Affichage des articles dont le libellé est expérience de pensée. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est expérience de pensée. Afficher tous les articles

jeudi, octobre 09, 2008

AVORTEMENT: UNE EXPÉRIENCE DE PENSÉE

Récemment, le Parlement canadien a adopté à Ottawa, en deuxième lecture, un projet de loi appelé C-484. Ce projet de loi, s’il aboutit, modifierait le Code criminel en faisant du fœtus une personne légale.

De nombreux groupes et observateurs craignent que cela ne constitue le premier pas vers une re- criminalisation de l’avortement. D’autres, on le devine, s’en réjouissent et espèrent bien que C-484 sera le premier pas vers la re-criminalisation de l’avortement.

Faut-il dès lors s’attendre à une reprise du débat public sur cette question? C’est possible. Mais quoiqu’il en soit, le débat sur l’avortement n’est jamais entièrement sorti des pages des écrits des philosophes, où il figure en bonne place, depuis des décennies, comme l’archétype du problème éthique où les deux camps échangent, inlassablement, des arguments qu’ils jugent décisifs.

L’un de ces arguments, très célèbre, prend la forme de ce qu’on appelle une «expérience de pensée». Et c’est là le sujet dont je voudrais vous entretenir cette fois.

Pour commencer, je vous dirai ce qu’est, précisément, cette chose étrange qu’on appelle une «expérience de pensée».

Ensuite, je vous en raconterai une, célèbre et importante, tirée de l’histoire de la physique.

Pour finir, je vous raconterai l’expérience de pensée concernant l’avortement que j’évoquais plus haut et nous tenterons ensemble de voir, sur ce cas précis, les avantages et les inconvénients, la portée et les limites de cette manière de réfléchir à une question donnée.

Ce que sont les expériences de pensée


La catégorie est large, mais on pourra dire, en première approximation, qu’il s’agit de situations idéales et imaginées qui nous permettent de réaliser, «de tête», quelque chose comme des tests ou des mises à l’épreuve d’idées et d’hypothèses et d’explorer les conséquences de certaines de nos intuitions.

De telles expériences de pensée ont été réalisées tout au long de l’histoire de la philosophie et de l’histoire des sciences et elles ont parfois joué un rôle prépondérant dans leur développement. Les meilleures d’entre elles aident en effet à clarifier nos idées, à formuler plus précisément des problèmes, à faire remarquer des contradictions et même à établir la plausibilité de certaines idées ou théories.

Mais tout cela reste bien abstrait et le mieux est encore de donner un exemple.

Un exemple : le seau de Newton

Qu’est-ce au juste que l’espace? La question est immensément difficile et quand la physique classique s’est constituée, deux réponses s’affrontaient.

La première assurait que l’espace n’est rien d’autre que les relations entre les objets du monde. Si vous voulez, l’espace, ici, est compris un peu sur le modèle d’un contrat, dans le sens où un contrat est quelque chose qui lie deux personnes. Supprimez l’une ou l’autre de ces personnes (ou les deux) ou leur relation et il n’y a plus de contrat, lequel n’existe donc pas en dehors des contractants et des relations qui les lient. De même, le monde est constitué d’objets en relation et l’espace, assurent les partisans de cette théorie, n’est rien d’autre que ces objets et leurs relations. Cette position était défendue par plusieurs personnes, dont le philosophe et mathématicien G. W. von Leibniz (1646-1716).

Le fondateur de la physique moderne, Isaac Newton (1643-1727), n’était pas d’accord. Il pensait, lui, qu’il existe un espace (et un temps) absolu(s). Newton, si on ose simplifier beaucoup, pense l’espace sur le modèle d’une boîte de céréales. De ce point de vue, il existe bel et bien un espace (l’intérieur de la boîte) dans lequel les objets (les morceaux de céréales) se trouvent et on peut décrire les relations de ces objets par rapport à ce référent absolu.

