influent Walter Lippman (1889-1974) — en dialogue avec l’œuvre duquel certains ouvrages de Bernays semblent avoir été écrits. En 1922, dans Public Opinion, Lippmann rappelait que «la fabrication des consentements […] fera l’objet de substantiels raffinements» et que «sa technique, qui repose désormais sur l’analyse et non plus sur un savoir-faire intuitif, est à présent grandement améliorée [par] la recherche en psychologie et [les] moyens de communication de masse .» Comme en écho, Bernays écrit ici même : «L’étude systématique de la psychologie des foules a mis à jour le potentiel qu’offre au gouvernement invisible de la société la manipulation des ressorts de l’action individuelle telle qu’elle se manifeste au sein du groupe. Trotter et Le Bon d’abord, qui ont abordé le sujet sous un angle scientifique, Graham Wallas, Walter Lippmann et d’autres à leur suite, qui ont poursuivi les recherches sur la mentalité collective, ont démontré, d’une part que le groupe n’avait pas les mêmes caractéristiques psychiques que l’individu, d’autre part qu’il était motivé par des impulsions et des émotions que les connaissances en psychologie individuelle ne permettaient pas d’expliquer. D’où, naturellement, la question suivante : si l’on parvenait à comprendre le mécanisme et les ressorts de la mentalité collective, ne pourrait-on pas contrôler les masses et les mobiliser à volonté sans qu’elles s’en rendent compte ?» (Chapitre IV).

Mais Bernays cherche également dans les sciences sociales, comme on le pressent dans le passage précédent, une justification (à prétention) scientifique de la finalité politique du travail accompli par le conseiller en relations publiques. Il la trouve dans l’adhésion d’une part importante des théoriciens des sciences sociales naissantes qu’il consulte et révère à l’idée que la masse des gens est incapable de juger correctement des affaires publiques et que les individus qui la composent sont inaptes à exercer le rôle de citoyen en puissance qu’une démocratie exige de chacun d’eux : bref, que le public, au fond, constitue pour la gouvernance de la société un obstacle à contourner et une menace à écarter.

Cette thèse est explicitement celle de Walter Lippmann, de Graham Wallas (1858-1932) ou de Gustave LeBon (1841-1931) dont Bernays ne cessera de se réclamer et elle rejoint un important courant anti-démocratique présent dans la pensée politique américaine et selon lequel que la «grande bête doit être domptée» — pour reprendre l’expression d’Alexander Hamilton (1755-1804). Cette perspective était déjà celle de James Madisson (1752-1836), qui assurait que «le véritable pouvoir, celui que procure la richesse de la nation», doit demeurer entre les mains des «êtres les plus capables» et que la première et principale responsabilité du gouvernement est de «maintenir la minorité fortunée à l’abri de la majorité ». Bernays se fait l’écho de ces idées quand il écrit qu’avec «le suffrage universel et la généralisation de l’instruction», on en est arrivé au point où « la bourgeoisie se mit à craindre le petit peuple, les masses qui, de fait, se promettaient de régner .»(Chapitre II)

Se profile alors un projet politique que Bernays va assumer et s’efforcer de réaliser. Lippmann le définissait comme consistant à faire en sorte que la masse se contentera de choisir, parmi les membres des «classes spécialisées», les «hommes responsables», auxquels il reviendra de protéger la richesse de la nation. Pour que la masse se contente de jouer ce rôle, il sera nécessaire d’opérer ce que Lippmann décrit comme une «révolution dans la pratique de la démocratie», à savoir la manipulation de l’opinion et la «fabrication des consentements», indispensables moyens de gouvernement du peuple. «Le public doit être mis à sa place, écrit Lippmann, afin que les hommes responsables puissent vivre sans craindre d’être piétiné ou encorné par le troupeau de bêtes sauvages ».

Bernays veut lui aussi «organiser le chaos» et il aspire à être celui qui réalise en pratique le projet théorique formulé par Lippmann et les autres : c’est que les nouvelles techniques scientifiques et les médias de masse rendent justement possible de «cristalliser l’opinion publique», selon le titre d’un livre de Bernays datant de 1923, et de «façonner les consentements», selon le titre d’un ouvrage de 1955. Dans Propagande, il écrit : « La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des comportements des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme secret de la société forment un gouvernement invisible qui exerce véritablement le pouvoir.» (Chapitre I)

Cette idée que cette forme de «gouvernement invisible» est tout à la fois souhaitable, possible et nécessaire est et restera omniprésente dans les idées de Bernays et au fondement même de sa conception des relations publiques: «La minorité a découvert qu’elle pouvait influencer la majorité dans le sens de ses intérêts. Il est désormais possible de modeler l’opinion des masses pour les convaincre d’engager leur force nouvellement acquise dans la direction voulue. Etant donné la structure actuelle de la société, cette pratique est inévitable. De nos jours la propagande intervient nécessairement dans tout ce qui a un peu d’importance sur le plan social, que ce soit dans le domaine de la politique ou de la finance, de l’industrie, de l’agriculture, de la charité ou de l’enseignement. La propagande est l’organe exécutif du gouvernement invisible.» (Chapitre II)

