[Je reproduis ici une présentation de Michael Albert qui est parue en préface à son ouvrage: L'élan du changement, Écosociété, Montréal, 2003]
C’est avec un immense plaisir que je préface le présent ouvrage de Michael Albert, qui est son tout premier livre à paraître en français. On y trouvera des articles consacrés aux mouvements sociaux qui se sont mis en branle depuis quelques années à l’échelle planétaire et qui combattent le nouvel ordre mondial. Michael invite à s’interroger sur le sens, la nature et la portée de leur action, sur les tâches accomplies et sur celles qui restent à accomplir. Je n’ai aucun doute que cette publication sera suivie de nombreuses autres. Michael, auteur prolifique, ne peut en effet manquer de trouver dans la langue de Molière des lecteurs aussi nombreux que ceux qu’il a déjà dans sa langue maternelle et qu’il commence à avoir dans les nombreuses autres langues dans lesquelles ses livres sont désormais traduits.
Bon nombre de ses lecteurs, j’en suis persuadé, reconnaîtront volontiers avoir, tout comme moi, contracté une forme de dette à son égard. C’est que l’action et la réflexion de Michael ont ceci de remarquable qu’avec une rigoureuse constance et sans complaisance ils s’efforcent d’identifier et de nommer les obstacles les plus importants placés, parfois par eux-mêmes, en travers de l’action des radicaux qui militent pour un monde meilleur. Michael, comme on va le voir dans cet ouvrage, n’en reste pas là et il cherche aussi des moyens de surmonter ces obstacles. Son travail, qui incarne merveilleusement de courageuses exigences morales et intellectuelles, ne peut manquer d’interpeller chacun et chacune de ceux qui aspirent à comprendre notre monde et à le changer pour le mieux et qui refusent de séparer ces deux objectifs.
Dans les pages qui suivent, je voudrais faire trois choses. Tout d’abord, présenter très brièvement Michael Albert; ensuite rappeler ce que sont ces exigences morales et intellectuelles dont j’ai parlé et qui irriguent le présent ouvrage, comme elles irriguent toute sa pensée et son action; enfin, toucher un mot sur ce qui constitue sans aucun doute son travail théorique le plus important et le plus ambitieux, à savoir ce modèle d’économie participative qu’il a élaboré avec Robin Hahnel.
Jeune homme, Michael Albert ambitionnait de devenir physicien et il est très probable que dans un monde plus sain c’est bien ce qu’il serait aujourd’hui. Mais durant les années soixante, alors qu’il était étudiant en physique au prestigieux MIT, Michael devait croiser le fervent militantisme qui s’y exprimait, en particulier dans l’opposition à la Guerre du Vietnam, et rencontrer Noam Chomsky[1]. Cela devait changer sa vie. La radicalisation politique qui s’ensuivit mit un terme à son projet de carrière, sans toutefois diminuer en rien d’une part son intérêt pour la science en général et la physique en particulier[2], d’autre part son attachement à ce que l’on pourrait appeler un ethos rationaliste dont il ne se départira fort heureusement pas lorsqu’il appliquera ses immenses talents aux questions sociales et politiques plutôt qu’aux atomes et aux particules élémentaires[3].
En 1967, Michael commence donc cette vie de militant, d’activiste et d’organisateur qui est depuis lors la sienne. Parmi les réalisations les plus importantes auxquelles il a pris part, on peut souligner la création de la maison d’édition South End Press, de Boston, qu’il a fondée avec d’autres dont sa compagne Lydia Sargent: organisée selon les principes de l’économie participative, elle compte désormais des centaines de titres à son catalogue; le mensuel Z Magazine; ZMI (Z Magazine Institute), qui organise depuis des années une université d’été et des conférences; enfin, Z Net (www.zmag.org), méga site internet qui est une des plus stimulantes et riches adresses de toute la toile[4].