Vous l’avez deviné : il y a une grosse différence entre la boîte de céréales et l’espace absolu. Pour Newton, l’espace absolu est un contenant comme la boîte, mais qui se prolonge infiniment dans toutes les directions. De la même façon, pour Newton, il existe un temps absolu. Comment décider entre ces deux théories, celle de Newton et celle de Leibniz ? Newton a cru pouvoir trancher en faveur de la sienne à l’aide, justement, d’une expérience de pensée. La voici.

Imaginez un seau à demi rempli d’eau. Il est suspendu par une longue corde au plafond d’une pièce.

Moment 1 : l’eau est immobile relativement au seau et la surface de l’eau est plane. À présent, vous tournez la corde de très nombreuses fois. Puis, vous relâchez.

Moment 2 : le seau se met à tourner ; l’eau reste plane et immobile pendant que le seau est en mouvement (il tourne) par rapport à l’eau.

Moment 3 : le seau continue à prendre de la vitesse et communique son mouvement à l’eau qui se meut avec lui et à sa vitesse ; eau et seau sont alors immobiles l’un par rapport à l’autre ; on constate alors aussi que l’eau a monté sur la paroi du seau et que sa surface n’est plus plane, mais se creuse au centre.



Newton pose la question suivante : qu’est-ce qui fait monter l’eau sur les parois du seau au moment 3 ? Son mouvement, sans doute. Mais mouvement par rapport à quoi ? Pas par rapport au seau, évidemment puisqu’ils sont alors immobiles l’un par rapport à l’autre, comme au moment 1.

Newton répond à sa propre question : l’eau est en mouvement par rapport à l’espace absolu et c’est ce qui explique la courbature de sa surface. C’est aussi ce qui permet de distinguer absolument le moment 1 du moment 3. L’espace absolu existe donc, conclut Newton, et il a, on vient de le voir, des effets observables.

Brillant? Sans l’ombre d’un doute. Permettant d’éclaircir une question et d’en dégager les divers aspects? Certes. Mais, concluant? Pas vraiment. En fait, la conception newtonienne de l’espace sera justement remise en cause par la physique moderne, plus précisément par Albert Einstein dans le cadre de la relativité (restreinte puis générale).

On soupçonne donc que s’il y a des avantages à pratiquer des expériences de pensée, il a aussi des limites à ce qu’on peut en attendre. Nous y reviendrons.

Pour le moment, venons-en à cette expérience de pensée concernant l’avortement à laquelle je voulais arriver. Elle a été imaginée en 1971 par Judith Jarvis Thomson et en voici une version simple.(Source: «A defense of Abortion», Philosophy and Public Affairs, 1 , No 1, 1971.)

Une expérience de pensée sur l’avortement : le violoniste virtuose

Une personne déambule tranquillement dans la rue et se réveille quelques heures plus tard à l’hôpital, où elle apprend qu’elle a été droguée et enlevée par des membres de l’Association des Amoureux de la Musique.

Elle aperçoit, horrifiée, des câbles et des tubes qui sortent de son corps et qui se dirigent vers une autre personne, un homme, couché près d’elle. On l’informe que cet homme est un immensément célèbre violoniste virtuose. Hélas ! Certains de ses organes sont gravement malades, au point où il est récemment tombé dans le coma ; il mourra bientôt si rien n’est fait.

Heureusement, explique-t-on à la personne kidnappée, vous (et vous seul) êtes médicalement parfaitement compatible avec le pauvre violoniste comateux et c’est pourquoi on a branché certains de vos organes sur les siens : cela lui permet de régénérer ses organes malades et de se refaire une santé.

Et rassurez-vous, dit-on pour finir, cela ne durera pas éternellement : dans neuf mois (ou à peu près, estiment les médecins), le violoniste pourra survivre sans vous ! Et vous n’allez certainement pas demander qu’on vous débranche : si vous le faites, vous allez tuer un innocent qui a droit à la vie, ce qui est parfaitement immoral !

