dimanche, avril 05, 2009

SOCRATE, IRONISTE

[Ce qui suit est le premier jet d'un encadré pour le prochain volume — après Le hockey et la philosophie — de la collection Quand la Philosophie fait Pop, lequel sera consacré à l'humour. Commentaires — et corrections: je me suis à peine relu — bienvenus].

Socrate, cette figure de proue de la philosophie occidentale, celui dont la vie même en signale le véritable commencement, celui dont la mort reste emblématique des persécutions qu’on peut encourir à penser librement et à dire non, Socrate, le sait-on?, n’a rien écrit.

C’est Platon, qui fut au nombre de ces jeunes gens qui s’attachèrent au vieil home déambulant dans Athènes pour interroger les uns et les autres sur ce qu’il prétendaient savoir, qui mit Socrate en scène dans ses Dialogues et en fit ainsi l’emblème que l’on connaît.

Platon a certainement magnifié son maître et, le temps passant, Socrate devient très certainement, peu à peu, dans les Dialogues, le simple porte-voix des idées de son sur-doué disciple. Où termine le Socrate réel et où commence le Socrate platonicien? Répondre à cette question, c’est affronter ce que les philosophes appellent le «problème de Socrate». Passons outre et attardons-nous simplement au Socrate de la tradition.

Un de ses amis ayant consulté la Pythie, l'Oracle de Delphes, et appris d’elle que Socrate serait le plus sage des hommes, rapporte cette réponse à Socrate, qui en est très étonné : comment est-ce possible alors qu’il ne sait rien? Comment peut-il être le plus sage, alors que tant de gens assurent savoir ou sont simplement engagés dans des activités qui supposent un savoir?

Socrate va s'efforcer d'élucider cette énigme : le voici donc au milieu des hommes, sur la place publique, questionnant chacun sur ses activités ordinaires et quotidiennes et sur le savoir dont ils se réclament ou qu'elles présupposent. Le questionneur propose une réponse et Socrate l’examine et la réfute. Une nouvelle définition est alors mise de l’avant, et le processus recommence. Socrate interroge de la sorte le sculpteur sur la beauté, le militaire sur le courage, le sophiste sur la vertu et sur l'éducation, le politique sur la justice et ainsi de suite.

Cette méthode socratique, appelée elenchos, cherche à produire des concepts : il s’agit d’éprouver une opinion et dégager de l'examen de cas particuliers une définition universelle. En s’y adonnant, Socrate découvrira le sens de l'oracle : s’il est le plus sage, c’est parce qu'il sait qu'il ne sait rien : tandis que les autres croient savoir ce qu'ils ne savent pas.

C’est dans ce contexte qu’apparaît la célèbre ironie socratique. Le mot ironie vient du grec eironeia, qui signifie «feinte ignorance». Socrate fait le modeste devant la personne qu’il s’apprête à interroger : elle sait tant de choses alors que lui est si ignare! Va-t-elle daigner l’instruire? Sûre d’elle, cette personne avance une définition. Socrate feint d’être ébloui, mais remarque une toute petite chose qui le chicote. Il formule donc une première objection, à laquelle l’interrogé va répondre. Il y en aura de nombreuses autres.

Peu à peu, notre supposé savant est empêtré dans des contradictions dont il ne pourra se sortir qu’en avouant qu’il ne sait pas.

Le type d’humour que produit l’ironie socratique est singulier.

Pour commencer, l’ironie peut échapper — et de fait, quand Socrate la pratique, elle échappe, parfois longuement — à ses victimes, qui ne voient d’abord pas qu’on se joue d’eux. Sa drôlerie augmente d’ailleurs, à tout le moins pour nous, spectateurs, à proportion que les victimes ignorent leur sort.

Ensuite, Socrate, en pratiquant l’ironie, parvient à faire tomber le masque de faux sérieux et de vraie prétention de ses adversaires, qui sont en certains cas de dangereux démagogues. L’ironique socratique est une salubre et décapante ascèse intellectuelle, qui enlève unes à unes toutes les barrières sociales et idéologiques derrière lesquelles se cachent volontiers les importants et les met ainsi à nu, face au monde, certes, mais surtout face à eux-mêmes.

Il y a enfin, pour Socrate, une manière de morale philosophique à cet exercice : confronté à son ignorance, débarrassé de ses fausse certitudes et de ses opinions que rien ne justifie, la victime de Socrate, certes secouée, est désormais prête à s’engager sur la voie de la vraie recherche et de la philosophie. En ce sens, l’ironie socratique est, ironiquement, une affaire très sérieuse!

Je terminerai comme il se doit en donnant un échantillon d’ironie socratique. J’ai choisi un texte qui me semble être d’une brûlante actualité et dans lequel le philosophe fait mine de se trouver d’accord avec son interlocuteur pour vanter le sort de ceux qui meurent à la guerre.

