jeudi, février 28, 2008
LE DILEMME MONTY HALL
Vous avez choisi la porte 1. À présent, faites attention à ce qui va suivre.
Votre hôte qui, bien entendu, sait ce qui se trouve derrière chacune des portes, va poser un geste surprenant: au lieu d’ouvrir la porte 1, il ouvre la porte 3, derrière laquelle se trouve évidemment une chèvre. Il vous informe que vous pouvez à présent, ou bien choisir la porte 2, ou bien conserver la porte 1.
Qu’en dites-vous? Est-il ou non avantageux, dans les conditions décrites, de changer de porte?
Ce problème est connu sous le nom de dilemme Monty Hall, du nom de l’animateur du jeu télévisé Let’s make a deal. À ma connaissance, il a été présenté pour la première fois par Martin Gardner, en 1959, dans la célèbre chronique de jeux mathématiques qu’il tenait dans Scientific American. Depuis, à chaque fois qu’il est exposé, il suscite autant d’intérêt que de polémique.
Notre intuition nous dit, très clairement et très distinctement, que le prix convoité peut également se trouver derrière chacune des trois portes — avec à chaque fois une probabilité de 1/3. Telle était bien la situation au moment où vous avez fait votre choix. Mais que se passe-t-il quand l’animateur ouvre une porte derrière laquelle se trouve une chèvre? Ici encore, notre intuition nous dit deux choses, toujours aussi clairement et distinctement La première est que cette nouvelle donnée change la probabilité que le prix se trouve derrière l’une ou l’autre des deux portes restantes : chacune ne peut plus avoir désormais non plus 1 chance sur trois d’être la bonne. La deuxième est qu’aucune des portes n’a plus de chance que l’autre d’être la bonne. Il s’ensuit qu’il est indifférent que l’on change ou non de porte et que chacune des deux a une chance sur deux de contenir le prix convoité.
Vous êtes d’accord? Vous avez tort. Mais rassurez-vous : même d’excellents mathématiciens se sont trompés, eux aussi.
Reprenons tout cela doucement.
Nous devons tenir compte de trois choses. D’abord, de l’endroit où se trouve l’oeuvre de Platon durant une partie : celle-ci, comme on sait, peut indifféremment être derrière l’une ou l’autre des trois portes, ce qui fait qu’il y a trois cas à examiner. Ensuite, des conséquences qu’aurait le fait de changer de porte dans chacun de ces trois cas. Enfin, nous devons déterminer les conséquences qu’aurait le fait de ne pas changer de porte, toujours dans chacun de ces trois cas. Une fois cela accompli, nous serons en mesure de constater s’il y a — ou non— un avantage à changer.
Nous pouvons représenter tout cela dans le tableau suivant :
PORTE 1 PORTE 2 PORTE 3
PARTIE 1 PLATON CHÈVRE CHÈVRE Il change et perd
PARTIE 2 CHÈVRE PLATON CHÈVRE Il change et gagne
PARTIE 3 CHÈVRE CHÈVRE PLATON Il change et gagne
PARTIE 4 PLATON CHÈVRE CHÈVRE Il ne change pas et gagne
PARTIE 5 CHÈVRE PLATON CHÈVRE Il ne change pas et perd
PARTIE 6 CHÈVRE CHÈVRE PLATON Il ne change pas et perd
Dans ce tableau, on indique en gras l’endroit où se trouvent les livres pour une partie donnée. Par convention, on suppose que le concurrent a choisi la porte 1. On se souviendra que le meneur de jeu ouvre toujours une porte derrière laquelle se trouve un Manifeste.
Pour les trois premières parties, le concurrent a choisi de changer de porte. Les trois parties suivantes (partie 4, 5, et 6) examinent les cas où le concurrent a choisi de ne pas changer de porte. Ce que nous constatons est indiqué dans la dernière colonne du tableau.
On le voit : le joueur qui change de porte gagne deux fois sur trois et perd une fois sur trois; le joueur qui ne change pas de porte gagne une fois sur trois et perd deux fois sur trois.
Le raisonnement est irréfutable, mais le résultat auquel on parvient est violemment contre-intuitif.
Si, comme presque tout le monde, le dilemme Monty Hall vous a trompé, voici de quoi vous consoler.
Dans la biographie qu’il consacre à Paul Erdös, un des plus importants et des plus créatifs mathématiciens du XXè siècle, Paul Hoffman raconte ce qu’il arriva quand un de ses amis lui exposa le problème en lui assurant qu’il valait mieux changer de porte . L’ami en question était persuadé que la conversation se porterait aussitôt vers un autre sujet. Mais Erdös «affirma que c’était impossible et que l’ouverture d’une porte ne devait pas faire de différence ». Il faudra du temps, un arbre de décision (qui est quelque chose de similaire au tableau que nous avons examiné) et même une simulation par ordinateur — sans oublier de longues discussions — pour convaincre le grand mathématicien.
C’est peut-être notre notion même de probabilité qui est ici mise au défi. Nous utilisons le plus typiquement une conception dite fréquentiste des probabilités, qui définit ce concept justement comme fréquence des événements, ce qui incite à penser les probabilités comme des propriétés objectives des objets; il existe pourtant une autre interprétation du concept de probabilité, qui invite à les concevoir de manière subjective, c’est-à-dire comme des propriétés de nos jugements sur les événements. L’ami qui a exposé le dilemme Monty Hall à Erdös et qui est parvenu à le convaincre de sa juste solution, concluait ce qui suit de cette expérience :
«Les physiciens sont enclins à penser que le concept de probabilité est rattaché aux choses. Prenez une pièce de monnaie. Vous savez que la probabilité de tirer pile est une chance sur deux. Les physiciens semblent penser que cette probabilité est en quelque sorte fusionnée à l’objet. Comme s’il s’agissait d’une de ses propriétés, de quelque chose de physique. Mais supposons que je lance une pièce de monnaie et qu’elle retombe sur pile à chaque lancer: vous penserez alors que quelque chose ne va pas. Que la pièce est fausse. C’est pourtant la même pièce de monnaie qu’au moment où j’ai commencé à la lancer. Alors pourquoi ai-je changé d’idée? C’est parce que mon esprit a reçu de nouvelles informations dont il tient compte. Telle est la conception bayesienne des probabilités. J’ai dû faire de gros efforts pour comprendre que la probabilité est un état mental. Mon hypothèse est que Erdös avait adopté cette idée de probabilité comme quelque chose qui est attaché à un objet physique et que c’est pour cette raison qu’il ne pouvait comprendre pourquoi il était sensé de changer de porte ».
