mardi, janvier 29, 2008

VOUS VOULEZ RIRE?/RÉFLEXIONS SUR L'HUMOUR

[Avertissement : L’histoire qui suit est entièrement fausse. Seuls les noms ont été conservés, afin de mettre tout le monde en cause.]

Cela s’est passé le 1er janvier 2008, vers deux heures du matin, au paradis. Un groupe de philosophes venait de regarder Bye Bye 2007 à la télévision et l’un d’entre eux dit tout à coup :

— Tout de même, ils aiment ça l’humour, ces Québécois! Ils ont non seulement des humoristes à la pelle et des émissions d’humour, mais aussi un festival de l’humour et même un musée de l’humour. En plus de cette rétrospective de l’année humoristique. Je l’ai d’ailleurs bien aimé, moi, ce Bye Bye : il était réussi puisqu’il m’a fait rire.

Un autre reprit :

— Attention, cependant. Il arrive qu’on rit même si ce n’est pas drôle. On me dit qu’un certain gaz fait rire. Et puis il y a le rire nerveux. Ou encore le rire vengeur, comme celui de Side Show Bob quand il pense à assassiner Bart Simpson.

Socrate passait par là et flaira aussitôt un de ces problèmes conceptuels dont il raffole.

— Mes amis, commença-t-il, je ne suis auprès de vous qu’un pauvre ignorant. Mais je désire m’instruire. Me permettrez-vous de me joindre à votre conversation?

Il y eut un léger soupir parmi l’assistance. L’ironie socratique, ils connaissent! Après tout, cela fait maintenant près de 2500 ans que Socrate leur fait le coup de se dire ignorant pour mieux mettre en évidence l’ignorance de ceux qui prétendent savoir. Mais une conversation avec lui est un spectacle que personne ne veut rater et toutes les personnes présentes se rassemblèrent donc autour du vieil homme.

— Dis-moi, dit-il en s’adressant au dernier philosophe qui avait parlé : quel lien vois-tu donc entre le rire (ou le sourire) et l’humour, le comique, ou si tu préfères, ce qui est drôle?
— Je dirais, mon cher Socrate, en me rappelant mes exemples du gaz, du rire nerveux ou vengeur, que le rire (ou le sourire) est quelque chose qui peut, dans certaines circonstances, être provoqué par un élément drôle chez les personnes qui en prennent connaissance.
— À la bonne heure, dit Socrate. Comme tu es savant. Je vais rapporter ta réponse à un de mes amis. Cependant, comme je le connais, il va aussitôt me dire : Socrate, pauvre balourd, pour éclaircir le mystère de la nature du rire, tu l’as enveloppé dans le mystère de la nature de l’humour. Le rire est ce qui est provoqué par l’humour, dis-tu? Fort bien, mais dis-moi maintenant ce qu’est l’humour, sinon je repartirai les mains vides de ta petite boutique à idées. Que devrais-je répondre à mon ami?

Il y eut quelques rires dans l’assistance et le pauvre philosophe répondit :

— Mais j’avoue n’en rien savoir, Socrate.
— Et pourtant, je suis certain que tu as en toi des réponses et qu’en dialoguant ensemble sérieusement nous pourrions les mettre à jour.
— Hélas, Socrate, je n’ai rien à dire et je me sens maintenant tout engourdi, comme si j’avais été frappé par une raie électrique.
— Laisse-moi t’aider. Durant ce Bye Bye, tu as bien ri?
— Oui, bien sûr. Par exemple, l’imitation de Pauline Marois était hilarante.
— Alors dis-moi pourquoi tu en as ri. Qu’est-ce qui était drôle et pourquoi était-ce drôle?
— J’ai bien une idée ou deux, Socrate, mais tu vas les mettre en pièces. Je ne veux plus que tu m’interroges.

Un homme s’avança.

— Socrate, dit-il, je m’appelle Thomas Hobbes et j’ai vécu longtemps après toi. Avec Aristote et bien d’autres, j’ai soutenu une célèbre théorie de l’humour : l’humour comme supériorité.
— Parle, mon bon ami, je t’écoute.
— C’est tout simple. Selon ma théorie, l’humour naît quand une personne éprouve un sentiment de supériorité devant une autre. On éprouve alors une sorte de soudain moment de gloire qui nous fait nous sentir bien : ce qu’on exprime par le rire ou le sourire. C’est exactement ce qui se passait quand Guy-A imitait Mme Marois : on se sentait grandi devant son ridicule et c’est pourquoi on riait! Le rire sert à ponctuer la victoire narcissique que nous procure le spectacle des faiblesses d’autrui. Mais attention : il faut pour que ce soit drôle que ce ne soit pas grave. On rira d’un homme qui trébuche, mais pas d’un homme qui meurt d’une chute.

Un homme intervint là-dessus.

— Ta théorie est intéressante, Thomas et elle s’appliquera à bien des cas où on rit. Mais elle ne s’applique pas à de nombreux autres. Pour ceux-là, il faut invoquer la théorie de l’humour comme perception d’incongruités. C’est notre ami Emmanuel Kant qui l’a avancée. Mais il est 17h 42 et il est donc en train de prendre son bain, comme tous les jours entre 17h 25 et 17h 45. Je vais donc parler pour lui.
— Nous t’écoutons, dit Socrate.
— Voici donc l’idée de Kant et de nombreux autres philosophes. L’humour naît quand l’esprit perçoit un fait anormal, inattendu, bizarre : incongru, quoi! qui rompt avec l’ordre normal des choses. Alors, on rit. Dans ces cas, il arrive aussi qu’une tension soit créée et, si elle est résolue et que nous sommes ramenés à l’ordre normal des choses, là encore on rira. Ces moutons qu’on comptait au Bye Bye et qui finissaient par donner 2008 en sont un exemple.
— C’est éclairant pour des tas de cas où j’ai ri, dit quelqu’un. Par exemple, pour cette blague que m’a contée hier Épicure. Un homme entre dans une brasserie. Le garçon qui demande ce qu’il désire. Il répond : Une Heineken. Le garçon la lui apporte, mais le client refuse alors de payer, prétextant que c’est le garçon qui l’ayant approché lui a demandé ce qu’il voulait prendre! Le lendemain, le même client fait le même coup au deuxième garçon de la brasserie. Le troisième jour, il revient et les deux garçons l’attendent de pied ferme, décidés à ne pas le servir. Le client s’installe à une table, sort un couteau et un concombre qu’il entreprend de soigneusement découper en très fines rondelles. Intrigués, les garçons s’approchent et lui demandent ce qu’il fait. Je me prépare à aller pêcher, dit le client. Et qu’est-ce que vous allez prendre avec ça, demande un des garçons? Une Heineken, répond le client!
— Bien vu, dit Socrate. Le rire naît ici de ce qu’on retrouve du sens dans ce qui semblait du non-sens. Et je crois savoir que Sigmund Freud a repris cette théorie et l’a reformulée dans le cadre de la psychanalyse. Il existe d’autres théories de l’humour, mais ces deux-là sont les plus adoptées. Il me semble cependant qu’on ne fait pas assez de place à la dimension sociale du rire. Après tout, on ne rit pas tout seul : on rit en groupe et en riant, on se constitue comme groupe. Et voyez : on regarde justement le Bye Bye en famille, puis tout le monde en parle le lendemain.

Un homme intervient.

