Marcel Sévigny, de la Pointe Libertaire, publiera sous peu un livre passionnant chez Écosociété. Il m'a fait le bonheur de me demander une préface. Voici, pas encore revue par un correcteur ou une correctrice, le texte que j'ai remis.
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Sur ma table de travail, j’ai posé un globe terrestre. Je le regarde souvent, parfois longuement.
Cette boule dans l’espace, c’est là où j’habite. Je l’aime infiniment. Et c’est donc le plus souvent avec tristesse que je pense à elle. Car tout le monde le sait désormais : la Terre, polluée, surchauffée, est bien malade, malade au point où on peut se demander si la terrible prophétie de mon cher Prévert ne va pas, hélas, se réaliser : à force de se faire traiter de la sorte, un jour ou l’autre, la Terre va nous éclater de rire au nez.
D’un mouvement du doigt, je fais tourner mon globe terrestre. Les pays défilent. Ici, il y a une famine. Là, là et là, une guerre. Ici, c’est la paix, mais la paix, bien souvent, n’est rien d’autre que l’absence provisoire de guerre — ou alors le fait que la guerre qu’on mène se déroule ailleurs. D’innombrables tragédies me viennent tour à tour à l’esprit tandis que défilent les continents et les pays : guerre civile, famine, analphabétisme, racisme pauvreté, chômage, intolérables taux de mortalité infantile, et tant d’autres.
Pour un peu, tous ces drames, la plupart causés par des décisions humaines, feraient oublier tout à fait les immenses beautés qu’il y a sur la Terre. Pour un peu. Car elles n’y arrivent jamais tout à fait. D’autant qu’il y a aussi, sur Terre, tous ces gens qui luttent pour que ces tragédies cessent, qu’elles cessent avant qu’il ne soit trop tard.
Mon globe terrestre vient de s’arrêter. Ici, juste devant moi, c’est le Québec. Et ici il y a eu La Petit Gaule; c’était où il y a, encore et toujours, La Pointe Libertaire. Ceux et celles qui habitent, travaillent et militent à cet endroit me redonnent le sourire et ravivent mon courage. Tous ces gens sont de ma famille. Parmi eux, Marcel Sévigny, que vous allez lire et qui m’a fait l’honneur, car c’en est un, de me permettre de m’adresser à vous.
Ce qu’il raconte ici, ce sont certains des combats et des espoirs qui animent ce quartier, et tout particulièrement deux d’entre eux : celui pour l’implantation du café La Petite Gaule et celui contre l’implantation d’un casino.
Ces deux combats, complémentaires, ont valeur de symbole et, l’un comme l’autre, ils sont des manifestations de ce qui anime les militantes et militantes dont nous parle Sévigny et qui est cette volonté de lutter contre tout ce qui contribue à détruire, ou simplement à limiter, la tendance des gens à prendre eux-mêmes leurs affaires en mains, cette volonté de se battre contre toutes ces institutions qui cherchent à dominer, à subordonner et à tuer ce que Bakounine appelait notre “instinct de liberté” et qui encouragent donc en nous la docilité, la passivité et la soumission.
Ces aspirations, qui irriguent chacune des pages qui suivent, je les connais bien : elles sont le cœur vibrant de l’anarchisme. Les pratiques qui en découlent, celles dont nous parle Sévigny, sont autant d’efforts pour, dès aujourd’hui, commencer à construire les prémices de la société plus libre et plus égalitaire de demain. Et si l’on pense, ce qui est mon cas, que les institutions dans lesquelles nous vivons nous conduisent irrémédiablement à la catastrophe, le propos de Sévigny devient de la plus haute importance et on ne peut manquer de lui accorder l’attention la plus grande. On sera alors largement payé en retour, tant ce livre est riche d’enseignements de toutes sortes.
Pour commencer, le témoignage de Sévigny est fort précieux parce que, loin de ces contempteurs de toute révolte et de toute aspiration à un monde meilleur — ceux-là même auxquels on donne le plus souvent la parole —, il dit, à travers son singulier parcours personnel et ses combats, ce qu’a signifié et ce que signifie encore, au Québec, le fait de s’engager au milieu des gens, avec eux et pour eux. En ces pages, riches et belles, où rien ne nous est caché des espoirs, des doutes, de reculs et des avancées, des certitudes et des remises en question qui sont le lot de toutes les militantes et de tous les militants, c’est un éclairage très juste et nuancé sur l’engagement qui nous est proposé.
Sévigny nous invite aussi à réfléchir avec lui à des questions graves et urgentes qu’affrontent toutes celles et tous ceux qui travaillent à faire advenir un monde meilleur.
Comment, par exemple, unifier sur la base de ce qui les rassemble, mais sans pour autant qu’ils n’aient le sentiment de perdre ce qui les distingue, et sans sectarisme, des gens et des mouvements ayant des valeurs et des aspirations qui leur sont propres — par exemple, des écologistes, des féministes, des socialistes, des membres des mouvements communautaires, des nationalistes et … des anarchistes?
Comment, aussi, rejoindre ces gens qui ignorent les menaces que nous combattons, les luttes que nous menons, les espoirs que nous entretenons et leur faire partager nos inquiétudes, nos indignations, nos espoirs et nos raisons de nous battre?
Comment, enfin, créer des mouvements de lutte qui soient accueillants et où, une fois qu’ils y sont venus, les gens aient envie de rester et de s’engager longuement, non seulement parce qu’ils croient qu’on peut gagner nos combats, mais aussi parce que l’expérience de lutter leur est agréable et est humainement enrichissante.