Pour aller plus loin
On trouve sur Internet divers simulateurs de jeu qui permettent de visualiser ce qui se passe selon que l’on modifie ou non notre premier choix de porte. Par exemple : http://www.univ-rouen.fr/LMRS/Vulgarisation/Hall/hall.html
GARDNER, Martin Gardner, Aha! Gotcha. Paradoxes to Puzzle and Delight, Freeman and Co, New York, 1982.
PILLIS, de, J. 777 Mathematical Conversation Starters, MAA, 2002. Pages 143-146.
GRANCHER, G. de la RUE, T., Énigmes mathématiques. Maths en scène. Brochure APMEP 121 (1998).
Le lien qui suit permet de consulter une démonstration mathématique du résultat auquel nous sommes arrivés mais en termes de probabilités conditionnelles : [http://irmi.epfl.ch/cmos/Pmmi/xcspool/course1_fr45.htm]
mercredi, février 20, 2008
VISITE EN FRANCE
Voici à quoi ressemble mon calendrier — pour le moment:
Jeudi 13 mars => Projection à Bordeaux + rencontre librairie*
Vendredi 14 mars => Projection à Toulouse + rencontre librairie
Samedi 15 mars => Projection matinale à Toulouse, retour Paris
Dimanche 16 mars => Salon livre Paris
Lundi 17 mars => Salon livre Paris + projection Paris
Mardi 18 mars => Salon livre Paris + projection Pontoise
Mercredi 19 mars => Salon livre Paris + débat Libr. Quilombo (PCAI)
Jeudi 20 mars => Projection Montpellier + rencontre Librairie
Vendredi 21 mars => Projection Avignon + rencontre Librairie
Samedi 22 mars => Projection Marseille + rencontre Librairie
Dimanche 23 mars => Marseille (congé)
Lundi 24 mars => retour Paris
Mardi 25 mars => Paris-Montréal
PRÉSENTATION DE MICHAEL ALBERT
[Je reproduis ici une présentation de Michael Albert qui est parue en préface à son ouvrage: L'élan du changement, Écosociété, Montréal, 2003]
C’est avec un immense plaisir que je préface le présent ouvrage de Michael Albert, qui est son tout premier livre à paraître en français. On y trouvera des articles consacrés aux mouvements sociaux qui se sont mis en branle depuis quelques années à l’échelle planétaire et qui combattent le nouvel ordre mondial. Michael invite à s’interroger sur le sens, la nature et la portée de leur action, sur les tâches accomplies et sur celles qui restent à accomplir. Je n’ai aucun doute que cette publication sera suivie de nombreuses autres. Michael, auteur prolifique, ne peut en effet manquer de trouver dans la langue de Molière des lecteurs aussi nombreux que ceux qu’il a déjà dans sa langue maternelle et qu’il commence à avoir dans les nombreuses autres langues dans lesquelles ses livres sont désormais traduits.
Bon nombre de ses lecteurs, j’en suis persuadé, reconnaîtront volontiers avoir, tout comme moi, contracté une forme de dette à son égard. C’est que l’action et la réflexion de Michael ont ceci de remarquable qu’avec une rigoureuse constance et sans complaisance ils s’efforcent d’identifier et de nommer les obstacles les plus importants placés, parfois par eux-mêmes, en travers de l’action des radicaux qui militent pour un monde meilleur. Michael, comme on va le voir dans cet ouvrage, n’en reste pas là et il cherche aussi des moyens de surmonter ces obstacles. Son travail, qui incarne merveilleusement de courageuses exigences morales et intellectuelles, ne peut manquer d’interpeller chacun et chacune de ceux qui aspirent à comprendre notre monde et à le changer pour le mieux et qui refusent de séparer ces deux objectifs.
Dans les pages qui suivent, je voudrais faire trois choses. Tout d’abord, présenter très brièvement Michael Albert; ensuite rappeler ce que sont ces exigences morales et intellectuelles dont j’ai parlé et qui irriguent le présent ouvrage, comme elles irriguent toute sa pensée et son action; enfin, toucher un mot sur ce qui constitue sans aucun doute son travail théorique le plus important et le plus ambitieux, à savoir ce modèle d’économie participative qu’il a élaboré avec Robin Hahnel.
Jeune homme, Michael Albert ambitionnait de devenir physicien et il est très probable que dans un monde plus sain c’est bien ce qu’il serait aujourd’hui. Mais durant les années soixante, alors qu’il était étudiant en physique au prestigieux MIT, Michael devait croiser le fervent militantisme qui s’y exprimait, en particulier dans l’opposition à la Guerre du Vietnam, et rencontrer Noam Chomsky[1]. Cela devait changer sa vie. La radicalisation politique qui s’ensuivit mit un terme à son projet de carrière, sans toutefois diminuer en rien d’une part son intérêt pour la science en général et la physique en particulier[2], d’autre part son attachement à ce que l’on pourrait appeler un ethos rationaliste dont il ne se départira fort heureusement pas lorsqu’il appliquera ses immenses talents aux questions sociales et politiques plutôt qu’aux atomes et aux particules élémentaires[3].
En 1967, Michael commence donc cette vie de militant, d’activiste et d’organisateur qui est depuis lors la sienne. Parmi les réalisations les plus importantes auxquelles il a pris part, on peut souligner la création de la maison d’édition South End Press, de Boston, qu’il a fondée avec d’autres dont sa compagne Lydia Sargent: organisée selon les principes de l’économie participative, elle compte désormais des centaines de titres à son catalogue; le mensuel Z Magazine; ZMI (Z Magazine Institute), qui organise depuis des années une université d’été et des conférences; enfin, Z Net (www.zmag.org), méga site internet qui est une des plus stimulantes et riches adresses de toute la toile[4].