— Pour ma part, Socrate, j’ai justement parlé de cette dimension sociale du rire. Je m’appelle Henri Bergson et dans mon livre Le Rire, j’ai soutenu deux choses. D’abord, que le rire survient quand du mécanique est plaqué sur du vivant — ce qui est au fond une variante de la théorie de la supériorité. Voyez cette homme marcher. Sa démarche est souple, harmonieuse : voilà le vivant. Voyez le maintenant trébucher sur une pelure de bananes : il est devenu un pantin désarticulé et on est en présence de mécanique plaqué sur du vivant : c’est cela qui fait rire. Mais j’ai aussi ajouté que le rire joue socialement un rôle important: il sert à identifier en les conspuant des défauts qu’il tente de corriger. Pensez au sketch sur Hérouxville durant le Bye Bye: il était exactement de cet ordre.
— Mes amis, dit Socrate, il se fait tard et nous devrons nous arrêter ici. Je suggère que nous conclurons sagement si nous disons que nous avons diverses théories philosophiques intéressantes sur l’humour, mais qu’aucune, à elle seule, n’en rend entièrement compte.
— Avant de nous quitter Socrate, dit une femme, il y a une question que j’ai toujours voulu te poser. Dans tous les dialogues de Platon, tu ne ris qu’une seule fois et c’est au moment où tu t’apprêtes à mourir! Peux-tu m’expliquer?
— Ma chère, voilà une question dont discutent depuis toujours les historiens de la philosophie : ne m’en veux pas, mais je ne voudrais pas les priver du plaisir de forger des hypothèses et c’est pourquoi je ne te répondrai pas.

Et Socrate partit en souriant.

lundi, janvier 28, 2008

JE PARLE DE BERNAYS - TIRÉ D'UN FILM EN MONTAGE

EDWARD BERNAYS ET L’INVENTION DU «GOUVERNEMENT INVISIBLE»

[Introduction à "BERNAYS, E. Propaganda, [1928], rééd. La Découverte. Paris, 2007; Lux, Montréal, 2008.]

La propagande est à la démocratie ce que
la violence est à un État totalitaire.
Noam Chomsky

Edward L. Bernays, né à Vienne en novembre 1891, est mort plus que centenaire à Cambridge, Massachusetts, en mars 1995.

Son nom reste le plus souvent inconnu du grand public, et pourtant Bernays a exercé, sur les Etats-Unis d’abord, puis sur les démocraties libérales, une considérable influence. En fait, on peut raisonnablement accorder à John Stauber et à Sheldon Rampton qu’il est difficile de complètement saisir les transformations sociales, politiques et économiques du dernier siècle si on ignore tout de Bernays et de ce qu’il a accompli .

C’est qu’Edward L. Bernays est généralement reconnu comme un des principaux créateurs (sinon le principal créateur) de l’industrie des relations publiques et donc comme le père de ce que les Américains nomment le Spin, c’est-à-dire la manipulation — des nouvelles, des médias, de l’opinion — ainsi que la pratique systématique et à large échelle de l’interprétation et de la présentation partisanes des faits .

On pourra prendre une mesure de l’influence des idées de Bernays en se rappelant la percutante remarque d’Alex Carey, qui suggérait que «trois phénomènes d’une considérable importance politique ont défini le vingtième siècle». Le premier, disait-il, est «la progression de la démocratie», notamment par l’extension du droit de vote et le développement du syndicalisme; le deuxième est «l’augmentation du pouvoir des entreprises»; et le troisième est «le déploiement massif de la propagande par les entreprises dans le but de maintenir leur pouvoir à l’abri de la démocratie .» L’importance de Bernays tient précisément au fait qu’il a, de manière prépondérante et peut-être plus que quiconque, contribué à l’articulation et au déploiement de ce troisième phénomène.

Sous le titre revendiqué de Propaganda, l’ouvrage que vous allez lire est paru en 1928 et il peut être considéré comme une manière de «carte de visite» présentée avec assurance, voire même avec candeur, aux clients susceptibles de recourir aux services de la déjà florissante industrie créée par Bernays moins de dix ans plus tôt.

Après avoir exposé les fondements, en particulier politiques et psychosociaux, de la pratique des relations publiques qu’il préconise (chapitres 1 à 4), Bernays entreprend de donner des exemples concrets de tâches qu’elles peuvent accomplir ou ont déjà accomplies. Il insiste tout d’abord, comme on pouvait s’y attendre, sur la contribution que les relations publiques peuvent apporter aux institutions économiques et politiques (chapitres 5 et 6); mais il évoque aussi ensuite, avec la très nette intuition de l’extraordinaire étendue des domaines d’intervention qui s’ouvrent à la nouvelle forme d’«ingénierie sociale» qu’il met de l’avant, les services que les relations publiques peuvent rendre à la cause des femmes, au service social, à l’éducation, ainsi qu’à l’art et à la science (chapitres 7 à 10).

Par-delà ces exposés où il est parfois difficile de ne pas entendre le ton du bonimenteur, cette ambitieuse oeuvre de propagande en faveur de la propagande fournit l’occasion, à un personnage au parcours atypique, d’exposer et de défendre la solution que les circonstances historiques singulières dans lesquelles il s’est trouvé l’ont amené à préconiser au problème de la démocratie contemporaine tel qu’il le conçoit. Et c’est peut-être justement par les idées qu’il expose à ce sujet, par la transparence avec laquelle il dévoile certaines des convictions les plus intimes qui prévalent au sein d’une large part des élites de nos sociétés et de ses institutions dominantes, que cet ouvrage constitue un incontournable document politique.

Pour le constater, il sera utile de sommairement situer Bernays dans son temps.

Le singulier parcours d’un neveu de Freud

Edward L. Bernays est le double neveu de Sigmund Freud: son père est le frère de la femme du fondateur de la psychanalyse, tandis que la mère de Bernays, Anna Freud, est sa sœur. Bernays utilisera souvent cette prestigieuse filiation pour promouvoir ses services, mais ce qui le lie à son oncle va au-delà de cette simple relation familiale : l’oeuvre de Freud comptera en effet dans la conception que Bernays va se faire aussi bien de la tâche que doivent accomplir les relations publiques, que des moyens qu’elles doivent mettre en œuvre .

En 1892, la famille Bernays quitte Vienne pour les États-Unis (pour New York, plus précisément), où le père devient un prospère marchand de grains. Désireux de voir son fils Edward lui succéder dans cette profession, il l’incite à étudier en agriculture. Et c’est ainsi qu’en février 1912, après un peu plus de trois années d’études, Bernays reçoit son diplôme d’agriculture de la Cornell University. Mais cette expérience académique l’a profondément déçu et il assurera n’avoir appris que peu de choses à Cornell, sinon qu’il n’a aucunement l’intention de suivre les traces de son père.

Que faire, alors? Le journalisme l’attire et Bernays commence donc à écrire pour le magazine National Nurseryman. Le hasard lui fait rencontrer à New York, en décembre 1912, un ami qui lui propose de travailler avec lui à la publication de deux revues mensuelles de médecine que son père vient de lui léguer. Cette rencontre mènera à toute une série d’événements qui vont peu à peu faire de l’obscur journaliste d’abord un publiciste d’un nouveau genre, puis le créateur, le praticien et le chantre des relations publiques.

Tout commence quand, au début de l’année 1913, une des revues dont s’occupent Bernays et son ami (la Medical Review of Reviews) publie une très élogieuse critique d’une pièce d’Eugène Brieux : Damaged Goods . Cette pièce raconte l’histoire d’un homme qui contracte la syphilis, mais cache ce fait à sa fiancée : il l’épouse et celle-ci met ensuite au monde leur enfant syphilitique.

