[Sous la plume de Johanne Lebel, la revue Découvrir, de l'ACFAS, publie dans son numéro d'avril-mai 2008 une entrevue avec moi sur le thème Science et société. En voici la première partie]
Philosophe, vulgarisateur scientifique, pédagogue, traducteur, essayiste, auteur de jeux mathématiques et libre-penseur, Normand Baillargeon possède un parcours marqué par la curiosité et l’engagement.
Durant son enfance au Cameroun et au Sénégal, dans les années 1960, avec des parents coopérants, il côtoie le racisme et l’inégalité et il en héritera son goût pour le combat contre l’injustice. Son intérêt pour les sciences humaines et les modèles mathématiques que l’on peut y appliquer l’ont d’abord mené du côté de l’épistémologie. Pour l’étudier, c’est Mario Bunge, physicien et philosophe des sciences professant à l’Université McGill, qu’il a alors approché. « Très bien, lui répondit celui-ci. Mais pour se lancer dans l’étude critique d’un domaine, il faut d’abord posséder un doctorat dans celui-ci… » Baillargeon commencera donc par faire un doctorat dans une science humaine (il choisira l’éducation), avant d’en faire un en philosophie.
Ses très nombreux écrits, articles, essais, traductions, préfaces et autres, témoignent d’un esprit encyclopédique. Le suivre, c’est fréquenter tour à tour Bertrand Russell, Lewis Carroll, Gilbert Langevin ou encore Albert Einstein.
Si on connait bien son engagement sur la place publique, il faut aussi souligner qu’il initie les bacheliers du programme d’éducation de l’UQÀM aux fondements de l’éducation et donc à Platon, John Dewey, Pierre Bourdieu et compagnie. Et il le fait, assure-t-il, avec un grand bonheur.
Découvrir : Vous soutenez qu’une formation scientifique est nécessaire à la formation d’un esprit critique, nécessaire même pour former des citoyens capables de penser et d’agir dans le monde. Pourquoi croyez-vous qu’il soit si important de former les gens à la pensée rationnelle en général et à la pensée scientifique en particulier?
Normand Baillargeon : Je m’inscris au sein d’une tradition de gens de gauche issue du Siècle des Lumières et qui comprend des personnes qui sont typiquement rationalistes et, sinon anarchistes, du moins proches d’une tendance libérale très radicale. Ce sont des gens comme Condorcet, Pierre Kropotkine, Bertrand Russell ou encore Noam Chomsky. Comme eux, je suis persuadé que la diffusion de la rationalité est essentielle à l’émancipation des individus et à la survie de l’espèce. Ce qui est mis en jeu par là est une conception de l’être humain et de la rationalité : c’est celle que défendait déjà Aristote quand il affirmait que les êtres humains sont fait pour penser et pour comprendre et qu’il est dans leur nature d’y prendre plaisir; mais on y trouve aussi un volet politique, la conviction que nous sommes faits pour coopérer et que la rationalité, indispensable à l’émancipation de l’individu, a aussi un rôle majeur à jouer dans la conversation démocratique, c’est-à-dire dans les délibérations puis dans l’action collective. Or, sur ce plan, je pense qu’il se joue dans nos sociétés une véritable bataille, souvent occulte, pour façonner l’opinion et ceci a une grande importance sociale et politique. Considérez par exemple ces firmes de relations publiques, qui mettent en œuvre diverses techniques et stratégies pour façonner l’opinion publique. Je viens justement de faire la présentation de Propaganda, un livre du principal fondateur de cette industrie, Edward Bernays (1891-1995). C’est une lecture fascinante et instructive. En toute candeur il explique comment on doit utiliser la psychologie, les sciences sociales et la psychanalyse pour faire adopter à la masse des gens des valeurs, des comportements, des modes de pensée. Écrit en 1928, ce bouquin n’a rien perdu de sa pertinence. Mais si on prend au sérieux l’idéal démocratique, l’existence de telles institutions rend plus urgent encore, pour le citoyen, de développer sa capacité à penser de manière critique, d’ acquérir des savoirs , des concepts et des habiletés permettant d’apprécier les données et les informations qui nous sont proposées.
La pensée rationnelle permet donc de se prémunir contre des discours, parfois séduisants et qui peuvent sembler vraisemblables, mais qui ne résistent pas à l’analyse. Parmi ceux-ci, outre cette propagande dont je viens de parler, il y a encore les pseudosciences. Il n’est hélas pas besoin de chercher bien loin. Par exemple, le livre le plus vendu au Québec depuis deux ans s’appelle « Le secret ». On y soutient, en un mot, que selon une supposée loi physique dite d’attraction, les choses peuvent arriver par la seule force de nos souhaits. Or, avec un minimum de culture scientifique, il est impossible d’adhérer à ces sornettes et on pourra ainsi éviter de se faire rouler dans la farine de cette imbuvable et même dangereuse mixture de mécanique quantique mal digérée et de pensée positive. Condorcet serait bien désespéré devant le succès de ce livre; comme il le serait de constater que la majorité des journaux possèdent une rubrique quotidienne d’astrologie — alors qu’ils ne couvrent que si peu l’actualité scientifique, notamment celle qui pourrait avoir une si grande portée politique.