Michael n’a jamais cessé d’écrire et l’on trouvera dans sa production une vaste gamme de textes allant d’articles circonstanciels se rapportant à l’actualité la plus immédiate à des écrits pédagogiques ou de conscientisation expliquant telle ou telle situation ou invitant à la mobilisation, en passant par des ouvrages plus théoriques et plus ambitieux. Dans cette vaste production, comme je l’ai laissé entendre, une place à part doit être faite à ce modèle économique dont je parlerai plus loin. Mais ce qui frappe peut être d’emblée à la lecture des écrits de Michael, c’est à mon avis un ton et, si on me permet de le dire ainsi, une tenue à la fois morale et intellectuelle. Si on me demande de décrire tout cela plus précisément, les mots rationalisme, générosité et inclusion me viennent spontanément à l’esprit. Comprendre le monde, s’adresser en termes clairs et compréhensibles à des gens pour qui cette compréhension est importante voire vitale, inviter à travailler pour le changer en donnant à la fois le goût de le faire et la conviction que ce travail n’est pas accompli en vain : voilà, concrètement, ce que ces mots recouvrent chez Michael Albert. Ses propres recherches en économie s’inscrivent dans cette perspective, celle d’une gauche radicale et sérieusement engagée dans l'atteinte des objectifs qu'elle défend tout en étant sans complaisance, autocritique et éminemment constructive.
Revenant sur ses années durant lesquelles il a commencé à militer, Michael m’avouait un jour : «J'ai été politisé au milieu des années soixante et comme tous ceux à qui cela arrive, j'ai beaucoup lu, étudié diverses traditions, comme le marxisme et ainsi de suite. Mais à un moment donné, je suis devenu très désappointé par les analyses du système qui existent et surtout par les propositions mises en avant. Pour être franc, je trouvais ces visions pathétiques. La plupart des gauchistes, quand on leur demandait ce qu'ils souhaitaient, n'avaient pas grand-chose à répondre, sinon d'affirmer leur attachement à certaines valeurs: on veut l'égalité, la justice dans la distribution de richesses et ainsi de suite; on veut mettre un terme à ... : et suivait ici une longue énumération. Ce qui n'est pas là un programme très positif; ce n'est qu'un rejet de certaines choses. C'est pour aller au-delà d’une telle manière de penser que j'ai commencé à travailler avec Robin Hahnel sur l'économie participative. Je ne sais pas si nos réponses sont satisfaisantes, mais, au moins, nous avons des réponses à proposer»
Une remarque semblable avait été faite par Pierre Kropotkine, il y a plus d’un siècle : «Les journaux socialistes ont souvent tendance à devenir de simples recueils de plaintes sur les conditions existantes. [mais] j’estimais, au contraire, qu’un journal révolutionnaire doit s’appliquer à recueillir les symptômes qui de toutes parts présagent l’avènement d’une ère nouvelle […] montrer aux esprits hésitants l’appui invisible que rencontrent partout les idées de progrès […] faire sentir à l’ouvrier que son cœur bat avec le cœur de l’humanité dans le monde tout entier; C’est l’espérance, et non le désespoir, qui fait le succès de révolutions»[5].
Le but du travail sur l’économie a donc été de construire ce que Michael appelle une «vision économique», sérieuse, crédible et grâce à laquelle il serait possible aux activistes de répondre à la question qu’on leur adresse souvent et avec raison : vous qui parlez d’abondance de ce que vous refusez, que voulez-vous donc? C’est une tâche primordiale et, comme il le rappelle encore dans le présent ouvrage, elle devrait être accomplie pour toutes les sphères de la société et pas seulement pour l’économie: culture, politique, famille, relations internationales, écologie, etc.[6] Les mouvements sociaux dont l’action depuis plusieurs années a été si remarquable peuvent espérer beaucoup de l’élaboration modeste, crédible et sérieuse de telles «visions». Ce point est si important que je me permets d’y insister.
On peut d’abord en attendre qu’elles servent de guide à l’action. Dans Alice au pays des Merveilles, celle-ci demande au chat dans quelle direction lui et elle devraient à présent aller; et le chat, malicieux, répond que cela dépend en grande partie du lieu où elle désire se rendre. La remarque est juste et disposer d’un modèle permet justement de donner un objectif et une direction à l’action, un peu comme une carte de navigation et une destination sont indispensables pour savoir dans quelle direction on doit aller.
On peut encore en espérer qu’elles nous inspirent. C’est qu’avoir un modèle en tête et lutter pour s’en approcher permet non seulement de donner un et du sens à l’action, mais permet aussi la mesure des progrès accomplis. Sachant ce qu’on vise invite à penser l’action en fonction de cet idéal. Partant, cela contribue à vaincre ce «culte de l’impotence»[7], cette pernicieuse idéologie aujourd’hui encore trop massivement rependue et selon laquelle le monde que l’on connaît est nécessaire et l’avenir qu’il annonce un destin contre lequel il serait illusoire et inutile de se battre. La possession d’un modèle permet en outre de mesurer les gains obtenus par des réformes sans se contenter de ne viser que des avancées réformistes.
On peut aussi en attendre qu’elles instruisent. La démarche de construction de modèles, en effet, si elle est accomplie avec tout le sérieux qu’elle appelle, constitue une fantastique école. Car il y a d’immenses vertus pédagogiques au fait de devoir non seulement expliquer de manière convaincante pourquoi il faut refuser telle ou telle institution mais encore et surtout, à devoir expliquer, toujours de manière crédible, ce qu’il serait possible et souhaitable de mettre en lieu et place de ces institutions.
On peut enfin espérer qu’elles aident à mobiliser. Sur le plan de l’économie, mais pas seulement là, la plupart des maux qui sont dénoncés par la gauche sont bien connus de la plupart des gens et en particulier, parce qu’ils en paient le prix, de ceux et de celles à qui nous devons nous adresser en priorité. Il y a lieu de penser que si l’audience de la gauche n’est pas plus large qu’elle ne l’est actuellement, c’est au moins en partie parce que celle-ci n’a pas su articuler de manière crédible et convaincante une vision de ce qu’il faudrait mettre à la place de ces institutions déplorables. On ne peut ni ne doit se contenter de répéter la litanie bien connue de son auditoire privilégié sur les misères du monde et il faut articuler une vision de ce qu’il serait possible et souhaitable de réaliser. Avoir un modèle, comme nous y invite Michael dans les pages qui suivent, cela permet d’avoir un programme positif à proposer.