Cette pièce brisait deux puissants tabous : le premier, en parlant ouvertement de maladies transmissibles sexuellement, le deuxième, en discutant des méthodes de santé publique pouvant être utilisées pour les prévenir. C’est évidemment cette audace qui avait séduit l’auteur de la recension et incité Bernays et son ami à la publier dans leur revue, malgré les vives critiques que cette décision allait immanquablement susciter.

Dans les semaines qui suivent, Bernays apprend qu’un acteur célèbre, Richard Bennett (1872-1944), souhaite monter la pièce et que cette décision suscitera certainement une levée de boucliers de personnalités et d’organismes conservateurs. Bernays s’engage alors auprès de Bennett à faire jouer la pièce et même à prendre en charge les coûts de sa production. Pour y parvenir, il va inventer une technique qui reste une des plus courantes et des plus efficaces des relations publiques, une stratégie qui permet de transformer ce qui paraît être un obstacle en une opportunité et de faire d’un objet de controverse un noble cheval de bataille que le public va, de lui-même, s’empresser d’enfourcher. La technique qui permet une telle métamorphose de la perception qu’a le public d’un objet donné consiste à créer un tiers parti, en apparence désintéressé, qui servira d’intermédiaire crédible entre le public et l’objet de la controverse et qui modifiera la perception qu’il en a.

Misant sur la célébrité de Bennett, sur la respectabilité de la revue et sur sa mission médicale et pédagogique, Bernays va ainsi mettre sur pied le Sociological Fund Comitee de la Medical Review of Reviews. Son premier mandat sera bien entendu de soutenir la création de Damaged Goods. Des centaines de personnalités éminentes et respectées vont payer pour faire partie de cet organisme et leurs cotisations vont permettre à Bernays de tenir sa promesse de faire jouer la pièce, désormais perçue comme une méritoire œuvre d’éducation publique sur un sujet de la plus haute importance. Damaged Goods connaîtra un immense succès populaire et les critiques en seront on ne peut plus élogieuses.

Avec l’affaire Damaged Goods, le tout jeune homme qu’est encore Bernays — il n’a que 21 ans — vient de trouver sa voie. Il abandonne le journalisme et devient une sorte de publiciste et d’intermédiaire entre le public et divers clients.

Les premiers qu’il aura proviennent du milieu du spectacle : il s’occupe par exemple de promouvoir le tenor Enrico Caruso (1873-1921), le danseur Nijinsky (1890-1950) ainsi que les Ballets russes. Ces efforts donnent à Bernays l’occasion de raffiner ses stratégies et de déployer de nouvelles techniques par lesquelles la publicité emprunte des voies restées jusque-là inexplorées. En particulier, au lieu de simplement décrire en les vantant les caractéristiques d’un produit, d’une cause, ou d’une personne, cette nouvelle forme de publicité, qu’on est tenté de décrire comme étant d’inspiration freudienne, les associe à quelque chose d’autre que le public, croit Bernays, ne peut manquer de désirer. Le travail qu’il accomplit en 1915 en faveur des Ballets russes en tournée aux Etats-Unis donnera une idée de l’habileté de Bernays à cet exercice.

La vaste majorité des Américains ne s’intéresse alors guère au ballet et a plutôt un préjugé défavorable à son endroit. Pour le transformer en attitude positive, Bernays va s’efforcer de relier cet art à des choses que les gens aiment et comprennent. Dès lors, l’énorme campagne de publicité qu’il met en œuvre ne se contente pas de transmettre aux journalistes des communiqués de presse, des images ou des dossiers sur les artistes: elle vante dans les pages des magazines féminins les styles, les couleurs et les tissus des costumes qu’ils portent; elle suggère aux manufacturiers de vêtements de s’en inspirer; elle veille à la publication d’articles où est posée la question de savoir si l’homme américain aurait honte d’être gracieux; et ainsi de suite, avec le résultat que la tournée des Ballets russes connaîtra un extraordinaire succès et qu’elle ne sera pas terminée qu’on en annoncera une deuxième — tandis que de nombreuses petites américaines rêvent de devenir ballerines. De telles techniques nous sont certes devenues familières : mais elles étaient alors en train d’être inventées et Bernays a énormément contribué à leur création.

Il n’en reste pas moins que le publiciste qui connaît ces succès est bien loin du «Conseiller en relations publiques» qui, en 1919, fera son apparition sur la scène de l’histoire pour y occuper une si grande place. Que s’est-il donc passé entre 1915 et 1919 pour rendre possible cette mutation? Celle-ci s’explique essentiellement par le succès remporté par Bernays et de très nombreux autres journalistes, intellectuels et publicistes au sein d’un organisme mis sur pied par le Gouvernement américain en 1917, la Commission Creel : c’est ce succès qui va profondément transformer la perception que le milieu des affaires et le Gouvernement se font des publicistes, des journalistes et de la communication sociale en général et qui va donc rendre possible l’apparition des relations publiques au sens où nous les connaissons aujourd’hui.

Pour comprendre, remontons à la fin de la Guerre civile américaine, en 1865, alors que se prépare ce moment historique troublé, difficile et violent connu par dérision sous le nom de Gilded Age ou Âge doré — selon le titre d’un roman de Mark Twain et de Charles Dudley Warner .

De l’Âge doré à la Commission Creel

On s’en souviendra : on assiste durant ces années à l’avènement des trusts et des firmes (ou corporations), entités immensément puissantes et bientôt dotées d’une reconnaissance légale comme personnes morales immortelles. À leur tête, se retrouvent souvent ces mercenaires que l’histoire appellera les barons voleurs (robber barons ): ce sont par exemple Andrew Carnegie et la Carnegie Steel; John D. Rockefeller et la Standard Oil; Cornelius et William Vanderbilt et leurs chemins de fer.

Leur recherche d’efficacité et de rentabilité produit des phénomènes profondément inquiétants de concentration de capitaux, de formation de monopoles (ou du moins de quasi monopoles), en plus de générer à répétition des crises économiques — il y en eut en 1873, en 1893, en 1907, en 1919 et en 1929). Celles-ci apportent « le froid, la faim et la mort aux gens du peuple, tandis que les Astor, les Vanderbilt, les Rockefeller et les Morgan poursuivent leur ascension, en temps de paix comme en temps de guerre, en temps de crise comme en temps de croissance . »

C’est dans un contexte d’extrême concentration de la richesse mais aussi de fraudes financières et de scandales politiques mis à jour par ceux que l’on appellera les «muckrackers » (ou «déterreurs de scandales») que s’ouvre le XX e siècle. Grèves et conflits se succèdent à un rythme effréné et devant la puissance, l’intransigeance et l’arrogance des institutions dominantes (la phrase de William Vanderbilt est restée célèbre: «The public be damned!»), ouvriers, travailleurs et agriculteurs s’organisent. Bientôt, les corporations sentent qu’elles ne peuvent plus opérer en secret comme elles en ont l’habitude, mais sans savoir non plus comment réagir à la nouvelle donne ou comment s’adresser au public.

Leur premier mouvement sera de s’en remettre à leurs conseillers juridiques. Mais ette manière de faire se révélant inefficace, elles se tournent ensuite vers les journalistes : puisqu’ils écrivent dans les journaux et les magazines, ceux-ci, pense-t-on, connaissent le public et sauront communiquer avec lui. L’un de ces journalistes est Ivy Ledbetter Lee (1877- 1934) : il est une des rares personnes qui pourrait, avec quelque légitimité, contester à Bernays sa place au premier rang des créateurs de l’industrie des relations publiques .