Découvrir : Vous avez donc trouvé utile de nous proposer un Petit cours d’autodéfense intellectuelle?
N. Baillargeon : En effet. J’ai écrit ce livre, vous l’avez deviné, parce que je suis très préoccupé d’une part par le fait que la rationalité n’occupe pas toute la place qu’elle devrait dans nos discussions sociales, politiques et économiques, et d’autre part par le fait que la propagande occupe une si grande place dans nos sociétés, où elle ne rencontre que trop peu de résistance. J’ai en fait écrit le livre que j’aurais aimé que l’on me donne à 20 ans, quand se développait mon intérêt pour toutes ces questions, à la fois scientifiques, philosophiques et politiques.
Découvrir : Vous commencez par présenter deux outils indispensables à la pensée critique : le langage et les chiffres. Pourquoi?
N. Baillargeon : Il le fallait. C’est que le langage est un outil extrêmement puissant et tous les charlatans et tous les manipulateurs le savent bien, depuis toujours. Considérez par exemple ces mots qu’on appelle des mots-fouines. La fouine attaque un nid d’oiseau en gobant le contenu de l’œuf et en laissant derrière elle une coquille apparemment intacte, mais vide. Les mots-fouines font de même pour des propositions : ils les vident de leur substance. La publicité en raffole. Telle crème contient jusqu’à 60 p. 100 de XYZ, dit-on. Le terme « jusqu’à » est un mot-fouine et il pourrait bien avoir vidé la proposition de sa substance. Peut, aide, contribue, sont aussi des mots-fouines potentiels. Vous en reconnaîtrez vite de nombreux autres.
Mais l’innumérisme est aussi dommageable que l’illettrisme. Et c’est pourquoi, après le chapitre sur le langage, je propose dans un assez long chapitre des outils de ce que j’appellerais des «mathématiques citoyennes», comprenant notamment un rappel de notions de statistiques et de probabilités. Elles sont indispensables pour tout le monde, y compris les universitaires. Permettez-moi une anecdote. Je participais il y a quelque années à un colloque universitaire, quand un conférencier a affirmé, très sérieusement, que 2 000 enfants iraquiens mouraient à chaque heure du fait de l’embargo américano-britannique, et cela depuis 10 ans. Cet embargo a certes été une abomination. Mais cette affirmation l’est aussi. Pour le constater, comptons — ce qui est un bien utile outil d’autodéfense intellectuelle. Selon le conférencier, 48 000 enfants meurent à tous les jours; en multipliant par 365, nous obtenons plus de 17 millions de morts. Au bout de 10 ans, l’Iraq, un pays de 20 millions aurait donc perdu plus de 170 millions d’enfants…
Cet exercice ne demande que le réflexe de réfléchir à une donnée chiffrée qui est avancée et ne requiert pas un grand savoir mathématique. En fait, quand une donnée chiffrée est avancée, il est crucial de se demander qui a compté, comment a été défini ce qui est compté et comment on a compté. Cela, encore une fois, peut avoir une grande importance politique. En voici un autre exemple. L’an dernier, quand le président américain ou les porte-paroles militaires du Gouvernement américain parlaient du nombre de morts en Iraq, un chiffre était régulièrement cité dans de nombreux médias: 30 000 victimes. Pourtant, au même moment, les mêmes officiels américains affirmaient, sans semble-t-il être trop gênés de l’inconsistance de leur discours : We don’t do body count.
Précisément à ce moment-là, la revue The Lancet publiait les travaux d’une équipe d’épidémiologistes ayant mené sur le terrain une enquête sur le nombre de civils morts depuis les débuts de la guerre. The Lancet comme on sait, est une excellente publication, avec comité de lecture. Or, en utilisant des méthodes épidémiologiques reconnues, l’article arrivait à 654 965 morts. Le plus triste est qu’à peu près aucun des grands quotidiens québécois n’a repris cette information — mais elle s’est cependant retrouvée dans la presse indépendante ou alternative. On le voit sur cet exemple : être vigilant et multiplier les sources auxquelles on s’informe sont deux stratégies efficaces pour assurer son autodéfense intellectuelle.
vendredi, avril 11, 2008
ENTREVUE DANS LA REVUE DÉCOUVRIR 1/2
Libellés :
éducation,
Normand Baillargeon,
pensée critique,
science
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2 commentaires:
Ce n'est pas la première fois que vous parlez de l'anecdote des 2000 enfants irakiens mourant à l'heure. Mais est-ce que vous avez demander au conférencier s'il ne s'était pas embourbé dans ses chiffres ou qu'il n'avait pas fait un tout petit lapsus?
Bonjour,
Hélas, oui.
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