Michael rappelle aussi qu’à défaut de disposer d’un tel modèle, les mouvements sociaux courent le risque de se constituer en ce qui est trop souvent perçu (parfois non sans raisons) comme un regroupement bien peu attirant de personnes qui s’entredéchirent en des querelles scolastiques. Bien des gens les trouveront alors bien loin de leur problèmes réels et cette distance se fera d’autant plus grande s’il arrive à ces activistes de s’opposer, en une sorte de posture intello-machiste, à un grand nombre des centres d’intérêts que cultivent nos contemporains (les sports, la télévision, et ainsi de suite), contemporains qu’elle finit même, parfois, par pointer d’un doigt accusateur en les exhortant à changer leurs comportements (consommer moins, devenez végétariens et ainsi de suite), renvoyant ainsi à la sphère privée ce qui ne se comprend, ne s’explique et ne se transforme que par l’action politique. Ajoutez à tout cela l’impression déplorable que Michael évoque et que bien des gens ressentent, à savoir que la lutte politique radicale pour un monde meilleur est réservée à une minorité de gens qui sont en mesure et qui acceptent de faire face aux gaz, aux policiers et à l’armée et vous obtenez un résultat suicidaire pour les mouvements sociaux qui doivent ,impérativement, se faire le plus inclusif possible s’ils veulent l’emporter.
Si on admet l’importance d’avoir et de proposer des visions, on trouvera un exemple remarquable de ce qu’il est possible de faire et d’une manière de s’y prendre avec l’économie participative — ou Écopar. Je devrai me limiter ici à n’en dire qu’un mot, mais les personnes intéressées trouveront dans la bibliographie qui suit de quoi satisfaire leur curiosité.
L’Écopar vise à concevoir et à rendre possible la mise en place d’institutions économiques permettant la réalisation des fonctions que doit accomplir une économie (allocation, production, consommation) mais dans le respect de certaines valeurs admises comme fondamentales. Il est en effet souhaitable, pense Michael, de partir dans une réflexion de ce genre des valeurs que devront incarner et favoriser les institutions. S'agissant de l'économie, les auteurs en ont avancé quatre.
La solidarité, pour commencer. Concrètement, cela signifie qu’une économie devrait engendrer des relations humaines où les gens se soucient les uns des autres. Cela semble évident, bien sûr, mais notre économie, on ne le sait que trop, produit tout le contraire. L'équité, ensuite, entendue à la fois comme équité de la rémunération et équité des circonstances. La gestion participative, encore, l’idée étant ici que les gens devraient avoir leur mot à dire lorsque des décisions sont prises et à proportion qu’ils sont touchés par ces décisions : la procédure une personne, un vote est ce qu'on retrouve parfois comme cas particulier à l'intérieur du système proposé. La diversité enfin, - des résultats, des moyens, des circonstances etc. - jugée incontournable et permettant d'échapper à l'homogénéisation.
Au total, l’Écopar propose un modèle économique dont sont bannis aussi bien le marché (capitaliste) que la planification centrale (des économies dirigées), la hiérarchie du travail et le profit. Dans une telle économie, d’inspiration libertaire, des Conseils de consommateurs et de producteurs coordonnent leurs activités au sein d’institutions fondées sur les valeurs préconisées. L’Écopar suppose la propriété publique des moyens de production et met en œuvre une procédure de planification décentralisée, démocratique et participative par laquelle des conseils de producteurs et de consommateurs font des propositions d’activités et les révisent jusqu’à la détermination d’un plan équitable et efficient. Le travail est distribué selon des «ensembles équilibrés de tâches» qui assurent des contributions et des sacrifices équitables de la part de chacun et la rémunération est fondée sur l’effort. Ce travail, j’en suis convaincu, donne un exemple qui doit être suivi et pointe la voie vers un type de démarche que doivent d’urgence accomplir les militants et les activistes.
Les pages qui suivent invitent donc les acteurs des récents mouvements sociaux à un moment de réflexion et de distance critique. Elles invitent à penser clairement, à transmettre de l'espoir et à chercher à réunir. Elles invitent à inventer des formes d'organisation et d'action inclusives, intégrantes et suggèrent qu'une partie de la réponse aux problèmes qu'elles identifient réside dans l'élaboration de "visions". Je suis convaincu que les tâches qu'elles nous invitent à accomplir sont aussi importantes et difficiles que le sont les questions qu'elles soulèvent. Mais les unes et les autres seront prises au sérieux par quiconque souhaite que nos mouvements ne s'essoufflent pas et qu'ils gagnent non seulement des réformes mais aussi, à terme, une transformation radicale de notre monde et des institutions qui le définissent.
Normand Baillargeon
Saint-Antoine-sur-Richelieu
Juillet 2003
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE
1. PRINCIPAUX OUVRAGES DE MICHAEL ALBERT
ALBERT, M. et HAHNEL, R. (1978) Unorthodox Marxism an Essay on Capitalism, Socialism and Revolution, South End Press. Boston.
ALBERT, M. et HAHNEL, R. (1981) Socialism Today and Tomorrow, South End Press. Boston.
ALBERT, M. et HAHNEL, R. (1981) Marxism and Socialist Theory, South End Press, Boston.
ALBERT, M. et DILLINGER, D. (Éds) (1983) Beyond Survival : New Directions for the Disarmament Movement, South End Press, Boston.
ALBERT, M. et al. (Éds) (1986), Liberating Theory, South End Press, Boston.
ALBERT, M. et HAHNEL, R. (1990) Quiet Revolution in Welfare Economics, Princeton, NJ: Princeton University Press. Disponible en ligne à : [http://www.zmag.org/books/quiet.htm].
ALBERT, M. et HAHNEL, R. (1991) Looking Forward: Participatory Economics for the Twenty First Century, Boston: South End Press, 1991. Disponible en ligne à : [http://www.parecon.org/lookingforward/toc.htm].
ALBERT, M. et HAHNEL, R. (1991) The Political Economy of Participatory Economics, Princeton: Princeton University Press, Disponible en ligne à : [http://www.zmag.org/books/polpar.htm].