Dès 1906, cet ancien journaliste était devenu «représentant de presse» pour la Pennsylvania Railroad et avait substantiellement amélioré la perception (très négative) que le public avait de cette compagnie — comme des compagnies ferroviaires en général, où les accidents étaient fréquents. Lee prône, avec succès, de faire face aux situations de crise en entretenant des relations ouvertes avec la presse, notamment en émettant des communiqués et en rencontrant les journalistes. Cette approche s’avère efficace et lui vaudra plusieurs clients, parmi lesquels il faut compter John D. Rockfeller, pour le compte duquel il gère une crise majeure occasionnée par la brutale répression d’une grève par la milice du Colorado et des gardes de la Colorado Fuel and Iron Company. L’événement, connu sous le nom de Ludlow Massacre, est survenu le 20 Avril 1914 : les miliciens et les gardes tirent ce jour-là à la mitraillette sur le campement de tentes des mineurs-grévistes et font plusieurs morts, parmi lesquels des femmes et des enfants. Pour calmer la colère du public, Lee adressa à la presse et à des leaders d’opinion de nombreux bulletins contenant des informations biaisées, partielles ou fausses.

Malgré tout, globalement, ces publicistes et journalistes ont un impact relativement mineur sur les problèmes d’image et de communication des corporations, notamment parce qu’ils ne sont pas pris très au sérieux par elles, qui, le plus souvent, ne jugent pas qu’ils offrent un service qui vaut le prix demandé. La Commission Creel va changer tout cela, en faisant la démonstration de la possibilité de mener à bien et sur une grande échelle un projet de façonnement de l’opinion publique.

Lorsque le Gouvernement des États-Unis décide d’entrer en guerre, le 6 avril 1917, la population est en effet largement opposée à cette décision : et c’est avec le mandat explicite de la faire changer d’avis qu’est créée par le Président Woodrow Wilson, le 13 avril 1917, la Commission on Public Information, ou CPI — souvent connue sous le nom de Commission Creel, du nom du journaliste qui l’a dirigée, George Creel (1876-1953).

Cette commission, qui accueille une foule de journalistes, d’intellectuels et de publicistes sera un véritable laboratoire de la propagande moderne, ayant recours à tous les moyens alors connus de diffusion d’idées (presse, brochures, films, posters, caricatures) et en inventant d’autres. Elle était composée d’une Section étrangère (Foreign Section), qui possédait des bureaux dans plus de 30 pays et d’une Section intérieure (Domestic Section) : elles émettront des milliers de communiqués de presse, feront paraître des millions de posters, (le plus célèbre étant sans doute celui où on lit: I want you for US Army, clamé par Uncle Sam) et émettront un nombre incalculable de tracts, d’images et de documents sonores.

La commission inventera notamment les fameux «Four minute men» : il s’agit de ces dizaines de milliers de volontaires — le plus souvent des personnalités bien en vue dans leur communauté — qui se lèvent soudain pour prendre la parole dans des lieux publics (salles de théâtre ou de cinéma, églises, synagogues, locaux de réunions syndicales, et ainsi de suite ) afin de prononcer un discours ou réciter un poème qui fait valoir le point de vue gouvernemental sur la guerre, incite à la mobilisation, rappelle les raisons qui justifient l’entrée en guerre des Etats-Unis ou incite à la méfiance — voire à la haine — de l’ennemi.

Sitôt la guerre terminée, le considérable succès obtenu par la commission inspirera à plusieurs — et notamment à certains de ceux qui y ont contribué — l’idée d’offrir la nouvelle expertise d’ingénierie sociale développée en temps de guerre aux clients susceptibles de se la payer en temps de paix — et donc d’abord aux entreprises, puis aux pouvoirs politiques. C’est justement le cas de Bernays, qui s’était très tôt joint à la Commission Creel : « C’est bien sûr, écrit-il ici, l’étonnant succès qu’elle a rencontré pendant la guerre qui a ouvert les yeux d’une minorité d’individus intelligents sur les possibilités de mobiliser l’opinion pour quelque cause que ce soit.» (Chapitre 2)

Bernays, praticien et théoricien des Relations publiques

En janvier 1919, Bernays participe à titre de membre de l’équipe de presse de la Commission on Public Information à la Conférence de paix de Paris. De retour aux Etats-Unis, il ouvre à New York un bureau qu’il nomme d’abord de Direction publicitaire avant de se désigner lui-même, dès 1920 et sur le modèle de l’expression Conseiller juridique, comme Conseiller en relations publiques et de renommer son bureau : Bureau de relations publiques.

Entre 1919 et octobre 1929, alors qu’éclate la Crise économique, les relations publiques vont susciter aux États-Unis un attrait immense et sans cesse grandissant.

Bernays n’est sans doute pas le seul à pratiquer ce nouveau métier durant les «booming twenties». Mais il se distingue nettement de ses confrères par trois caractères.

Le premier est l’énorme et souvent spectaculaire succès qu’il remporte dans les diverses campagnes qu’il mène pour ses nombreux clients.

Le deuxième tient au souci qu’il a d’appuyer sa pratique des relations publiques à la fois sur les sciences sociales (psychologie, sociologie, psychologie sociale et psychanalyse, notamment) ainsi que sur diverses techniques issues de ces sciences (sondages, interrogation d’experts ou de groupes de consultation thématique, et ainsi de suite).

Le troisième est son ambition de fournir un fondement philosophique et politique aux relations publiques et à leur pratique des balises éthiques. C’est par cette double visée que Bernays reste le plus original des théoriciens et des praticiens des relations publiques.

J’aborderai tour à tour chacun de ces trois caractères qui singularisent Bernays, mais en insistant surtout sur le dernier, de loin le plus important.

***

Entre sa sortie de la Commission Creel et la publication de Propaganda, Bernays a réalisé un très grand nombre de campagnes de relations publiques qui ont contribué à définir le domaine et à fixer les balises de sa pratique. On trouvera un indice de cette bouillonnante activité dans le fait que presque tous les exemples de campagne de relations publiques menées avec succès qu’il évoque dans les pages qui suivent, souvent en les décrivant sur un mode passif, ont en fait été réalisées par lui.

C’est notamment le cas du concours de sculpture sur barres de savon Ivory, conçu pour Proctor & Gamble, qui consommera un million de barres à chacune des 37 années durant lesquelles il sera tenu; de la promotion du petit déjeuner aux oeufs et au bacon vanté comme étant la forme typiquement américaine du petit déjeuner copieux et que des milliers de médecins (consultés par Bernays, bien entendu) ont recommandé; de la promotion de la vente de pianos par la défense de l’idée qu’un domicile devrait comprendre une salle de musique; de l’organisation de la très suivie conférence de 1920 de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP); de l’organisation à la Maison Blanche et pour le Président Coolidge de déjeuners en présence de vedettes de la chanson et du cinéma afin de transformer la perception du public du président comme d’un homme froid et distant; et de très nombreuses autres campagnes dont un bon nombre sont évoquées dans les pages qui suivent.

Après la publication de Propaganda, Bernays réalisera un grand nombre d’autres campagnes, dont plusieurs restent légendaires — citons en particulier l’organisation en 1929, pour General Electric, d’un anniversaire prenant prétexte de l’invention de la lampe à incandescence par Thomas Edison (1847-1931), événement que certains tiennent toujours pour un des plus spectaculaires exemples de propagande accompli en temps de paix.

Mais on peut soutenir que le succès le plus retentissant de Bernays sera d’avoir amené les femmes américaines à fumer. Cet épisode, si éclairant sur sa manière de penser et de travailler, mérite d’être conté en détail.

Nous sommes toujours en 1929 et cette année-là, George Washington Hill, Président de l’American Tobacco Co. décide de s’attaquer à ce tabou de l’époque qui interdisait à une femme de fumer en public, un tabou qui, théoriquement, faisait perdre à sa compagnie la moitié de ses profits.