Pour bien comprendre ce que Thomson chercher à établir par cette expérience de pensée, il faut dire un mot d’un aspect du débat concernant l’avortement.

Typiquement, les opposants font valoir que le fœtus est, sinon dès la conception du moins très tôt durant son développement, un être vivant qui a droit à la vie : avorter est donc selon eux un meurtre, puisque cela revient à causer la mort d’un tel être.

À cela, les défenseurs de l’avortement répondent que le fœtus n’est pas un être vivant et qu’un avortement durant les X (x pouvant varier, mais laissons cela ici) premiers mois de la grossesse, n’est rien d’autre qu’enlever une masse de tissus du corps d’une femme.

Le débats reprennent donc, interminables et difficiles, autour de la question de savoir ce qu’est un être vivant et si le fœtus en est un. L’expérience de pensée de Thomson accorde aux opposants à l’avortement que le fœtus est un être vivant, mais suggère qu’on peut néanmoins conclure que l’avortement est moralement justifié !

C’est ce que la situation de la personne kidnappée montrerait. Certes, ce serait généreux et noble se sa part de rester branchée sur le violoniste durant neuf mois : mais elle n’est aucunement moralement obligée de le faire. Et si le violoniste meurt de la décision de se débrancher, il serait inapproprié de dire que la personne qui l’a prise est un meurtrier.

L’expérience de pensée invite notamment à distinguer entre le droit à la vie et le droit à ce qui est nécessaire pour maintenir en vie. Le violoniste (et le fœtus) ont droit au premier, mais cela n’entraîne pas nécessairement le droit au deuxième.

On pourra chercher à montrer que le parallèle entre le passant kidnappé et la femme enceinte est boiteux. Celui-ci n’a rien fait pour mériter son sort ; la femme enceinte, si. On dira alors peut-être que l’expérience de pensée de Thomson ne vaut que pour les cas de grossesses résultant d’un viol. Mais il n’est pas difficile, comme el suggère Peter Singer, de reformuler l’expérience de pensée pour qu’elle s’applique plus généralement. Imaginez qu’ayant un peu trop fêté un soir, un employé d’un hôpital aboutisse à l’étage interdit de l’établissement et s’endort sur un lit. Au matin, il est branché comme tout à l’heure, parce qu’il a été pris par erreur pour un volontaire pour une expérience donnée. Ici encore, on ne dirait pas qu’il serait immoral de sa part de demander à être débranché.
On pourra d’autre part soutenir que la femme enceinte a plus que la personne branchée au violoniste le droit de se «débrancher». Elle ne sera pas branchée pendant seulement neuf mois, mais contractera envers le fœtus des obligations qui dureront toute sa vie à elle ; de plus, elle mettra fin à une vie potentielle, pas encore commencée et à l’accomplissement incertain, tandis que le violoniste vit d’une vie actuelle et accomplie.

Pourtant, répondront les adversaires de l’avortement, le foetus, faible et sans défense, a droit à la protection de sa mère. Et neuf mois à pouvoir se déplacer, voilà qui est moins difficile et contraignant que neuf mois branché et immobile. Et puis ce foetus n’est pas un être étranger pour qui le porte : le violoniste, si.

Je vous laisse poursuivre dans cette voie.

On voit ainsi les mérites et les limites des expériences de pensée, qui font ressortir des aspects de certaines questions et de divers problèmes, permettent d’y réfléchir ; mais ne les tranchent pas nécessairement pour autant.

Et cette fois encore, je suis tenté de dire : Brillant? Sans l’ombre d’un doute. Permettant d’éclaircir une question et d’en dégager les divers aspects? Certes. Mais, concluant? Pas vraiment.

Une lecture

COHEN, Martin, Wittgenstein’s Beetle. And Other Classic Thought Experiments, Blackwell, London, 2005. Cohen présente 26 célèbres expériences de pensée, qu’il décline de A à Z.

samedi, avril 05, 2008

EXPÉRIENCES DE PENSÉE ?!?

[Ce texte paraîtra dans le prochain Couac.]