Michael n’a jamais cessé d’écrire et l’on trouvera dans sa production une vaste gamme de textes allant d’articles circonstanciels se rapportant à l’actualité la plus immédiate à des écrits pédagogiques ou de conscientisation expliquant telle ou telle situation ou invitant à la mobilisation, en passant par des ouvrages plus théoriques et plus ambitieux. Dans cette vaste production, comme je l’ai laissé entendre, une place à part doit être faite à ce modèle économique dont je parlerai plus loin. Mais ce qui frappe peut être d’emblée à la lecture des écrits de Michael, c’est à mon avis un ton et, si on me permet de le dire ainsi, une tenue à la fois morale et intellectuelle. Si on me demande de décrire tout cela plus précisément, les mots rationalisme, générosité et inclusion me viennent spontanément à l’esprit. Comprendre le monde, s’adresser en termes clairs et compréhensibles à des gens pour qui cette compréhension est importante voire vitale, inviter à travailler pour le changer en donnant à la fois le goût de le faire et la conviction que ce travail n’est pas accompli en vain : voilà, concrètement, ce que ces mots recouvrent chez Michael Albert. Ses propres recherches en économie s’inscrivent dans cette perspective, celle d’une gauche radicale et sérieusement engagée dans l'atteinte des objectifs qu'elle défend tout en étant sans complaisance, autocritique et éminemment constructive.
Revenant sur ses années durant lesquelles il a commencé à militer, Michael m’avouait un jour : «J'ai été politisé au milieu des années soixante et comme tous ceux à qui cela arrive, j'ai beaucoup lu, étudié diverses traditions, comme le marxisme et ainsi de suite. Mais à un moment donné, je suis devenu très désappointé par les analyses du système qui existent et surtout par les propositions mises en avant. Pour être franc, je trouvais ces visions pathétiques. La plupart des gauchistes, quand on leur demandait ce qu'ils souhaitaient, n'avaient pas grand-chose à répondre, sinon d'affirmer leur attachement à certaines valeurs: on veut l'égalité, la justice dans la distribution de richesses et ainsi de suite; on veut mettre un terme à ... : et suivait ici une longue énumération. Ce qui n'est pas là un programme très positif; ce n'est qu'un rejet de certaines choses. C'est pour aller au-delà d’une telle manière de penser que j'ai commencé à travailler avec Robin Hahnel sur l'économie participative. Je ne sais pas si nos réponses sont satisfaisantes, mais, au moins, nous avons des réponses à proposer»
Une remarque semblable avait été faite par Pierre Kropotkine, il y a plus d’un siècle : «Les journaux socialistes ont souvent tendance à devenir de simples recueils de plaintes sur les conditions existantes. [mais] j’estimais, au contraire, qu’un journal révolutionnaire doit s’appliquer à recueillir les symptômes qui de toutes parts présagent l’avènement d’une ère nouvelle […] montrer aux esprits hésitants l’appui invisible que rencontrent partout les idées de progrès […] faire sentir à l’ouvrier que son cœur bat avec le cœur de l’humanité dans le monde tout entier; C’est l’espérance, et non le désespoir, qui fait le succès de révolutions»[5].
Le but du travail sur l’économie a donc été de construire ce que Michael appelle une «vision économique», sérieuse, crédible et grâce à laquelle il serait possible aux activistes de répondre à la question qu’on leur adresse souvent et avec raison : vous qui parlez d’abondance de ce que vous refusez, que voulez-vous donc? C’est une tâche primordiale et, comme il le rappelle encore dans le présent ouvrage, elle devrait être accomplie pour toutes les sphères de la société et pas seulement pour l’économie: culture, politique, famille, relations internationales, écologie, etc.[6] Les mouvements sociaux dont l’action depuis plusieurs années a été si remarquable peuvent espérer beaucoup de l’élaboration modeste, crédible et sérieuse de telles «visions». Ce point est si important que je me permets d’y insister.
On peut d’abord en attendre qu’elles servent de guide à l’action. Dans Alice au pays des Merveilles, celle-ci demande au chat dans quelle direction lui et elle devraient à présent aller; et le chat, malicieux, répond que cela dépend en grande partie du lieu où elle désire se rendre. La remarque est juste et disposer d’un modèle permet justement de donner un objectif et une direction à l’action, un peu comme une carte de navigation et une destination sont indispensables pour savoir dans quelle direction on doit aller.