ALBERT, M. (1994) Stop the Killing Train, South End Press, Boston.
ALBERT, M. (2000) Moving Forward : Program for a Participatory Economy, Ak Press, San Francisco, Edinburg.
ALBERT, M (2003) Parecon. Life after Capitalism, Verso.
2. SUR L'ÉCONOMIE PARTICIPATIVE
BAILLARGEON, Normand, «Une proposition libertaire : l’économie participative» dans : (2001) Les Chiens ont soif, Agône et Comeau Nadeau, Montréal et Marseille. Également disponible sur internet à : [http://www.parecon.org/writings/normand1.htm].BOWLES, Sam, «What Markets Can and Cannot Do», Challenge, July/August 1991.
DEVINE, Pat, Democracy and Economic Planning, Boulder: Westview Press, 1988.
DEVINE, Pat, «Markets Socialism or Participatory Planning?», Review of Radical Political Economics, Vol. 24; No. 3 & 4, 1992.
FOLBRE, Nancy, Contribution to «A Roundtable on Participatory Economics», Z Magazine, July/August, 1991.
HAGAR, Mark, «Contribution to A Roundtable on Participatory Economics», Z Magazine, July/August, 1991.
MANDEL, William M, «Socialism: Feasibility and Reality», Science and Society, Vol. 57, No. 3, Fall 1993.
NOVE, Alec, The Economics of Feasible Socialism Revisited, London: Harper-Collins Academic, 1990.
SCHWEICKART, David, «Socialism, Democracy, Market, and Planning: Putting the Pieces Together», Review of Radical Political Economics, Vol. 24; No. 3 & 4, 1992.
SCHWEICKART, David, Against Capitalism, Cambridge: Cambridge University Press, 1993.
WEISSKOPF, Thomas, «Toward a Socialism for the Future in the Wake of the Demise of the Socialism of the Past», Review of Radical Political Economics, Vol. 24; No. 3 & 4, 1992.
Un numéro spécial de la revue Science and Society (Vol. 66, No 1, Spring 2002) et intitulé : «Bulding Socialism Theoretically : Alternatives to Capitalism and The invisible Hand» consacre plusieurs pages à l’économie participative.
samedi, février 16, 2008
DROGUE ET SPORTS
Cette situation n’est pas propre au baseball et, dans de très nombreux sports, le recours à des drogues interdites est répandu — le cas le plus flagrant étant peut-être celui du cyclisme.
Dans la Ligue Nationale de Hockey, toutefois, les dirigeants nient vigoureusement que des joueurs se droguent. Mais les fans sont sceptiques, si on en croit un récent sondage (La Presse Canadienne et Harris/Decima) qui rapporte que «près de la moitié des Canadiens croient que plusieurs, ou à tout le moins un bon nombre de joueurs de la Ligue nationale de Hockey, font usage de produits dopants»
Qui a raison? Je n’en sais rien et je n’ai aucune compétence pour me prononcer. Mais il y a dans toute cette question de la drogue et du sport un aspect sur lequel la philosophie peut jeter un éclairage. Le voici : est-il légitime de vouloir interdire aux athlètes le recours à des drogues?
Comme vous allez le voir, poser cette question nous conduit à devoir faire des distinctions conceptuelles et à affronter des questions normatives qui sont, conjointement, la marque des problèmes philosophiques.
Des arguments en faveur de l’interdiction des drogues dans le sport
Convenons de limiter notre discussion aux adultes qui pratiquent des sports de haut niveau (olympisme, par exemple) ou qui sont des professionnels (joueurs de hockey, de baseball, de football, etc.). Distinguons aussi des drogues destinées à améliorer les performances (dorénavant DP) et celles qu’on appellera récréatives (le pot, le haschisch).
Avec le philosophe du sport (oui, oui : ça existe!) Drew Hayland, je propose de distinguer cinq arguments principaux qui sont avancés pour interdire à ces sportifs adultes d’utiliser des DP.
Les voici : 1. Les dangers pour la santé de l’utilisateur; 2. l’inéquité qui résulte de la prise de la drogue; 3. la pression ainsi exercée sur les autres joueurs; 4. la dénaturation de la personne et du sport que la drogue entraîne; 5. le manquement à des devoirs liés au statut de modèle des athlètes de haut niveau.
Voyons cela de plus près.
1. Les drogues que prennent les athlètes (par exemple, les stéroïdes anabolisants), sont réputées, surtout dans la quantité qu’ils ou elles les prennent, avoir des effets nocifs sur la santé. Ces effets présumés seraient physiques (cancer, perte de cheveux, masculinisation des femmes, par exemple) et psychologiques (augmentation de l’agressivité, instabilité de l’humeur, etc.).
2. Ceux et celles qui décident malgré tout de prendre des DP et qui peuvent le faire (ils en ont les moyens, ont accès à ces produits, etc.) vont, par là, bénéficier d’un avantage injuste sur les autres, qui ne veulent ou ne peuvent se les payer.
3. Dans les sports de haut niveau, les différences entre les performances individuelles sont minimes. Entre le gagnant du 100 mètres et le deuxième, il y aura typiquement un faible écart. Mais au premier iront la fortune et la gloire et personne ne se souviendra du deuxième. Au total, cela constitue une incitation à utiliser les DP, voire même une forme de coercition.
4. Le sport met en compétition des personnes qui, par des efforts et du travail, performent plus ou moins bien. Faire intervenir les drogues dénature les personnes et le sport : au bout du compte, ce sont des produits chimiques issus de technologies (et qu’on cherche à masquer) qui sont en compétition. Poussons cette logique jusqu’au bout et imaginons un homme «bionique» avec des jambes et des bras artificiels super performants. Cet homme pourrait bien patiner à une vitesse jamais vue et avoir un lancer frappé impossible à bloquer : mais beaucoup refuseront de dire qu’il s’agit encore d’une personne qui joue au hockey ou de le laisser jouer dans la LNH.
5. Finalement, comment oublier que ces athlètes sont des modèles, en particulier pour tant de jeunes? Apprendre que Saku Koivu prend de la DP pourra inciter certains de ses admirateurs qui jouent au hockey à en prendre eux et elles aussi et pourra laisser à de nombreux autres l’impression que prendre des drogues n’est pas si terrible : après tout, Koivu le fait bien.