En mars dernier, le Parlement canadien a adopté à Ottawa, en deuxième lecture, un projet de loi appelé C-484. Ce projet de loi, s’il aboutit, modifierait le Code criminel en faisant du fœtus une personne légale.

De nombreux groupes et observateurs craignent que cela ne constitue le premier pas vers une re- criminalisation de l’avortement. D’autres, on le devine, s’en réjouissent et espèrent bien que C-484 sera le premier pas vers la re-criminalisation de l’avortement.

Faut-il dès lors s’attendre à une reprise du débat public sur cette question? C’est possible. Mais quoiqu’il en soit, le débat sur l’avortement n’est jamais entièrement sorti des pages des écrits des philosophes, où il figure en bonne place, depuis des décennies, comme l’archétype du problème éthique où les deux camps échangent, inlassablement, des arguments qu’ils jugent décisifs.

L’un de ces arguments, très célèbre, prend la forme de ce qu’on appelle une «expérience de pensée». Et c’est là le sujet dont je voudrais vous entretenir cette fois.

Pour commencer, je vous dirai ce qu’est, précisément, cette chose étrange qu’on appelle une «expérience de pensée».

Ensuite, je vous en raconterai une, célèbre et importante, tirée de l’histoire de la physique.

Pour finir, je vous raconterai l’expérience de pensée concernant l’avortement que j’évoquais plus haut et nous tenterons ensemble de voir, sur ce cas précis, les avantages et les inconvénients, la portée et les limites de cette manière de réfléchir à une question donnée.

Ce que sont les expériences de pensée

La catégorie est large, mais on pourra dire, en première approximation, qu’il s’agit de situations idéales et imaginées qui nous permettent de réaliser, «de tête», quelque chose comme des tests ou des mises à l’épreuve d’idées et d’hypothèses et d’explorer les conséquences de certaines de nos intuitions.

De telles expériences de pensée ont été réalisées tout au long de l’histoire de la philosophie et de l’histoire des sciences et elles ont parfois joué un rôle prépondérant dans leur développement. Les meilleures d’entre elles aident en effet à clarifier nos idées, à formuler plus précisément des problèmes, à faire remarquer des contradictions et même à établir la plausibilité de certaines idées ou théories.

Mais tout cela reste bien abstrait et le mieux est encore de donner un exemple.

Un exemple : le seau de Newton

Qu’est-ce au juste que l’espace? La question est immensément difficile et quand la physique classique s’est constituée, deux réponses s’affrontaient.

La première assurait que l’espace n’est rien d’autre que les relations entre les objets du monde. Si vous voulez, l’espace, ici, est compris un peu sur le modèle d’un contrat, dans le sens où un contrat est quelque chose qui lie deux personnes. Supprimez l’une ou l’autre de ces personnes (ou les deux) ou leur relation et il n’y a plus de contrat, lequel n’existe donc pas en dehors des contractants et des relations qui les lient. De même, le monde est constitué d’objets en relation et l’espace, assurent les partisans de cette théorie, n’est rien d’autre que ces objets et leurs relations. Cette position était défendue par plusieurs personnes, dont le philosophe et mathématicien G. W. von Leibniz (1646-1716).

Le fondateur de la physique moderne, Isaac Newton (1643-1727), n’était pas d’accord. Il pensait, lui, qu’il existe un espace (et un temps) absolu(s). Newton, si on ose simplifier beaucoup, pense l’espace sur le modèle d’une boîte de céréales. De ce point de vue, il existe bel et bien un espace (l’intérieur de la boîte) dans lequel les objets (les morceaux de céréales) se trouvent et on peut décrire les relations de ces objets par rapport à ce référent absolu.

Vous l’avez deviné : il y a une grosse différence entre la boîte de céréales et l’espace absolu. Pour Newton, l’espace absolu est un contenant comme la boîte, mais qui se prolonge infiniment dans toutes les directions. De la même façon, pour Newton, il existe un temps absolu. Comment décider entre ces deux théories, celle de Newton et celle de Leibniz ? Newton a cru pouvoir trancher en faveur de la sienne à l’aide, justement, d’une expérience de pensée. La voici.