***

La propagande et le gouvernement invisible contre la démocratie

Après la parution en 1928 du présent ouvrage, Bernays connaîtra la longue et riche carrière de conseiller en relations publiques que laissaient présager ses succès antérieurs et ceux qu’il obtiendra en 1929 lors des campagnes pour General Electric et l’American Tobacco co.. Les années passant, il deviendra une manière d’icône au sein de l’industrie qu’il aura largement contribué à fonder, tandis que celle-ci devenait de plus en plus omniprésente et exerçait un rôle économique et politique de plus en plus prépondérant.

Le terme de propagande dont Bernays souhaitait réhabiliter l’acception neutre qu’il avait eue avant que ne soient connus les mensonges propagés par la Commission Creel ne sera cependant pas repris par l’industrie des relations publiques et il conserve, aujourd’hui encore, la connotation absolument négative qu’il a acquise après 1918. Par contre son idée que les relations publiques peuvent être au service de tous, être bénéfiques à tous notamment parce qu’elles constituent une sorte de «route à deux voies», permettant, via le conseiller en relations publiques, à un client de communiquer avec son public et à ce public de communiquer avec son client, cette idée-là a fini par être reprise par l’industrie pour décrire ses activités.

Il est crucial de rappeler combien ce qui est proposé ici contredit l’idéal démocratique moderne, celui que les Lumières nous ont légué, de rappeler à quel point Bernays, comme l’industrie qu’il a façonnée, doit faire preuve d’une étonnante aptitude à la duplicité mentale pour simultanément proclamer son souci de la vérité et de la libre discussion et accepter que la vérité sera énoncée par un client au début d’une campagne, laquelle devra mette tout en œuvre — y compris s’il le faut absolument, la vérité elle-même — pour susciter une adhésion à une thèse ou des comportements chez des gens dont on a postulé par avance qu’ils sont incapables de comprendre réellement ce qui est en jeu et auquel on se sent donc en droit de servir ce que Platon appelait de «pieux mensonges ».

À l’éthique de la discussion et de la persuasion rationnelle que présuppose la démocratie, s’opposent alors une persuasion a-rationnelle et une intention arrêtée de convaincre, fut-ce en manipulant; à l’exigence de pratiquer des vertus épistémiques comme l’honnêteté intellectuelle, le débat, l’écoute, la modestie, la complétude de l’information, s’opposent le mensonge, la partialité et l’occultation de données pertinentes. À l’idée que toute décision collective prise sur chacune de ces innombrables questions difficiles que pose la vie en commun ne s’obtient que dans la transparence de la participation du plus grand nombre et dans le partage d’intérêts communs, s’oppose l’idée que la vérité est ou bien ce que décident, dans l’opacité de leurs intérêts privés, ceux qui peuvent se payer les coûteux services des firmes de relations publiques ou ce que décident les membres de la «minorité intelligente ».

Ce qu’à chaque fois on retrouve ainsi, dans la pratique des firmes de relations publiques telle que Bernays la conçoit est au fond, aussi bien sur le plan épistémologique que sur les plans éthique ou politique, l’exact antithèse de ce qu’exige une démocratie. Et les exhortations de Bernays pour que l’industrie se dote d’un code d’éthique, pour qu’elle se refuse « à apporter ses services à un client qu’il [estimé] malhonnête, à un produit qui lui paraît frauduleux, à une cause [jugée] antisociale » ne convainquent pas puisque la pratique les contredit. De même, ses encouragements adressés au conseiller en relations publiques à avoir «la sincérité [pour] règle d’or» (Chapitre III) ne peuvent qu’apparaître comme de dérisoires efforts pour justifier l’injustifiable et défendre l’indéfendable.

À défaut de reconnaître que ce qu’il préconisait était incompatible avec l’idée de démocratie correctement comprise, Bernays aurait au moins dû reconnaître que l’outil qu’il proposait pouvait être utilisé à des fins que lui même ne pouvait tenir pour inacceptables. Parmi les nombreuses occasions que’il aura eu, durant sa vie, de revenir sur sa conception des relations publiques, contentons-nous d’en rappeler deux.