Sur chacun de ces trois problèmes, qu’à la suite de Michael Albert j’aime appeler ceux du parapluie, du mégaphone et du pot de colle (le parapluie sous lequel on peut se regrouper, le mégaphone par lequel on peut s’adresser aux autres, le pot de colle pour la rétention), l’histoire des luttes que retrace Sévigny, et auxquelles de nombreuses personnes ont pris part, apporte un riche et précieux éclairage, qui est celui de la pratique et de l’engagement quotidien.
Mais il me faut encore dire un mot sur un autre des grands mérites de ce livre, qui est de contribuer à cette indispensable entreprise de démystification de l’anarchisme.
C’est que dans les milieux bien-pensants, là où on n’a en général et au mieux qu’une bien vague idée de ce que signifie l’anarchisme, de ses aspirations, de son histoire et de tout ce que lui doit la liberté, il est de bon ton d’accuser de tous les maux les anarchistes, en le décrivant comme des partisans du chaos, du désordre et de la violence.
Mais lisez attentivement les pages qui suivent, lisez les sans préjugés, lisez les en gardant l’esprit ouvert. Vous pourriez avoir la surprise, au terme de votre lecture, de penser que l’anarchisme, au contraire, est une des seules alternatives viables à la catastrophe vers laquelle nous filons toutes voiles dehors et qui est bien, elle, le véritable chaos qu’il nous faut redouter !
Vous en viendrez alors peut-être à penser que l’autogestion et la démocratie participative, après tout, ne sont pas des pratiques utopistes, qu’elles ne sont pas si éloignées de ce qui se pratique déjà ou s’est déjà pratiqué en bien des lieux et qu’entre la théorie et la pratique il n’y a pas, tout compte fait, de fossé si grand qu’on ne puisse le franchir, dès lors que nous sommes assez nombreux à le vouloir.
Si tout cela se produit, et si ce n’est déjà fait, commencez à militer. . Avec des anarchistes, pourquoi pas? Quoiqu’il ne soit, d’innombrables causes, personnes et mouvements ont besoin de vous.
N’oubliez pas aussi de vous procurer un globe terrestre et d’y marquer La Pointe Libertaire.
Il sera très utile, dans vos moments de découragement …
Normand Baillargeon
Saint-Antoine-sur-Richelieu
7 avril 2009
mardi, avril 28, 2009
PRÉFACE POUR MARCEL SÉVIGNY ET LA POINTE LIBERTAIRE
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3 commentaires:
Bonjour,
Merci pour ce très beau texte. Ce que vous dites au sujet de la beauté de la terre, notre Mère la Terre, de plus en plus irrémédiablement défigurée par l'action délétère de l'être humain (enfin, de ceux et plus rarement celles qui ont le pouvoir) me font penser aux propos de quelqu'un dont vous avez peut-être entendu parler, Cornelius Castoriadis (1922-1997).
"Nous vivons sur cette planète que nous sommes en train de détruire, et quand je prononce cette phrase je songe aux merveilles, je pense à la mer Egée, je pense aux montagnes enneigées, je pense à la vue du Pacifique depuis un coin d’Australie, je pense à Bali, aux Indes, à la campagne française qu’on est en train de désertifier. Autant de merveilles en voie de démolition. Je pense que nous devrions être les jardiniers de cette planète. Il faudrait la cultiver. La cultiver comme elle est et pour elle-même. Et trouver notre vie, notre place relativement à cela. Voilà une énorme tâche. Et cela pourrait absorber une grande partie des loisirs des gens, libérés d’un travail stupide, productif, répétitif, etc. Or cela est très loin non seulement du système actuel mais de l’imagination dominante actuelle. L’imaginaire de notre époque, c’est celui de l’expansion illimitée, c’est l’accumulation de la camelote - une télé dans chaque chambre, un micro-ordinateur dans chaque chambre -, c’est cela qu’il faut détruire. Le système s’appuie sur cet imaginaire-là."
"La liberté, c’est très difficile. Parce qu’il est très facile de se laisser aller. L’homme est un animal paresseux. Il y a une phrase merveilleuse de Thucydide : « Il faut choisir : se reposer ou être libre. » Et Périclès dit aux Athéniens : « Si vous voulez être libres, il faut travailler. » Vous ne pouvez pas vous reposer. Vous ne pouvez pas vous asseoir devant la télé. Vous n’êtes pas libres quand vous êtes devant la télé. Vous croyez être libres en zappant comme un imbécile, vous n’êtes pas libres, c’est une fausse liberté. La liberté, c’est l’activité. Et la liberté, c’est une activité qui en même temps s’autolimite, c’est-à-dire sait qu’elle peut tout faire mais qu’elle ne doit pas tout faire. C’est cela le grand problème de la démocratie et de l’individualisme."
"Je suis un révolutionnaire favorable à des changements radicaux (...). Je ne pense pas que l’on puisse faire marcher d’une manière libre, égalitaire et juste le système français capitaliste tel qu’il est."
(Extraits d'un entretien de novembre 1996 avec Daniel Mermet, disponible ci-dessous :)
http://www.la-bas.org/article.php3?id_article=1530
http://www.monde-diplomatique.fr/1998/08/CASTORIADIS/10826
Bonjour, Merci de votre commentaire. Il faudra bien que je lise attentivement Castioradis.
Normand
C'est très beau d'avoir une si belle foi en la sagesse populaire... Mais un Roi bienveillant ferait aussi bien l'affaire...
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