Imaginez un seau à demi rempli d’eau. Il est suspendu par une longue corde au plafond d’une pièce.

Moment 1 : l’eau est immobile relativement au seau et la surface de l’eau est plane. À présent, vous tournez la corde de très nombreuses fois. Puis, vous relâchez.

Moment 2 : le seau se met à tourner ; l’eau reste plane et immobile pendant que le seau est en mouvement (il tourne) par rapport à l’eau.

Moment 3 : le seau continue à prendre de la vitesse et communique son mouvement à l’eau qui se meut avec lui et à sa vitesse ; eau et seau sont alors immobiles l’un par rapport à l’autre ; on constate alors aussi que l’eau a monté sur la paroi du seau et que sa surface n’est plus plane, mais se creuse au centre.


Newton pose la question suivante : qu’est-ce qui fait monter l’eau sur les parois du seau au moment 3 ? Son mouvement, sans doute. Mais mouvement par rapport à quoi ? Pas par rapport au seau, évidemment puisqu’ils sont alors immobiles l’un par rapport à l’autre, comme au moment 1.

Newton répond à sa propre question : l’eau est en mouvement par rapport à l’espace absolu et c’est ce qui explique la courbature de sa surface. C’est aussi ce qui permet de distinguer absolument le moment 1 du moment 3. L’espace absolu existe donc, conclut Newton, et il a, on vient de le voir, des effets observables.

Brillant? Sans l’ombre d’un doute. Permettant d’éclaircir une question et d’en dégager les divers aspects? Certes. Mais, concluant? Pas vraiment. En fait, la conception newtonienne de l’espace sera justement remise en cause par la physique moderne, plus précisément par Albert Einstein dans le cadre de la relativité (restreinte puis générale).

On soupçonne donc que s’il y a des avantages à pratiquer des expériences de pensée, il a aussi des limites à ce qu’on peut en attendre. Nous y reviendrons.

Pour le moment, venons-en à cette expérience de pensée concernant l’avortement à laquelle je voulais arriver. Elle a été imaginée en 1971 par Judith Jarvis Thomson et en voici une version simple.

Une expérience de pensée sur l’avortement : le violoniste virtuose

Une personne déambule tranquillement dans la rue et se réveille quelques heures plus tard à l’hôpital, où elle apprend qu’elle a été droguée et enlevée par des membres de l’Association des Amoureux de la Musique.

Elle aperçoit, horrifiée, des câbles et des tubes qui sortent de son corps et qui se dirigent vers une autre personne, un homme, couché près d’elle. On l’informe que cet homme est un immensément célèbre violoniste virtuose. Hélas ! Certains de ses organes sont gravement malades, au point où il est récemment tombé dans le coma ; il mourra bientôt si rien n’est fait.

Heureusement, explique-t-on à la personne kidnappée, vous (et vous seul) êtes médicalement parfaitement compatible avec le pauvre violoniste comateux et c’est pourquoi on a branché certains de vos organes sur les siens : cela lui permet de régénérer ses organes malades et de se refaire une santé.

Et rassurez-vous, dit-on pour finir, cela ne durera pas éternellement : dans neuf mois (ou à peu près, estiment les médecins), le violoniste pourra survivre sans vous ! Et vous n’allez certainement pas demander qu’on vous débranche : si vous le faites, vous allez tuer un innocent qui a droit à la vie, ce qui est parfaitement immoral !

Pour bien comprendre ce que Thomson chercher à établir par cette expérience de pensée, il faut dire un mot d’un aspect du débat concernant l’avortement.

Typiquement, les opposants font valoir que le fœtus est, sinon dès la conception du moins très tôt durant son développement, un être vivant qui a droit à la vie : avorter est donc selon eux un meurtre, puisque cela revient à causer la mort d’un tel être.