La première est évoquée dans ses mémoires, alors que Bernays raconte sa stupéfaction d’apprendre, en 1933, de Karl von Weigand, journaliste américain basé en Allemagne, que Joseph Goebbels (1897-1945), lui ayant montré dans sa bibliothèque les ouvrages consacrés à la propagande, il y vit Crystallizing Public Opinion. « Goebbels, me dit Weigand, se servait de mon livre […] pour élaborer sa destructive campagne contre les Juifs d’Allemagne. J’en fus scandalisé […] À l’évidence, les attaques contre les Juifs d’Allemagne n’étaient en rien un emballement émotif des Nazis, mais s’inscrivaient dans le cadre d’une campagne délibérée et planifiée ».

La deuxième surviendra durant les années cinquante. En 1951, après une élection libre et démocratique, Jacobo Arbenz est élu président du Guatemala sur la base d’un ambitieux programme qui promet de moderniser l’économie du pays. Un de ses premiers gestes sera la réappropriation, avec compensation, de terres appartenant à la United Fruit Company mais qui étaient inutilisées par elle.

La compagnie entreprend alors aux Etats-Unis une vaste campagne de relations publiques pour les besoins de laquelle elle embauche Bernays. Mensonges et désinformations conduiront en 1954 à une vaste opération de la CIA au Guatemala qui mettra au pouvoir l’homme qu’ils ont choisi, le Général Castillo Armas. Ce coup d’État marque le début d’un bain de sang qui fit plus de 100 000 morts dans ce pays au cours des cinq décennies qui suivirent.
***

En 1990, Stuart Ewen a l’occasion de discuter avec son voisin du projet d’une histoire des relations publiques sur lequel il travaille alors depuis peu. On imagine sans mal sa stupeur quand ce voisin, lui-même actif en relations publiques, lui assure qu’il devrait parler de son projet à Edward. Edward, demande Ewen? Bernays, répond l’autre.

Ewen avait tout naturellement présumé que Bernays, dont il connaissait fort bien le parcours et dont il savait qu’il était né en 1891, était mort depuis longtemps déjà en 1990. Mais voilà qu’il avait l’occasion de rencontrer l’homme dont la vie et les actes étaient au cœur du livre qu’il projetait et que cet homme était toujours, il allait le vérifier, en grande forme physique et intellectuelle. Un rendez-vous fut donc pris et sa rencontre avec Bernays à son domicile de Cambridge, Massachusetts, ouvre le livre qu’Ewen fera paraître en 1996 .

C’est une lecture fascinante. On y assiste à la mise en scène de lui-même réalisée par un vieux maître ès manipulation qui n’a rien perdu de son efficacité : à preuve, Ewen, durant cet entretien, n’obtient guère de réponse pleinement satisfaisante aux questions précises qu’il était venu poser.

Pourtant, vers la fin de la rencontre, un incident fera tomber sa garde à Bernays, un incident dont Ewen nous dit qu’il lui permettra de mettre de la chair humaine sur l’os de l’histoire des institutions qu’il s’apprête à compter. On me permettra de raconter cette anecdote pour conclure ce texte.

Ewen, sur le point de quitter son hôte, attend un taxi qu’il a commandé et Bernays lui suggère qu’il aurait mieux fait, compte tenu du prix excessif des taxis, de prendre le transport en commun. Il n’a lui-même, ajoute-t-il, jamais appris à conduire une voiture. C’est que parmi les nombreux serviteurs qui travaillaient chez lui, il y avait toujours un chauffeur. Et Bernays de commencer à conter l’histoire de l’un d’eux, Dumb Jack. Levé à cinq heures, Dumb Jack véhiculait toute la journée et jusqu’au soir Bernays, son épouse et leurs enfants. Il s’endormait souvent la tête entre les mains à la table du repas du soir, avant de manger et d’aller se coucher. Dumb Jack touchait 25$ par semaine et avait droit à un demi jeudi à toutes les deux semaines. «Pas une mauvaise affaire du tout», dit Bernays, avant de conclure, un brin de nostalgie dans la voix : «Mais c’était avant que les gens n’acquièrent une conscience sociale».

La vie et l’oeuvre de Bernays constituent un très précieux témoignage des immenses efforts accomplis par une certaine élite pour contraindre et limiter le développement de cette conscience sociale, des importants moyens qu’ils ont mis en œuvre pour ce faire et des raisons pour lesquelles ces efforts ont été — et restent toujours — aux yeux de cette élite tenus pour indispensables.

Qu’une certaine conscience sociale se soit néanmoins développée depuis un siècle est un indice que les luttes économiques et politiques qui ont été menées ne l’ont pas été en vain. Par contre, le fait que les institutions que ces élites ont imaginées et mises en place soient toujours et même plus que jamais présentes et actives au sein de nos sociétés, où leurs accomplissements restent trop largement dans l’ombre, tout cela donne une mesure du travail qu’il reste à accomplir à ceux et à celles qui pensent que la démocratie doit être vécue au grand jour par des participants lucides et informés.