Ce sont là de solides arguments et ils ont convaincu bien des gens qu’il est raisonnable d’interdire le DP aux athlètes adultes de haut niveau. Et pourtant, contre chacun d’eux, il existe des contre-arguments qui méritent réflexion.
Je vous suggère d’essayer d’en imaginer quelques-uns avant de poursuivre votre lecture.
Des contre-arguments
Ici encore, je suivrai Drew Hayland pour présenter certaines des répliques qu’on pourra mettre de l’avant contre les arguments précédents. Comme on va le voir, la stratégie consiste typiquement à montrer que les choses sont moins claires qu’on pourrait le penser.
Songez par exemple au concept de «drogue» et, bien vite, vous conviendrez que rien n’est simple. C’est ainsi que les athlètes, comme tout le monde, consomment un bon nombre de drogues sans qu’on trouve à y redire : aspirine, café, bière, vin, et bien d’autres. On dira sans doute que ce sont les DP et non les drogues récréatives qu’on veut bannir; mais, là encore, rien n’est simple.La caféine a un effet sur la performance et bien d’autres produits également, qui ne sont pas bannis.
Mais venons-en à nos cinq arguments.
1. Le premier faisait valoir les dangers des DP sur la santé. Mais les effets néfastes des DP sur la santé ne sont pas toujours clairement établis – comme le sont les effets de la cigarette, par exemple. De plus, dans certains cas, on interdit en faisant comme s’il s’agissait de prises de drogues des pratiques dont on sait qu’elles n’en sont pas et ne sont même pas néfastes : par exemple, le fait de se réinjecter son propre sang. Enfin, même si on accorde que certaines drogues en certaines quantités ont des effets néfastes sur la santé, il se trouve que la simple pratique de certains des sports où l’on interdit leur usage est plus dangereuse encore. C’est ainsi que la boxe, le football, l’alpinisme et le hockey font très probablement plus de blessés, souvent graves, et parfois même de morts, que les anabolisants. Ce premier argument est donc moins clair et a moins de poids qu’on a pu le penser à première vue.
2. L’usage de drogues, disait-on ensuite, donne un avantage injuste à qui les consomme. Mais est-ce vrai? Un sport est juste quand son règlement est appliqué de la même manière à tous les participants.Après quoi, ce que le sport permet justement de mettre en évidence ce sont des inégalités, qui ne sont pas injustes. Gretzky jouait mieux au hockey que tous les autres joueurs : la situation était inégale, mais pas injuste, puisqu’il était soumis au même règlement. L’athlète qui s’entraîne plus fort et plus longtemps et qui donne ensuite une performance meilleure que les autres leur est inégale, mais ce n’est pas injuste. La personne qui mesure 7 pieds a un avantage énorme sur celle qui en mesure 6 pour jouer au basket-ball : est-ce injuste? Qui fait de la musculation a dans bien des sports un avantage sur les autres : faut-il interdire la musculation? Encore une fois, il y a place à la discussion quant à ce qui est juste et injuste et soutenir que le fait de prendre certains produits procure d’emblée un avantage injuste est loin d’être toujours clair.
3. Mais la pression exercée sur les autres athlètes pour qu’ils se droguent eux aussi : voilà un bon argument, non? Pas sûr, rétorquent certaines personnes. Dans tous les métiers, les personnes décident en partie de ce qu’ils y investissent et certains choisissent de travailler plus fort, plus longtemps que les autres. Cela ne constitue pas une pression indue sur les autres. Pourquoi dire que c’est le cas avec les DP?
4. Et la dénaturation de la personne, puis du sport lui-même? Ici encore, certains feront valoir que ce que signifient personne et sport au «naturel» est plein d’ambiguïtés. Bobby Orr (le meilleur joueur de tous les temps, selon moi…) jouait en 1976 sous l’effet de fortes injections de cortisone pour soulager son genou blessé : était-ce naturel? La testostérone, qui compose les stéroïdes anabolisants, est naturelle, mais pourtant interdite. On le voit : ici encore, on trouvera une foule d’ambiguïtés et d’imprécisions.
5. Reste l’argument du rôle de modèles que jouent les athlètes, surtout auprès des plus jeunes. Certes, on voudrait que les personnes que nos jeunes admirent aient de belles qualités morales et personnelles : qu’elles soient intelligentes, généreuses, sensibles, nobles, qu’elles s’expriment bien et tout ce que vous voudrez. Mais tout cela, qui est souhaitable, ne saurait être exigé. Car si on se mettait à avoir de telles exigences, où arrêterait-on? Exigera-t-on des athlètes le célibat, l’abstinence à l’alcool? Non? Alors pourquoi en serait-il autrement avec les DP?
C’est certes un sujet bien complexe et je n’ai pu ici que l’effleurer. Mais une chose est certaine : les philosophes du sport ont jeté un doute sérieux sur les interdits pesant sur les DP. Et ils commencent à être entendus. C’est ainsi qu’un récent éditorial de la prestigieuse revue Nature (448 : 2, 2007, p. 512) soutient que ces interdictions sont des relents d’un autre âge et ne résistent pas à l’analyse. Les athlètes, pensent de plus en plus de gens, devraient pouvoir, en toute connaissance de cause et sous suivi médical, prendre toutes les drogues qu’ils désirent. Et on devrait éduquer plutôt qu’interdire.
Qu’en pensez-vous? Où vous vous situez sur la question vous donnera une indication de votre position sur une question centrale en philosophie politique. Terminons là-dessus, si vous le permettez.
Paternalisme et libéralisme
Nos sociétés sont libérales — pas au sens de notre Parti Libéral, mais au sens philosophique du terme. Cela signifie notamment que l’État n’a pas le droit de vous imposer une conception de ce que vous devriez faire de votre vie, qui reste un sujet sur lequel chaque adulte est libre de choisir en fonction de sa conception de ce qu’est une vie bonne.
Cela a pour corollaire qu’à moins que ce ne soit pour protéger les autres, on ne peut limiter la liberté d’un adulte (le cas des enfants est différent), même pour son bien.