À cela, les défenseurs de l’avortement répondent que le fœtus n’est pas un être vivant et qu’un avortement durant les X (x pouvant varier, mais laissons cela ici) premiers mois de la grossesse, n’est rien d’autre qu’enlever une masse de tissus du corps d’une femme.

Le débats reprennent donc, interminables et difficiles, autour de la question de savoir ce qu’est un être vivant et si le fœtus en est un. L’expérience de pensée de Thomson accorde aux opposants à l’avortement que le fœtus est un être vivant, mais suggère qu’on peut néanmoins conclure que l’avortement est moralement justifié !

C’est ce que la situation de la personne kidnappée montrerait. Certes, ce serait généreux et noble se sa part de rester branchée sur le violoniste durant neuf mois : mais elle n’est aucunement moralement obligée de le faire. Et si le violoniste meurt de la décision de se débrancher, il serait inapproprié de dire que la personne qui l’a prise est un meurtrier.

L’expérience de pensée invite notamment à distinguer entre le droit à la vie et le droit à ce qui est nécessaire pour maintenir en vie. Le violoniste (et le fœtus) ont droit au premier, mais cela n’entraîne pas nécessairement le droit au deuxième.

On pourra chercher à montrer que le parallèle entre le passant kidnappé et la femme enceinte est boiteux. Celui-ci n’a rien fait pour mériter son sort ; la femme enceinte, si. On dira alors peut-être que l’expérience de pensée de Thomson ne vaut que pour les cas de grossesses résultant d’un viol. Mais il n’est pas difficile, comme el suggère Peter Singer, de reformuler l’expérience de pensée pour qu’elle s’applique plus généralement. Imaginez qu’ayant un peu trop fêté un soir, un employé d’un hôpital aboutisse à l’étage interdit de l’établissement et s’endort sur un lit. Au matin, il est branché comme tout à l’heure, parce qu’il a été pris par erreur pour un volontaire pour une expérience donnée. Ici encore, on ne dirait pas qu’il serait immoral de sa part de demander à être débranché.
On pourra d’autre part soutenir que la femme enceinte a plus que la personne branchée au violoniste le droit de se «débrancher». Elle ne sera pas branchée pendant seulement neuf mois, mais contractera envers le fœtus des obligations qui dureront toute sa vie à elle ; de plus, elle mettra fin à une vie potentielle, pas encore commencée et à l’accomplissement incertain, tandis que le violoniste vit d’une vie actuelle et accomplie.

Pourtant, répondront les adversaires de l’avortement, le foetus, faible et sans défense, a droit à la protection de sa mère. Et neuf mois à pouvoir se déplacer, voilà qui est moins difficile et contraignant que neuf mois branché et immobile. Et puis ce foetus n’est pas un être étranger pour qui le porte : le violoniste, si.

Je vous laisse poursuivre dans cette voie.

On voit ainsi les mérites et les limites des expériences de pensée, qui font ressortir des aspects de certaines questions et de divers problèmes, permettent d’y réfléchir ; mais ne les tranchent pas nécessairement pour autant.

Et cette fois encore, je suis tenté de dire : Brillant? Sans l’ombre d’un doute. Permettant d’éclaircir une question et d’en dégager les divers aspects? Certes. Mais, concluant? Pas vraiment.

Une lecture

COHEN, Martin, Wittgenstein’s Beetle. And Other Classic Thought Experiments, Blackwell, London, 2005. Cohen présente 26 célèbres expériences de pensée, qu’il décline de A à Z.

dimanche, janvier 27, 2008

CERVEAU, PENSÉE ET ORDINATEURS

Le 26 juillet dernier, le Journal de Montréal annonçait que deux joueurs de poker professionnels classés parmi les meilleurs au monde avaient — mais de justesse! — battu un ordinateur dans un match de quatre parties.