On peut encore en espérer qu’elles nous inspirent. C’est qu’avoir un modèle en tête et lutter pour s’en approcher permet non seulement de donner un et du sens à l’action, mais permet aussi la mesure des progrès accomplis. Sachant ce qu’on vise invite à penser l’action en fonction de cet idéal. Partant, cela contribue à vaincre ce «culte de l’impotence»[7], cette pernicieuse idéologie aujourd’hui encore trop massivement rependue et selon laquelle le monde que l’on connaît est nécessaire et l’avenir qu’il annonce un destin contre lequel il serait illusoire et inutile de se battre. La possession d’un modèle permet en outre de mesurer les gains obtenus par des réformes sans se contenter de ne viser que des avancées réformistes.
On peut aussi en attendre qu’elles instruisent. La démarche de construction de modèles, en effet, si elle est accomplie avec tout le sérieux qu’elle appelle, constitue une fantastique école. Car il y a d’immenses vertus pédagogiques au fait de devoir non seulement expliquer de manière convaincante pourquoi il faut refuser telle ou telle institution mais encore et surtout, à devoir expliquer, toujours de manière crédible, ce qu’il serait possible et souhaitable de mettre en lieu et place de ces institutions.
On peut enfin espérer qu’elles aident à mobiliser. Sur le plan de l’économie, mais pas seulement là, la plupart des maux qui sont dénoncés par la gauche sont bien connus de la plupart des gens et en particulier, parce qu’ils en paient le prix, de ceux et de celles à qui nous devons nous adresser en priorité. Il y a lieu de penser que si l’audience de la gauche n’est pas plus large qu’elle ne l’est actuellement, c’est au moins en partie parce que celle-ci n’a pas su articuler de manière crédible et convaincante une vision de ce qu’il faudrait mettre à la place de ces institutions déplorables. On ne peut ni ne doit se contenter de répéter la litanie bien connue de son auditoire privilégié sur les misères du monde et il faut articuler une vision de ce qu’il serait possible et souhaitable de réaliser. Avoir un modèle, comme nous y invite Michael dans les pages qui suivent, cela permet d’avoir un programme positif à proposer.
Michael rappelle aussi qu’à défaut de disposer d’un tel modèle, les mouvements sociaux courent le risque de se constituer en ce qui est trop souvent perçu (parfois non sans raisons) comme un regroupement bien peu attirant de personnes qui s’entredéchirent en des querelles scolastiques. Bien des gens les trouveront alors bien loin de leur problèmes réels et cette distance se fera d’autant plus grande s’il arrive à ces activistes de s’opposer, en une sorte de posture intello-machiste, à un grand nombre des centres d’intérêts que cultivent nos contemporains (les sports, la télévision, et ainsi de suite), contemporains qu’elle finit même, parfois, par pointer d’un doigt accusateur en les exhortant à changer leurs comportements (consommer moins, devenez végétariens et ainsi de suite), renvoyant ainsi à la sphère privée ce qui ne se comprend, ne s’explique et ne se transforme que par l’action politique. Ajoutez à tout cela l’impression déplorable que Michael évoque et que bien des gens ressentent, à savoir que la lutte politique radicale pour un monde meilleur est réservée à une minorité de gens qui sont en mesure et qui acceptent de faire face aux gaz, aux policiers et à l’armée et vous obtenez un résultat suicidaire pour les mouvements sociaux qui doivent ,impérativement, se faire le plus inclusif possible s’ils veulent l’emporter.
Si on admet l’importance d’avoir et de proposer des visions, on trouvera un exemple remarquable de ce qu’il est possible de faire et d’une manière de s’y prendre avec l’économie participative — ou Écopar. Je devrai me limiter ici à n’en dire qu’un mot, mais les personnes intéressées trouveront dans la bibliographie qui suit de quoi satisfaire leur curiosité.
L’Écopar vise à concevoir et à rendre possible la mise en place d’institutions économiques permettant la réalisation des fonctions que doit accomplir une économie (allocation, production, consommation) mais dans le respect de certaines valeurs admises comme fondamentales. Il est en effet souhaitable, pense Michael, de partir dans une réflexion de ce genre des valeurs que devront incarner et favoriser les institutions. S'agissant de l'économie, les auteurs en ont avancé quatre.