Voici comment un des principaux fondateurs du libéralisme politique exprime et justifie cette idée : «La seule raison légitime que puisse avoir une communauté pour user de la force contre un de ses membres est de l'empêcher de nuire aux autres. Contraindre quiconque pour son propre bien, physique ou moral, ne constitue pas une justification suffisante. [on peut certes] lui faire des remontrances, le raisonner, le persuader ou le supplier, mais non le contraindre ou lui causer du tort s'il agit autrement. La contrainte ne se justifie que lorsque la conduite dont on désire détourner cet homme risque de nuire à quelqu'un d'autre. […] Mais pour ce qui ne concerne que lui, son indépendance est, de droit, absolue. Sur lui-même, sur son corps et son esprit, l'individu est souverain.» (John Stuart Mill, De la liberté, 1859)
Cette attitude libérale, si vous la partagez entièrement, tendra à vous faire affirmer qu’on n’a pas le droit d’empêcher des athlètes adultes de prendre les produits qu’ils veulent, même des DP. Le faire, selon vous, serait commettre ce péché qu’en philosophie politique on appelle le paternalisme, i.e. prétendre agir au nom du bien d’une autre personne, en pensant qu’on le connaît mieux qu’elle.
À cela, d’autres vont répliquer qu’il y a pourtant bien des cas où la collectivité impose des choses à ses adultes pour leur bien. Il y aurait donc, selon certains, à côté du paternalisme usuel et toujours répréhensible, une version modérée du paternalisme, qui serait, lui, justifiable.
Si vous adhérez à cette idée, vous pourrez tenter de justifier qu’on limite la liberté des athlètes de se droguer au nom d’un paternalisme faible. Qui a raison? Pour vous aider à y réfléchir, voici justement des exemples où notre société a fait des choix qui vont dans le sens d’un paternalisme modéré — et ont pris des décisions que des libéraux plus purs auront tendance à dénoncer comme du paternalisme. Je vous suggère de chercher à préciser où vous vous situez sur tous ces cas, comme sur celui de la DP :
Obliger les gens à porter la ceinture de sécurité au volant; ou le casque à moto; interdire les duels; interdire l’achat de certains médicaments sans prescription médicale; interdire la baignade à certains endroits; interdire la prostitution; légiférer la pornographie; donner à des enfants des traitements même si leurs parents les refusent pour eux; imposer une retenue sur salaire pour un régime de retraite.
vendredi, février 08, 2008
FRIANDISE INTELLECTUELLE: LES PROBLÈMES DE GETTIER
Ces deux contre-exemples sont destinés à montrer que l’analyse paradigmatique du concept de connaissance est inadéquate.
Je voudrais ici rappeler ce que sont ces deux contre-exemples imaginés par Gettier et montrer en quoi ils invitent à conclure à l’insuffisance de la définition paradigmatique de la connaissance. Mais, avant tout, il convient de rappeler en quoi consiste justement cette définition paradigmatique de la connaissance.
Comme tant de choses en philosophie, elle trouve son origine chez Platon, plus précisément dans le Théétète.
La définition paradigmatique de la connaissance
Dans ce dialogue, Socrate s’adresse au personnage qui lui donne son titre pour lui demander ce qu’est la connaissance.
Théétète commence par répondre que ce sont toutes ces disciplines que lui enseigne son professeur : l’astronomie, l’histoire naturelle, les mathématiques, etc.
Socrate lui fait alors comprendre que si ce sont bien là des exemples de connaissances, ce n’est pas ce qu’il lui a demandé : ce que Socrate veut, c’est que Théétète lui dise ce qu’est la connaissance. Théétète ne peut pour cela se contenter d’une simple énumération de connaissances.
Celui-ci en convient. S’ensuit alors un long échange au terme duquel Théétète et Socrate convergent vers une définition qui sera ensuite reprise dans la tradition philosophique occidentale. Elle sera incorporée au sein de la philosophie analytique du XXe, où elle sera reformulée de manière canonique et connue comme «l’analyse tripartie de la connaissance». (On doit cette formulation canonique à Roderick M. Chisholm. On la trouvera dans: Perceiving : A Philosophical Study, Cornell University Press, New York, 1957, page 16.)
C’est que selon cette analyse, il y a connaissance là où trois conditions sont satisfaites.
Rappelons-les et, pour cela, posons un sujet (S) et une proposition (P).
On aura :
S sait que P = Df
1. S est de l’opinion que P (ou si l’on préfère: croit que P);
2. P est vrai;
3. La croyance que P par S est épistémiquement justifiée.
Cette analyse est extrêmement convaincante et c’est justement pourquoi elle a si longtemps constitué le cadre paradigmatique des débats et des discussions en épistémologie.
Je ne peux en effet savoir que P si je ne pense pas que cette proposition est vraie; je ne pourrai non plus dire le savoir si P se révèle être fausse; enfin, je ne peux savoir P que si je la pense vraie pour de bonnes raisons (on ne sait pas une chose que l’on répète sans la comprendre, qu’on affirme par hasard, et ainsi de suite).
Cette analyse incite à conclure que ces trois conditions doivent être conjointement satisfaites pour que S puisse prétendre savoir que P.
Or, ce que Gettier a justement voulu montrer, par deux contre-exemples, c’est que cette analyse tripartite de la connaissance est insatisfaisante.
Pour ce faire, il a imaginé des situations où les trois condition sont satisfaites, mais où ne peut pas dire de S qu’il sait que P.
Voyons cela de plus de près (dans les paragraphes qui suivent, je vais simplement paraphraser les deux contre-exemples proposés par Gettier).
Les deux contre-exemples de Gettier
1. Smith, Jones, un poste et dix pièces de monnaie
Supposons que Smith et Jones sont les deux candidats à un certain poste. Supposons en outre que Smith a des bonnes raisons de tenir pour vraie la proposition conjonctive suivante :
(a) C’est Jones qui va obtenir le poste et Jones a dix pièces de monnaie dans sa poche.
Ce que sont ces bonnes raisons importe peu (disons, si vous voulez, que le président de la compagnie a dit à Smith que Jones allait obtenir le poste et que Smith vient tout juste de voir Jones compter la monnaie qu’il a dans sa poche) : l’important, ici, est que Smith est épistémiquement justifié de tenir (a) pour vraie.