Il s’agissait là, dit-on, du premier championnat de poker qui opposait la machine à l’être humain. Les gagnants, modestes, ont trouvé leur adversaire excellent et ont prédit qu’il sera difficile à battre à l’avenir, quand ses concepteurs auront amélioré le programme.

Nul doute que ce sera le cas et que la machine battra prochainement les meilleurs joueurs de poker. Mais, avouons-le, de telles nouvelles ne nous émeuvent plus beaucoup, tant nous sommes habitués à ce que des machines performent mieux que nous sur un grand nombre de tâches. En fait, depuis la gestion d’un réseau bancaire jusqu’aux calculs de toutes sortes en passant par le vol d’avions et des milliers d’autres exemples, on ne compte plus les domaines où les performances des ordinateurs égalent ou surpassent celles des humains. Aux échecs même, qui sont longtemps resté un bastion de la supériorité de l’être humain sur la machine, un dur coup a été porté dès 1997, alors que l’ordinateur Deep Blue a battu le champion du monde du moment, Garry Kasparov.

Derrière tout cela se profile une grande question philosophique et je suis certain qu’elle vous a déjà effleuré l’esprit: les ordinateurs peuvent-ils, ou du moins pourront-ils, un jour, penser? Tout le monde convient qu’on ne peut pas dire de nos calculatrices de poche qu’elles pensent : mais peut-on imaginer avoir un jour un robot qui, lui, puisse penser — et donc qui puisse aussi avoir tout ce qu’on associe généralement avec une vie mentale : imaginer, ressentir, désirer, être ému?

Ce robot aurait un ordinateur super-puissant comme «cerveau» et il pourrait, pourquoi pas, ressembler extérieurement à un être humain, bouger comme nous, être recouvert d’une «peau» synthétique, etc.

On trouve des exemples de tels robots dans les films ou les romans de science-fiction. Mais pourrait-on éventuellement en fabriquer un pour vrai? En d’autres termes: un ordinateur pourrait-il tenir lieu de cerveau humain? Tentons de voir un peu plus clair dans cette difficile question.

La thèse forte de l’AI et le test de Turing

Certaines personnes qui travaillent dans le domaine de l’intelligence artificielle (AI) pensent que oui et adhèrent à ce qu’on appelle la thèse forte de l’intelligence artificielle.

Un de leurs arguments les plus intéressants a été avancé par Alan Turing. Figure tragique (il s’est suicidé après que les tribunaux lui aient imposé un traitement chimique destiné à guérir son homosexualité qui lui a fait … pousser des seins), Alan Turing (1919-1954) a été un des plus profonds et fascinants génies du XXème siècle. Ses travaux sont notamment à l’origine de l’ordinateur, dont il a formulé le modèle théorique dès 1936 — il avait alors 24 ans!

En 1950, Turing a proposé un petit jeu qui porte depuis son nom (le test de Turing) et qui devrait nous permettre de décider si une machine donnée pense ou non. On pourrait réaliser ce test avec trois participants, chacun étant isolé dans une pièce. Il y a un questionneur — disons vous; une autre personne; et une machine. Le questionneur pose des questions aux deux autres, disons par l’intermédiaire d’un clavier; les réponses vous parviennent écrites sur un écran. Le test de Turing dit que si vous êtes incapables de distinguer la machine de la personne, la machine a passé le test — et on pourrait dire qu’elle «pense».

Turing imaginait le dialogue suivant :

Question: Écrivez, je vous prie, un sonnet sur le Pont Forth.

Réponse: Je vais passer mon tour. Je n’ai jamais pu écrire de poésie.

Question: Ajoutez 34957 à 70764

Réponse: (la réponse est donnée après une pause d’environ 30 secondes) 105621.

Question: Jouez-vous aux échecs?

Réponse: Oui.

Question: J'ai mon roi en K8 et aucune autre pièce. Vous avez seulement votre roi en K6 et une tour en R1. C'est à vous de jouer, que jouez-vous ?

Réponse: (après une pause de 15 secondes) T-T8 : mat.