Hill embauche donc Bernays, qui, de son côté, consulte aussitôt le psychanalyste Abraham Arden Brill (1874-1948), une des premières personnes à exercer cette profession aux Etats-Unis. Brill explique à Bernays que la cigarette est un symbole phallique représentant le pouvoir sexuel du mâle : s’il était possible de lier la cigarette à une forme de contestation de ce pouvoir, assure Brill, alors les femmes, en possession de leurs propres pénis, fumeraient.

La ville de New York tient à chaque année, à Pâques, une célèbre et très courue parade. Lors de celle de 1929, un groupe de jeunes femmes avaient caché des cigarettes sous leurs vêtements et, dramatiquement, à un signal donné, elles les sortirent et les allumèrent devant les journalistes et les photographes qui avaient été prévenus qu’une action d’éclat allait être posé par des suffragettes. Dans les jours qui suivirent, l’événement était dans tous les journaux et sur toutes les lèvres.

Les jeunes femmes expliquèrent que ce qu’elles allumaient ainsi, c’était des «flambeaux de la liberté» («torches of freedom »). On devine sans mal qui a donné le signal de cet allumage collectif de cigarettes, qui a inventé ce slogan; comme on devine aussi qu’il s’agit à chaque fois de la même personne et que c’est encore elle qui avait alerté les médias.

Le symbolisme ainsi créé rendait hautement probable que toute personne qui adhère à la cause des suffragettes sera également, dans la controverse qui ne manquera pas de s’ensuivre sur la question du droit des femmes de fumer en public, du côté de ceux et de celles qui le défendent – cette position étant justement celle que les cigarettiers souhaitent voir se répandre. Fumer étant devenu socialement acceptable pour les femmes, les ventes de cigarettes à cette nouvelle clientèle vont exploser.

On peut le constater sur cet exemple: Bernays aspire à fonder sur des savoirs (ici, la psychanalyse) sa pratique des relations publiques. Cette ambition, on l’a dit, est le deuxième trait qui le singularise parmi ses collègues.

Bernays, et c’est en cela que tient une part de l’originalité de sa démarche, est en effet convaincu de l’importance de ce que les sciences sociales peuvent apporter à la résolution de divers problèmes sociaux et donc, a fortiori, aux relations publiques. Il consulte donc ces disciplines et ses praticiens, s’en inspire, et leur demande des données, des techniques, des stratégies, des concepts et des théories.

Un de ses maîtres à penser sur ce plan — et revendiqué comme tel — est le très influent Walter Lippman (1889-1974) — en dialogue avec l’œuvre duquel certains ouvrages de Bernays semblent avoir été écrits. En 1922, dans Public Opinion, Lippmann rappelait que «la fabrication des consentements […] fera l’objet de substantiels raffinements» et que «sa technique, qui repose désormais sur l’analyse et non plus sur un savoir-faire intuitif, est à présent grandement améliorée [par] la recherche en psychologie et [les] moyens de communication de masse .» Comme en écho, Bernays écrit ici même : «L’étude systématique de la psychologie des foules a mis à jour le potentiel qu’offre au gouvernement invisible de la société la manipulation des ressorts de l’action individuelle telle qu’elle se manifeste au sein du groupe. Trotter et Le Bon d’abord, qui ont abordé le sujet sous un angle scientifique, Graham Wallas, Walter Lippmann et d’autres à leur suite, qui ont poursuivi les recherches sur la mentalité collective, ont démontré, d’une part que le groupe n’avait pas les mêmes caractéristiques psychiques que l’individu, d’autre part qu’il était motivé par des impulsions et des émotions que les connaissances en psychologie individuelle ne permettaient pas d’expliquer. D’où, naturellement, la question suivante : si l’on parvenait à comprendre le mécanisme et les ressorts de la mentalité collective, ne pourrait-on pas contrôler les masses et les mobiliser à volonté sans qu’elles s’en rendent compte ?» (Chapitre IV).

Mais Bernays cherche également dans les sciences sociales, comme on le pressent dans le passage précédent, une justification (à prétention) scientifique de la finalité politique du travail accompli par le conseiller en relations publiques. Il la trouve dans l’adhésion d’une part importante des théoriciens des sciences sociales naissantes qu’il consulte et révère à l’idée que la masse des gens est incapable de juger correctement des affaires publiques et que les individus qui la composent sont inaptes à exercer le rôle de citoyen en puissance qu’une démocratie exige de chacun d’eux : bref, que le public, au fond, constitue pour la gouvernance de la société un obstacle à contourner et une menace à écarter.

Cette thèse est explicitement celle de Walter Lippmann, de Graham Wallas (1858-1932) ou de Gustave LeBon (1841-1931) dont Bernays ne cessera de se réclamer et elle rejoint un important courant anti-démocratique présent dans la pensée politique américaine et selon lequel que la «grande bête doit être domptée» — pour reprendre l’expression d’Alexander Hamilton (1755-1804). Cette perspective était déjà celle de James Madisson (1752-1836), qui assurait que «le véritable pouvoir, celui que procure la richesse de la nation», doit demeurer entre les mains des «êtres les plus capables» et que la première et principale responsabilité du gouvernement est de «maintenir la minorité fortunée à l’abri de la majorité ». Bernays se fait l’écho de ces idées quand il écrit qu’avec «le suffrage universel et la généralisation de l’instruction», on en est arrivé au point où « la bourgeoisie se mit à craindre le petit peuple, les masses qui, de fait, se promettaient de régner .»(Chapitre II)

Se profile alors un projet politique que Bernays va assumer et s’efforcer de réaliser. Lippmann le définissait comme consistant à faire en sorte que la masse se contentera de choisir, parmi les membres des «classes spécialisées», les «hommes responsables», auxquels il reviendra de protéger la richesse de la nation. Pour que la masse se contente de jouer ce rôle, il sera nécessaire d’opérer ce que Lippmann décrit comme une «révolution dans la pratique de la démocratie», à savoir la manipulation de l’opinion et la «fabrication des consentements», indispensables moyens de gouvernement du peuple. «Le public doit être mis à sa place, écrit Lippmann, afin que les hommes responsables puissent vivre sans craindre d’être piétiné ou encorné par le troupeau de bêtes sauvages ».

Bernays veut lui aussi «organiser le chaos» et il aspire à être celui qui réalise en pratique le projet théorique formulé par Lippmann et les autres : c’est que les nouvelles techniques scientifiques et les médias de masse rendent justement possible de «cristalliser l’opinion publique», selon le titre d’un livre de Bernays datant de 1923, et de «façonner les consentements», selon le titre d’un ouvrage de 1955. Dans Propagande, il écrit : « La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des comportements des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme secret de la société forment un gouvernement invisible qui exerce véritablement le pouvoir.» (Chapitre I)

Cette idée que cette forme de «gouvernement invisible» est tout à la fois souhaitable, possible et nécessaire est et restera omniprésente dans les idées de Bernays et au fondement même de sa conception des relations publiques: «La minorité a découvert qu’elle pouvait influencer la majorité dans le sens de ses intérêts. Il est désormais possible de modeler l’opinion des masses pour les convaincre d’engager leur force nouvellement acquise dans la direction voulue. Etant donné la structure actuelle de la société, cette pratique est inévitable. De nos jours la propagande intervient nécessairement dans tout ce qui a un peu d’importance sur le plan social, que ce soit dans le domaine de la politique ou de la finance, de l’industrie, de l’agriculture, de la charité ou de l’enseignement. La propagande est l’organe exécutif du gouvernement invisible.» (Chapitre II)

***

La propagande et le gouvernement invisible contre la démocratie

Après la parution en 1928 du présent ouvrage, Bernays connaîtra la longue et riche carrière de conseiller en relations publiques que laissaient présager ses succès antérieurs et ceux qu’il obtiendra en 1929 lors des campagnes pour General Electric et l’American Tobacco co.. Les années passant, il deviendra une manière d’icône au sein de l’industrie qu’il aura largement contribué à fonder, tandis que celle-ci devenait de plus en plus omniprésente et exerçait un rôle économique et politique de plus en plus prépondérant.