Écoutons-le :

— Certes, Ménexène, c'est pour plus d'une raison qu'il est beau de mourir dans les combats. Celui qui perd ainsi la vie, quelque pauvre qu'il soit, obtient des obsèques pompeuses et magnifiques; et fût-il sans mérite, il est sûr d'un éloge public, fait par des hommes habiles qui ne se fient pas à l'inspiration du hasard, mais qui composent leurs discours longtemps à l'avance, admirables panégyristes qui célébrant les qualités qu'on a et celles qu'on n'a pas, embellissant tout ce qu'ils touchent, enchantent nos âmes par les éloges de toute espèce qu'ils prodiguent à la république, et à ceux qui sont morts dans la guerre, et à tous nos ancêtres, et enfin à nous-mêmes, qui vivons encore. Aussi, Ménexène, leurs louanges me donnent une grande opinion de moi-même, et toutes les fois que je les écoute, je m'estime aussitôt plus grand, meilleur et plus vertueux. Souvent des étrangers m'accompagnent : ils écoutent, et à l'instant même je leur semble plus respectable ; ils paraissent absolument partager mes sentiments et pour moi-même et pour un pays qui n'est pas le leur; entraînés par l'orateur, ils le trouvent bien plus admirable qu'auparavant. Pour moi, cette exaltation me reste plus de trois jours ; l'harmonie du discours, et la voix de celui qui l'a prononcé, sont tellement dans mon oreille, qu'à peine le quatrième ou le cinquième jour je parviens à me reconnaître et à savoir où j'en suis : jusque-là je crois presque habiter les îles Fortunées, tant nos orateurs sont habiles ! (Ménexène, 234c- 235c)

4 commentaires:

hnk a dit…

Bonjour,

Très bon texte comme d'habitude. De nombreux auteurs ont fait valoir que le portrait que dresse Xénophon de Socrate est sans doute plus conforme à la réalité que celui de Platon. (Même si il est difficile de trancher ce genre de question à propos de personnages ayant vécu il y a 2500 ans.)

Quelques références bibliographiques (que je n'ai pas forcément lues) :

"The Plato Cult and Other Philosophical Follies", David Stove, 1991

"La Théorie socratique de la vertu-science selon les Mémorables", R. Simeterre, Paris, 1938

"Der Echte und der Xenophontische Sokrates", Karl Joel, 1873

Normand Baillargeon a dit…

@Hnk: Bonjour. le «problème de Socrate», je pense, est là pour rester. Comment trancher entre Xénophon, Aristophane (Les Nuées) et Platon, qui est un génie littéraire selon moi plus grand encore que le deux autres doublé d,un philosophe original et qui donc a magnifié son sujet. J'ai lu Stove avec plaisir, mais pas les deux autres — je ne lis pas l'allemand, hélas. Comment est le Simeterre?

Normand

hnk a dit…

Bonjour M. Baillargeon,

Merci de votre réponse. Malheureusement, comme je l'ai dit, je n'ai pas forcément lu les références que j'ai indiqué, à mon grand regret d'ailleurs, et c'est le cas des livres de Simeterre et de Joel (lequel date de 1893, pas de 1873), que je ne suis toujours pas arrivé à me procurer. (Je ne suis plus étudiant depuis longtemps, et je n'ai plus accès aux bibliothèques universitaires.) Mille excuses à ce sujet ; mais sans les avoir lus, j'avais pensé que ces livres pourraient intéresser celles et ceux qui fréquentent votre blog, et qui doivent s'y connaître mieux que moi en philosophie. Quant au livre de Stove, je viens à peine de mettre la main dessus et je n'ai pas encore commencé à le lire.

Tout ce dont je me souviens, ce sont mes lectures de Platon et de Xénophon qui remontent à quelques années déjà (près de quinze ans) ; en particulier, "La République" de Platon m'avait choqué par ce que j'avais perçu comme son rejet de la démocratie et son admiration larvée de ce qu'il faut bien appeler le totalitarisme ; mais peut-être n'ai-je pas bien saisi le sens de ce texte.

Dans la mesure (limitée) où je le comprends, je n'ai pas une haute opinion de Platon, qui me semble avoir succombé à ce que Henri-Irénée Marrou avait appelé le "mirage spartiate". (J'ai lu le livre de Marrou sur l'éducation dans l'Antiquité, mais il y a aussi bien longtemps.)

Encore toutes mes excuses, mais je ne m'intéresse à toutes ces questions qu'en amateur.

http://www.archive.org/details/derechteundderxe01jouoft

http://openlibrary.org/b/OL19994840M/théorie-socratique-de-la-vertu-science-selon-les-%22Mémorables%22-de-Xénophon.

NaOH a dit…

Bonjour,

@hnk : entre autres pour les rapports de Platon à la démocratie, il y a un très bon bouquin de
Jacques Rancière, La haine de la démocratie, La Fabrique, 2005

@Normand : ça fait un moment que vous faites partie des gens (rares) que je lis encore avec grand plaisir (parce que vos propos stimulent !).

A+