Normand Baillargeon
St-Antoine-sur-Richelieu
Été 2007





Bibliographie


Quelques ouvrages majeurs de Bernays

Crystallizing Public Opinion, Boni and Liverlight, New York, 1923.

Propaganda, Horace Liveright, New York, 1928.

Speak Up for Democracy, Viking Press, New York, 1940.

Public Relations, U. of Oklahoma Press, Norman, 1952.

The Engineering of Consent, U. of Oklahoma Press, Norman, 1955.

Your Future in Public Relations, Richards Rosen Press, New York, 1961.

Biography of an Idea: Memoirs of a Public Relations Counsel, Simon and Schuster, New York, 1965.

The Later Years : Public Relations Insights, 1956-1986, H & M Publishers, Rhinebeck, New York, 1986.

Rappelons enfin que de nombreux documents jalonnant sa longue carrière ont été laissés par Bernays à la Library of Congress de Washington, où ils peuvent être consultés sous le titre : Bernays Papers.


Écrits sur Bernays, sur l’idée de propagande et sur l’industrie des Relations Publiques

CUNNINGHAM, Stanley B., The Idea of Propaganda: A Reconstruction, Westport, Praeger, 2002.

CUTLIP, Scott, The Unseen Power: Public Relations, a History, Lawrence Erlbaum Associates, Hillsdale, 1994.

DUFFY, Margaret, «There’s no Two-way Symmetric About It : A Postmodern Examination of Public Relations Textbooks», Critical Studies in Media Communication, Vol. 17, No 3, 2000.

ELLUL, Jacques, Histoire de la propagande, Presses Universitaires de France, Que Sais-Je?, Paris, 1976.

EWEN, Stuart, PR!. A Social History of Spin, Basic Books, 1996.

HAZAN, Éric, LQR : La propagande du quotidien, Liber, Raisons d'agir, Paris, 2006.

JONAS, Susanne, The Battle for Guatemala : Rebels, Death Squads and U.S. Power, Westview Press, Boulder, 1991.

JOWETT, Garth, S., et O’DONNELL, Victoria, Propaganda And Persuasion, Sage Publications, London, 4e edition, 2006.

LASWELL, Harold D., Propaganda and Promotional activities. An Annotated Bibliography, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1935.

LE BON, Gustave, Psychologie des foules, (1895). Réédition : Presses Universitaires de France, Quadrige, Paris, 2002.

LIPPMANN, Walter, Public Opinion, Harcourt, Brace, New York, 1922.

The Phantom Public, MacMillan, New York, 1927.

MOLONEY, Kevin, Rethinking Public Relations. The Spin and the Substance, Routledge, London et New York, 2000.

OLASKY, Marvin N., Corporate Public Relations: A New Historical Perspective, Lawrence Erlbaum Associates, Hillsdale, NJ, 1987.

PRATKANIS, Anthony et ARONSON, Elliot, Age of Propaganda. The Everyday Une and Abuse of Persuasion, W.H. Freeman and Company, New York, 1991.

SPROULE, Michael J., Propaganda and Democracy. The American Experience of Media and Mass Persuasion, Cambridge University Press, Cambridge, 1997.

STAUBER, John, et RAMPTON, Sheldon, Toxic Sludge is Good for You!, Common Courge Press, Monroe, Maine, 1995.

L'industrie du mensonge : Lobbying, communication, publicité et médias, Préfacé et complété par Roger Lenglet, traduit par Yves Coleman, Agone, Marseille, 2004.

Une arme de persuasion massive. De la propagande dans la guerre de Bush en Irak, Le Pré aux Clercs, Paris, 2004.

TCHAKHOTINE, Serge, Le viol des foules par la propagande politique, Gallimard, Tel, Paris, 1992.

TYE, Larry, The Father of Spin. Edward L. Bernays and the Birth of Public Relations, Henry Holt and Co., New York, 1998.

Public Relations Review. A Global Journal of Research and Comment est une publication consacrée au domaine des relations publiques. Elle est disponible sur Internet à : [http://www.elsevier.com/wps/find/journaldescription.cws_home/620188/description#description]

Internetographie

Un documentaire portant sur la campagne Torches of freedom et comprenant une entrevue avec Bernays peut être visionné à : [http://www.infectiousvideos.com/index.php?p=showvid&sid=1117&fil=0000000056&o=0&idx=6&sb=daily&a=playvid&r=Torches_of_Freedom].

De nombreuses pages sont consacrés à Bernays par The Museum of Public Relations. [http://www.prmuseum.com/bernays/bernays_1915.html].

On consultera enfin, et avec grand profit, le site Internet PR Watch, du Center for Media and Democracy à :: [http://www.prwatch.org/]

Tous ces liens ont été vérifiés le 27 juin 2007.