Le terme de propagande dont Bernays souhaitait réhabiliter l’acception neutre qu’il avait eue avant que ne soient connus les mensonges propagés par la Commission Creel ne sera cependant pas repris par l’industrie des relations publiques et il conserve, aujourd’hui encore, la connotation absolument négative qu’il a acquise après 1918. Par contre son idée que les relations publiques peuvent être au service de tous, être bénéfiques à tous notamment parce qu’elles constituent une sorte de «route à deux voies», permettant, via le conseiller en relations publiques, à un client de communiquer avec son public et à ce public de communiquer avec son client, cette idée-là a fini par être reprise par l’industrie pour décrire ses activités.

Il est crucial de rappeler combien ce qui est proposé ici contredit l’idéal démocratique moderne, celui que les Lumières nous ont légué, de rappeler à quel point Bernays, comme l’industrie qu’il a façonnée, doit faire preuve d’une étonnante aptitude à la duplicité mentale pour simultanément proclamer son souci de la vérité et de la libre discussion et accepter que la vérité sera énoncée par un client au début d’une campagne, laquelle devra mette tout en œuvre — y compris s’il le faut absolument, la vérité elle-même — pour susciter une adhésion à une thèse ou des comportements chez des gens dont on a postulé par avance qu’ils sont incapables de comprendre réellement ce qui est en jeu et auquel on se sent donc en droit de servir ce que Platon appelait de «pieux mensonges ».

À l’éthique de la discussion et de la persuasion rationnelle que présuppose la démocratie, s’opposent alors une persuasion a-rationnelle et une intention arrêtée de convaincre, fut-ce en manipulant; à l’exigence de pratiquer des vertus épistémiques comme l’honnêteté intellectuelle, le débat, l’écoute, la modestie, la complétude de l’information, s’opposent le mensonge, la partialité et l’occultation de données pertinentes. À l’idée que toute décision collective prise sur chacune de ces innombrables questions difficiles que pose la vie en commun ne s’obtient que dans la transparence de la participation du plus grand nombre et dans le partage d’intérêts communs, s’oppose l’idée que la vérité est ou bien ce que décident, dans l’opacité de leurs intérêts privés, ceux qui peuvent se payer les coûteux services des firmes de relations publiques ou ce que décident les membres de la «minorité intelligente ».

Ce qu’à chaque fois on retrouve ainsi, dans la pratique des firmes de relations publiques telle que Bernays la conçoit est au fond, aussi bien sur le plan épistémologique que sur les plans éthique ou politique, l’exact antithèse de ce qu’exige une démocratie. Et les exhortations de Bernays pour que l’industrie se dote d’un code d’éthique, pour qu’elle se refuse « à apporter ses services à un client qu’il [estimé] malhonnête, à un produit qui lui paraît frauduleux, à une cause [jugée] antisociale » ne convainquent pas puisque la pratique les contredit. De même, ses encouragements adressés au conseiller en relations publiques à avoir «la sincérité [pour] règle d’or» (Chapitre III) ne peuvent qu’apparaître comme de dérisoires efforts pour justifier l’injustifiable et défendre l’indéfendable.

À défaut de reconnaître que ce qu’il préconisait était incompatible avec l’idée de démocratie correctement comprise, Bernays aurait au moins dû reconnaître que l’outil qu’il proposait pouvait être utilisé à des fins que lui même ne pouvait tenir pour inacceptables. Parmi les nombreuses occasions que’il aura eu, durant sa vie, de revenir sur sa conception des relations publiques, contentons-nous d’en rappeler deux.

La première est évoquée dans ses mémoires, alors que Bernays raconte sa stupéfaction d’apprendre, en 1933, de Karl von Weigand, journaliste américain basé en Allemagne, que Joseph Goebbels (1897-1945), lui ayant montré dans sa bibliothèque les ouvrages consacrés à la propagande, il y vit Crystallizing Public Opinion. « Goebbels, me dit Weigand, se servait de mon livre […] pour élaborer sa destructive campagne contre les Juifs d’Allemagne. J’en fus scandalisé […] À l’évidence, les attaques contre les Juifs d’Allemagne n’étaient en rien un emballement émotif des Nazis, mais s’inscrivaient dans le cadre d’une campagne délibérée et planifiée ».

La deuxième surviendra durant les années cinquante. En 1951, après une élection libre et démocratique, Jacobo Arbenz est élu président du Guatemala sur la base d’un ambitieux programme qui promet de moderniser l’économie du pays. Un de ses premiers gestes sera la réappropriation, avec compensation, de terres appartenant à la United Fruit Company mais qui étaient inutilisées par elle.

La compagnie entreprend alors aux Etats-Unis une vaste campagne de relations publiques pour les besoins de laquelle elle embauche Bernays. Mensonges et désinformations conduiront en 1954 à une vaste opération de la CIA au Guatemala qui mettra au pouvoir l’homme qu’ils ont choisi, le Général Castillo Armas. Ce coup d’État marque le début d’un bain de sang qui fit plus de 100 000 morts dans ce pays au cours des cinq décennies qui suivirent.
***

En 1990, Stuart Ewen a l’occasion de discuter avec son voisin du projet d’une histoire des relations publiques sur lequel il travaille alors depuis peu. On imagine sans mal sa stupeur quand ce voisin, lui-même actif en relations publiques, lui assure qu’il devrait parler de son projet à Edward. Edward, demande Ewen? Bernays, répond l’autre.

Ewen avait tout naturellement présumé que Bernays, dont il connaissait fort bien le parcours et dont il savait qu’il était né en 1891, était mort depuis longtemps déjà en 1990. Mais voilà qu’il avait l’occasion de rencontrer l’homme dont la vie et les actes étaient au cœur du livre qu’il projetait et que cet homme était toujours, il allait le vérifier, en grande forme physique et intellectuelle. Un rendez-vous fut donc pris et sa rencontre avec Bernays à son domicile de Cambridge, Massachusetts, ouvre le livre qu’Ewen fera paraître en 1996 .

C’est une lecture fascinante. On y assiste à la mise en scène de lui-même réalisée par un vieux maître ès manipulation qui n’a rien perdu de son efficacité : à preuve, Ewen, durant cet entretien, n’obtient guère de réponse pleinement satisfaisante aux questions précises qu’il était venu poser.

Pourtant, vers la fin de la rencontre, un incident fera tomber sa garde à Bernays, un incident dont Ewen nous dit qu’il lui permettra de mettre de la chair humaine sur l’os de l’histoire des institutions qu’il s’apprête à compter. On me permettra de raconter cette anecdote pour conclure ce texte.