La solidarité, pour commencer. Concrètement, cela signifie qu’une économie devrait engendrer des relations humaines où les gens se soucient les uns des autres. Cela semble évident, bien sûr, mais notre économie, on ne le sait que trop, produit tout le contraire. L'équité, ensuite, entendue à la fois comme équité de la rémunération et équité des circonstances. La gestion participative, encore, l’idée étant ici que les gens devraient avoir leur mot à dire lorsque des décisions sont prises et à proportion qu’ils sont touchés par ces décisions : la procédure une personne, un vote est ce qu'on retrouve parfois comme cas particulier à l'intérieur du système proposé. La diversité enfin, - des résultats, des moyens, des circonstances etc. - jugée incontournable et permettant d'échapper à l'homogénéisation.
Au total, l’Écopar propose un modèle économique dont sont bannis aussi bien le marché (capitaliste) que la planification centrale (des économies dirigées), la hiérarchie du travail et le profit. Dans une telle économie, d’inspiration libertaire, des Conseils de consommateurs et de producteurs coordonnent leurs activités au sein d’institutions fondées sur les valeurs préconisées. L’Écopar suppose la propriété publique des moyens de production et met en œuvre une procédure de planification décentralisée, démocratique et participative par laquelle des conseils de producteurs et de consommateurs font des propositions d’activités et les révisent jusqu’à la détermination d’un plan équitable et efficient. Le travail est distribué selon des «ensembles équilibrés de tâches» qui assurent des contributions et des sacrifices équitables de la part de chacun et la rémunération est fondée sur l’effort. Ce travail, j’en suis convaincu, donne un exemple qui doit être suivi et pointe la voie vers un type de démarche que doivent d’urgence accomplir les militants et les activistes.
Les pages qui suivent invitent donc les acteurs des récents mouvements sociaux à un moment de réflexion et de distance critique. Elles invitent à penser clairement, à transmettre de l'espoir et à chercher à réunir. Elles invitent à inventer des formes d'organisation et d'action inclusives, intégrantes et suggèrent qu'une partie de la réponse aux problèmes qu'elles identifient réside dans l'élaboration de "visions". Je suis convaincu que les tâches qu'elles nous invitent à accomplir sont aussi importantes et difficiles que le sont les questions qu'elles soulèvent. Mais les unes et les autres seront prises au sérieux par quiconque souhaite que nos mouvements ne s'essoufflent pas et qu'ils gagnent non seulement des réformes mais aussi, à terme, une transformation radicale de notre monde et des institutions qui le définissent.
Normand Baillargeon
Saint-Antoine-sur-Richelieu
Juillet 2003
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE
1. PRINCIPAUX OUVRAGES DE MICHAEL ALBERT
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ALBERT, M. et HAHNEL, R. (1981) Marxism and Socialist Theory, South End Press, Boston.
ALBERT, M. et DILLINGER, D. (Éds) (1983) Beyond Survival : New Directions for the Disarmament Movement, South End Press, Boston.
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ALBERT, M. et HAHNEL, R. (1990) Quiet Revolution in Welfare Economics, Princeton, NJ: Princeton University Press. Disponible en ligne à : [http://www.zmag.org/books/quiet.htm].
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ALBERT, M. et HAHNEL, R. (1991) The Political Economy of Participatory Economics, Princeton: Princeton University Press, Disponible en ligne à : [http://www.zmag.org/books/polpar.htm].
ALBERT, M. (1994) Stop the Killing Train, South End Press, Boston.
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ALBERT, M (2003) Parecon. Life after Capitalism, Verso.
2. SUR L'ÉCONOMIE PARTICIPATIVE
BAILLARGEON, Normand, «Une proposition libertaire : l’économie participative» dans : (2001) Les Chiens ont soif, Agône et Comeau Nadeau, Montréal et Marseille. Également disponible sur internet à : [http://www.parecon.org/writings/normand1.htm].BOWLES, Sam, «What Markets Can and Cannot Do», Challenge, July/August 1991.
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HAGAR, Mark, «Contribution to A Roundtable on Participatory Economics», Z Magazine, July/August, 1991.
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SCHWEICKART, David, Against Capitalism, Cambridge: Cambridge University Press, 1993.
WEISSKOPF, Thomas, «Toward a Socialism for the Future in the Wake of the Demise of the Socialism of the Past», Review of Radical Political Economics, Vol. 24; No. 3 & 4, 1992.
Un numéro spécial de la revue Science and Society (Vol. 66, No 1, Spring 2002) et intitulé : «Bulding Socialism Theoretically : Alternatives to Capitalism and The invisible Hand» consacre plusieurs pages à l’économie participative.
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