Smith est alors épistémiquement justifié de croire que la proposition suivante, qui s’ensuit, est vraie :
(b) La personne qui va obtenir le poste a dix pièces de monnaie dans sa poche.
Mais supposons aussi que, sans qu’il le sache, c’est bien lui, Smith, et non Jones, qui va obtenir le poste; supposons encore que lui-même, Jones, a également, sans le savoir, dix pièces de monnaie dans sa poche. La proposition (b) est donc vraie, bien que la proposition (a), à partir de laquelle on l’a inférée, soit fausse.
Gettier suggère que dans cet exemple :
• la proposition (b) est vraie;
• Smith croit que la proposition (b) est vraie;
• Smith est justifié de croire que la proposition (b) est vraie.
Pourtant, il est évident que Smith ne sait pas que la proposition (b) est vraie : d’une part puisqu’elle est vraie en vertu du nombre de pièces de monnaie qu’il a dans sa poche et qu’il ignore; d’autre part parce qu’il fonde sa croyance en la proposition (b) sur le nombre de pièces de monnaie dans la poche de Jones, qu’il croit en outre, mais à tort, être la personne qui obtiendra le poste.
Venons-en au deuxième contre-exemple de Gettier.
2. Smith, Jones, Brown et une voiture de marque Ford
Supposons que Smith a de bonnes raisons de tenir pour vraie la proposition suivante :
(c) Jones possède une voiture de marque Ford.
(Ici encore, on pourra donner la justification que l’on veut à cette croyance, l’important étant que Jones soit épistémiquement justifié de penser que (c) est vrai).
Imaginons en outre que Smith a un autre ami appelé Brown, et dont il ignore où il se trouve.
Smith choisit au hasard trois noms de lieux avec lesquels il formule les trois propositions suivantes :
(d) Ou bien Jones possède une voiture de marque Ford, ou bien Brown est à Boston;
(e) Ou bien Jones possède une voiture de marque Ford, ou bien Brown est à Barcelone;
(f) Ou bien Jones possède une voiture de marque Ford, ou bien Brown est à Brest-Litovk.
La proposition (c) implique chacune de ces trois propositions. Le remarquant, Smith conclura, avec raison, que puisqu’il a de bonnes raisons de croire (c), il est épistémiquement justifié de sa part de croire ces trois dernières propositions — bien qu’il ignore où se trouve Brown.
Supposons encore qu’à ce moment précis, Jones n’est plus le propriétaire d’une voiture de marque Ford, mais conduit une voiture de location. Et supposons pour finir que, par pure coïncidence, le lieu nommé dans la proposition (e) est bel et bien le lieu où se trouve Brown.
Gettier suggère que dans cet exemple Smith ne sait pas que (e) est vraie même si :
• (e) est vraie;
• Smith croit que la proposition (e) est vraie;
• Smith est justifié de croire que la proposition (e) est vraie.
Ces deux contre-exemples, suggère Gettier, montrent que la définition tripartite de la connaissance est inadéquate, plus précisément qu’elle ne donne pas la condition suffisante permettant de dire d’une personne qu’elle a la connaissance d’une proposition donnée.
Peut-on éviter cette conclusion et préserver l’analyse tripartite de la connaissance? Faut-il au plutôt revoir cette définition? Quelles nouvelles conditions faut-il alors adjoindre à la traditionnelle définition tripartite?
Une abondante littérature est consacrée à ces questions et à de très nombreuses autres suggérées par les problèmes de Gettier. Leur examen déborde le cadre de ce texte; mais je reviendrai sans doute sur le sujet uen autre fois.
Pour en savoir plus :
L’article de Gettier et certains des textes qu’il a inspirés sont réunis dans : DUTANT, J. et ENGEL, P. (éd.) Philosophie de la connaissance. Croyance, connaissance, justification, Vrin, Paris, 2005.
mercredi, février 06, 2008
LE CARRÉ DISPARU
Je me demande si mon explication du phénomène est claire. Votre avis?
Considérez les deux triangles suivants :
Celui du haut, on le voit, a été découpé en quatre figures : en haut, à droite, un petit triangle, mesurant 2 unités de haut et dont le côté mesure cinq unités; juste sous lui, un heptomino (une figure à 7 unités de surface); sous celle-ci, un octomino (une figure de 8 unités de surface); enfin, le grand triangle qui reste, qui a trois unités de haut et dont le côté mesure huit unités.
Le deuxième triangle a été composé en replaçant ces quatre morceaux. Or on peut le constater: réorganisées, elles laissent un trou d’une unité.
Problème. Il s’agit évidemment d’une illusion : mais comment fonctionne-t-elle?
L’illusion est créée par le fait qu’aucune des deux triangles n’a exactement la même surface que les parties qui le composent.
Voyons cela. On s’en souvient : on mesure la surface d’un triangle en mesurant sa base par sa hauteur, puis en divisant le résultat par 2 : (b x h/ 2) — une formule que ces triangles sur fonds quadrillés permettent d’ailleurs de bien visualiser.
Ici, on a donc: 13 x 5 / 2 = 32, 5.
Or, les carrés occupent, dans le premier triangle, comptez-le, 32 unités et dans le deuxième, 32 + 1, soit 33 unités. Comment est-ce possible?
C’est simple. En raison de leurs proportions, le petit triangle que nous avons découpé en haut à droite (rapport de 5 :2) et le deuxième, plus grand, découpé à gauche (rapport de 8 : 3) ont des hypoténuses qui ne forment pas une ligne droite. Cette courbure est minuscule (1/128 d’unité) et on ne la voit que très difficilement à l’œil nu. Pourtant, notez sur la première figure le lieu où se croisent les hypoténuses des deux triangles (le petit et le grand); puis observez le même point sur la figure du bas. Vous verrez clairement l’effet produit. Dans le premier cas, les hypoténuses e rejoignent légèrement plus bas que dans le deuxième et la ligne obtenu est courbée vers l’intérieur ou vers l’extérieur selon le cas. On voit mieux tout cela sur l’illustration suivante :
La surface que couvre l’espace entre ces deux courbes mesure exactement l’unité manquante.