Ewen, sur le point de quitter son hôte, attend un taxi qu’il a commandé et Bernays lui suggère qu’il aurait mieux fait, compte tenu du prix excessif des taxis, de prendre le transport en commun. Il n’a lui-même, ajoute-t-il, jamais appris à conduire une voiture. C’est que parmi les nombreux serviteurs qui travaillaient chez lui, il y avait toujours un chauffeur. Et Bernays de commencer à conter l’histoire de l’un d’eux, Dumb Jack. Levé à cinq heures, Dumb Jack véhiculait toute la journée et jusqu’au soir Bernays, son épouse et leurs enfants. Il s’endormait souvent la tête entre les mains à la table du repas du soir, avant de manger et d’aller se coucher. Dumb Jack touchait 25$ par semaine et avait droit à un demi jeudi à toutes les deux semaines. «Pas une mauvaise affaire du tout», dit Bernays, avant de conclure, un brin de nostalgie dans la voix : «Mais c’était avant que les gens n’acquièrent une conscience sociale».

La vie et l’oeuvre de Bernays constituent un très précieux témoignage des immenses efforts accomplis par une certaine élite pour contraindre et limiter le développement de cette conscience sociale, des importants moyens qu’ils ont mis en œuvre pour ce faire et des raisons pour lesquelles ces efforts ont été — et restent toujours — aux yeux de cette élite tenus pour indispensables.

Qu’une certaine conscience sociale se soit néanmoins développée depuis un siècle est un indice que les luttes économiques et politiques qui ont été menées ne l’ont pas été en vain. Par contre, le fait que les institutions que ces élites ont imaginées et mises en place soient toujours et même plus que jamais présentes et actives au sein de nos sociétés, où leurs accomplissements restent trop largement dans l’ombre, tout cela donne une mesure du travail qu’il reste à accomplir à ceux et à celles qui pensent que la démocratie doit être vécue au grand jour par des participants lucides et informés.

Normand Baillargeon
St-Antoine-sur-Richelieu
Été 2007





Bibliographie


Quelques ouvrages majeurs de Bernays

Crystallizing Public Opinion, Boni and Liverlight, New York, 1923.

Propaganda, Horace Liveright, New York, 1928.

Speak Up for Democracy, Viking Press, New York, 1940.

Public Relations, U. of Oklahoma Press, Norman, 1952.

The Engineering of Consent, U. of Oklahoma Press, Norman, 1955.

Your Future in Public Relations, Richards Rosen Press, New York, 1961.

Biography of an Idea: Memoirs of a Public Relations Counsel, Simon and Schuster, New York, 1965.

The Later Years : Public Relations Insights, 1956-1986, H & M Publishers, Rhinebeck, New York, 1986.

Rappelons enfin que de nombreux documents jalonnant sa longue carrière ont été laissés par Bernays à la Library of Congress de Washington, où ils peuvent être consultés sous le titre : Bernays Papers.


Écrits sur Bernays, sur l’idée de propagande et sur l’industrie des Relations Publiques

CUNNINGHAM, Stanley B., The Idea of Propaganda: A Reconstruction, Westport, Praeger, 2002.

CUTLIP, Scott, The Unseen Power: Public Relations, a History, Lawrence Erlbaum Associates, Hillsdale, 1994.

DUFFY, Margaret, «There’s no Two-way Symmetric About It : A Postmodern Examination of Public Relations Textbooks», Critical Studies in Media Communication, Vol. 17, No 3, 2000.

ELLUL, Jacques, Histoire de la propagande, Presses Universitaires de France, Que Sais-Je?, Paris, 1976.

EWEN, Stuart, PR!. A Social History of Spin, Basic Books, 1996.

HAZAN, Éric, LQR : La propagande du quotidien, Liber, Raisons d'agir, Paris, 2006.

JONAS, Susanne, The Battle for Guatemala : Rebels, Death Squads and U.S. Power, Westview Press, Boulder, 1991.

JOWETT, Garth, S., et O’DONNELL, Victoria, Propaganda And Persuasion, Sage Publications, London, 4e edition, 2006.

LASWELL, Harold D., Propaganda and Promotional activities. An Annotated Bibliography, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1935.

LE BON, Gustave, Psychologie des foules, (1895). Réédition : Presses Universitaires de France, Quadrige, Paris, 2002.

LIPPMANN, Walter, Public Opinion, Harcourt, Brace, New York, 1922.

The Phantom Public, MacMillan, New York, 1927.

MOLONEY, Kevin, Rethinking Public Relations. The Spin and the Substance, Routledge, London et New York, 2000.

OLASKY, Marvin N., Corporate Public Relations: A New Historical Perspective, Lawrence Erlbaum Associates, Hillsdale, NJ, 1987.

PRATKANIS, Anthony et ARONSON, Elliot, Age of Propaganda. The Everyday Une and Abuse of Persuasion, W.H. Freeman and Company, New York, 1991.

SPROULE, Michael J., Propaganda and Democracy. The American Experience of Media and Mass Persuasion, Cambridge University Press, Cambridge, 1997.

STAUBER, John, et RAMPTON, Sheldon, Toxic Sludge is Good for You!, Common Courge Press, Monroe, Maine, 1995.

L'industrie du mensonge : Lobbying, communication, publicité et médias, Préfacé et complété par Roger Lenglet, traduit par Yves Coleman, Agone, Marseille, 2004.

Une arme de persuasion massive. De la propagande dans la guerre de Bush en Irak, Le Pré aux Clercs, Paris, 2004.

TCHAKHOTINE, Serge, Le viol des foules par la propagande politique, Gallimard, Tel, Paris, 1992.

TYE, Larry, The Father of Spin. Edward L. Bernays and the Birth of Public Relations, Henry Holt and Co., New York, 1998.

Public Relations Review. A Global Journal of Research and Comment est une publication consacrée au domaine des relations publiques. Elle est disponible sur Internet à : [http://www.elsevier.com/wps/find/journaldescription.cws_home/620188/description#description]

Internetographie

Un documentaire portant sur la campagne Torches of freedom et comprenant une entrevue avec Bernays peut être visionné à : [http://www.infectiousvideos.com/index.php?p=showvid&sid=1117&fil=0000000056&o=0&idx=6&sb=daily&a=playvid&r=Torches_of_Freedom].

De nombreuses pages sont consacrés à Bernays par The Museum of Public Relations. [http://www.prmuseum.com/bernays/bernays_1915.html].

On consultera enfin, et avec grand profit, le site Internet PR Watch, du Center for Media and Democracy à :: [http://www.prwatch.org/]

Tous ces liens ont été vérifiés le 27 juin 2007.








DES CRITIQUES DE DEUX DE MES RÉCENTS LIVRES

Pour mémoire:

Mon anthologie de poèmes et chants engagés, Sève et sang, a été recensée ici, par Stéphane Plante.

Propaganda. Comment manipuler l'opinion en démocratie, d'Edward Bernays, paru chez Lux, est recensé ici, par Daniel Lemay. Il s'agit de la première recension de ce livre au Québec, si je ne m'abuse — il a été recensé en France où il est paru il y quelques mois.

Dans un prochain billet, je publirai «Edward Benays et l'invention du gouvernement invisible», mon introduction à Propaganda.

dimanche, janvier 27, 2008

ANARCHISME, ÉDUCATION, PENSÉE CRITIQUE

Un entretien que j'ai récemment accordé à la radio universitaire Choq Fm se trouve ici.

CERVEAU, PENSÉE ET ORDINATEURS

Le 26 juillet dernier, le Journal de Montréal annonçait que deux joueurs de poker professionnels classés parmi les meilleurs au monde avaient — mais de justesse! — battu un ordinateur dans un match de quatre parties.

Il s’agissait là, dit-on, du premier championnat de poker qui opposait la machine à l’être humain. Les gagnants, modestes, ont trouvé leur adversaire excellent et ont prédit qu’il sera difficile à battre à l’avenir, quand ses concepteurs auront amélioré le programme.