Nous sommes encore bien loin de pouvoir fabriquer un ordinateur qui passerait le test de Turing. Pour vous en convaincre, allez sur Internet discuter avez Éliza , un programme conçu au MIT et qui vous propose ses services de psychothérapeute. Je suis certain qu’il ne vous faudra pas longtemps pour la faire couler son test de Turing.

Mais les partisans de la thèse forte de l’AI pensent qu’on parviendra un jour à fabriquer un ordinateur qui le passera et que ce jour-là, nous aurons bel et bien une machine qui pense. Durant les années 70, l’optimisme à ce sujet était à son comble. C’est alors qu’un philosophe appelé John Searle (né en 1932) a jeté un pavé dans la mare en proposant une expérience de pensée (c’est-à-dire une expérience qu’on peut faire «dans sa tête») et qui, selon lui, prouve que les partisans de la thèse forte de l’AI se trompent absolument. On appelle cette expérience de pensée: La chambre chinoise.

La chambre chinoise

Searle nous demande d’imaginer une personne enfermée dans une pièce hermétiquement close, à l’exception d’une fente pratiquée dans un des murs : cette pièce, c’est la chambre chinoise.

Par la fente, de l’extérieur, sont introduits des bouts de papier couverts de signes qui sont incompréhensibles à la personne se trouvant dans la chambre chinoise. Quand elle en reçoit un, cette personne consulte un immense registre dans lequel elle repère les signes se trouvant sur la feuille : y correspondent d’autres signes, qu’elle recopie sur une nouvelle feuille de papier, qu’elle envoie, toujours par la fente, à l’extérieur de la chambre chinoise.

Pourquoi cette chambre s’appelle-t-elle chinoise? C’est que les signes reçus et envoyés sont du chinois, une langue qu’ignore totalement la personne dans la chambre. Mais à l’extérieur, une personne parlant cette langue a posé une question en chinois et a reçu, après un délai plus ou moins long, une réponse pleinement satisfaisante. La questionneuse pourrait donc croire que la chambre (ou quoi que ce soit qui s’y trouve ou la constitue) parle chinois. Et pourtant non, comme on vient de le voir.

Vous aurez compris la signification de cette analogie. La personne dans la pièce représente l’unité centrale de l’ordinateur; les instructions qu’elle consulte dans le registre représentent le programme; les bouts de papier qui entrent et sortent sont respectivement les inputs et les outputs. Eh oui!: la chambre chinoise fait exactement ce que ferait un ordinateur programmé pour parler chinois et elle le fait comme lui. Mais c’est sans les comprendre qu’elle manipule des symboles.

Faut-il donc conclure à la mort de la thèse forte de l’AI? Beaucoup de gens le pensent; mais d’autres, minoritaires, ne sont pas d’accord.

La chambre chinoise de Searle a en tout cas suscité un nombre extraordinaire de réactions, de critiques et de défenses et amené bien des gens à penser plus profondément à la question de savoir ce que signifie penser, ce que veut dire être conscient et ainsi de suite.

Faites attention, cependant : Searle ne dit pas qu’une machine qui pense est impossible, et cela pour la bonne raison qu’une telle machine existe déjà : nous sommes une telle machine.

Ce qu’il dit, en revanche, c’est qu’une machine comme un ordinateur ne peut pas penser — parce qu’elle n’est pas faite de la «bonne matière». En fait, ce que Searle a voulu rappeler, avec sa chambre chinoise, c’est que l’ordinateur manipule simplement des symboles sans les comprendre et que, pour cette raison, il ne pourra jamais être «une machine qui pense». Pour le dire autrement : un ordinateur n’a qu’une syntaxe, c’est-à-dire des règles permettant de manipuler des symboles — plus précisément : des séquences de 1 et de 0 — mais il n’a pas de sémantique ou d’intentionnalité.

En bout de piste, si Searle a raison, un ordinateur pourra toujours nous battre au poker : mais le plaisir passer un bluff lui échappera à tout jamais.