Nul doute que ce sera le cas et que la machine battra prochainement les meilleurs joueurs de poker. Mais, avouons-le, de telles nouvelles ne nous émeuvent plus beaucoup, tant nous sommes habitués à ce que des machines performent mieux que nous sur un grand nombre de tâches. En fait, depuis la gestion d’un réseau bancaire jusqu’aux calculs de toutes sortes en passant par le vol d’avions et des milliers d’autres exemples, on ne compte plus les domaines où les performances des ordinateurs égalent ou surpassent celles des humains. Aux échecs même, qui sont longtemps resté un bastion de la supériorité de l’être humain sur la machine, un dur coup a été porté dès 1997, alors que l’ordinateur Deep Blue a battu le champion du monde du moment, Garry Kasparov.

Derrière tout cela se profile une grande question philosophique et je suis certain qu’elle vous a déjà effleuré l’esprit: les ordinateurs peuvent-ils, ou du moins pourront-ils, un jour, penser? Tout le monde convient qu’on ne peut pas dire de nos calculatrices de poche qu’elles pensent : mais peut-on imaginer avoir un jour un robot qui, lui, puisse penser — et donc qui puisse aussi avoir tout ce qu’on associe généralement avec une vie mentale : imaginer, ressentir, désirer, être ému?

Ce robot aurait un ordinateur super-puissant comme «cerveau» et il pourrait, pourquoi pas, ressembler extérieurement à un être humain, bouger comme nous, être recouvert d’une «peau» synthétique, etc.

On trouve des exemples de tels robots dans les films ou les romans de science-fiction. Mais pourrait-on éventuellement en fabriquer un pour vrai? En d’autres termes: un ordinateur pourrait-il tenir lieu de cerveau humain? Tentons de voir un peu plus clair dans cette difficile question.

La thèse forte de l’AI et le test de Turing

Certaines personnes qui travaillent dans le domaine de l’intelligence artificielle (AI) pensent que oui et adhèrent à ce qu’on appelle la thèse forte de l’intelligence artificielle.

Un de leurs arguments les plus intéressants a été avancé par Alan Turing. Figure tragique (il s’est suicidé après que les tribunaux lui aient imposé un traitement chimique destiné à guérir son homosexualité qui lui a fait … pousser des seins), Alan Turing (1919-1954) a été un des plus profonds et fascinants génies du XXème siècle. Ses travaux sont notamment à l’origine de l’ordinateur, dont il a formulé le modèle théorique dès 1936 — il avait alors 24 ans!

En 1950, Turing a proposé un petit jeu qui porte depuis son nom (le test de Turing) et qui devrait nous permettre de décider si une machine donnée pense ou non. On pourrait réaliser ce test avec trois participants, chacun étant isolé dans une pièce. Il y a un questionneur — disons vous; une autre personne; et une machine. Le questionneur pose des questions aux deux autres, disons par l’intermédiaire d’un clavier; les réponses vous parviennent écrites sur un écran. Le test de Turing dit que si vous êtes incapables de distinguer la machine de la personne, la machine a passé le test — et on pourrait dire qu’elle «pense».

Turing imaginait le dialogue suivant :

Question: Écrivez, je vous prie, un sonnet sur le Pont Forth.

Réponse: Je vais passer mon tour. Je n’ai jamais pu écrire de poésie.

Question: Ajoutez 34957 à 70764

Réponse: (la réponse est donnée après une pause d’environ 30 secondes) 105621.

Question: Jouez-vous aux échecs?

Réponse: Oui.

Question: J'ai mon roi en K8 et aucune autre pièce. Vous avez seulement votre roi en K6 et une tour en R1. C'est à vous de jouer, que jouez-vous ?

Réponse: (après une pause de 15 secondes) T-T8 : mat.

Nous sommes encore bien loin de pouvoir fabriquer un ordinateur qui passerait le test de Turing. Pour vous en convaincre, allez sur Internet discuter avez Éliza , un programme conçu au MIT et qui vous propose ses services de psychothérapeute. Je suis certain qu’il ne vous faudra pas longtemps pour la faire couler son test de Turing.

Mais les partisans de la thèse forte de l’AI pensent qu’on parviendra un jour à fabriquer un ordinateur qui le passera et que ce jour-là, nous aurons bel et bien une machine qui pense. Durant les années 70, l’optimisme à ce sujet était à son comble. C’est alors qu’un philosophe appelé John Searle (né en 1932) a jeté un pavé dans la mare en proposant une expérience de pensée (c’est-à-dire une expérience qu’on peut faire «dans sa tête») et qui, selon lui, prouve que les partisans de la thèse forte de l’AI se trompent absolument. On appelle cette expérience de pensée: La chambre chinoise.

La chambre chinoise

Searle nous demande d’imaginer une personne enfermée dans une pièce hermétiquement close, à l’exception d’une fente pratiquée dans un des murs : cette pièce, c’est la chambre chinoise.

Par la fente, de l’extérieur, sont introduits des bouts de papier couverts de signes qui sont incompréhensibles à la personne se trouvant dans la chambre chinoise. Quand elle en reçoit un, cette personne consulte un immense registre dans lequel elle repère les signes se trouvant sur la feuille : y correspondent d’autres signes, qu’elle recopie sur une nouvelle feuille de papier, qu’elle envoie, toujours par la fente, à l’extérieur de la chambre chinoise.

Pourquoi cette chambre s’appelle-t-elle chinoise? C’est que les signes reçus et envoyés sont du chinois, une langue qu’ignore totalement la personne dans la chambre. Mais à l’extérieur, une personne parlant cette langue a posé une question en chinois et a reçu, après un délai plus ou moins long, une réponse pleinement satisfaisante. La questionneuse pourrait donc croire que la chambre (ou quoi que ce soit qui s’y trouve ou la constitue) parle chinois. Et pourtant non, comme on vient de le voir.

Vous aurez compris la signification de cette analogie. La personne dans la pièce représente l’unité centrale de l’ordinateur; les instructions qu’elle consulte dans le registre représentent le programme; les bouts de papier qui entrent et sortent sont respectivement les inputs et les outputs. Eh oui!: la chambre chinoise fait exactement ce que ferait un ordinateur programmé pour parler chinois et elle le fait comme lui. Mais c’est sans les comprendre qu’elle manipule des symboles.

Faut-il donc conclure à la mort de la thèse forte de l’AI? Beaucoup de gens le pensent; mais d’autres, minoritaires, ne sont pas d’accord.

La chambre chinoise de Searle a en tout cas suscité un nombre extraordinaire de réactions, de critiques et de défenses et amené bien des gens à penser plus profondément à la question de savoir ce que signifie penser, ce que veut dire être conscient et ainsi de suite.

Faites attention, cependant : Searle ne dit pas qu’une machine qui pense est impossible, et cela pour la bonne raison qu’une telle machine existe déjà : nous sommes une telle machine.

Ce qu’il dit, en revanche, c’est qu’une machine comme un ordinateur ne peut pas penser — parce qu’elle n’est pas faite de la «bonne matière». En fait, ce que Searle a voulu rappeler, avec sa chambre chinoise, c’est que l’ordinateur manipule simplement des symboles sans les comprendre et que, pour cette raison, il ne pourra jamais être «une machine qui pense». Pour le dire autrement : un ordinateur n’a qu’une syntaxe, c’est-à-dire des règles permettant de manipuler des symboles — plus précisément : des séquences de 1 et de 0 — mais il n’a pas de sémantique ou d’intentionnalité.

En bout de piste, si Searle a raison, un ordinateur pourra toujours nous battre au poker : mais le plaisir passer un bluff lui échappera à tout jamais.