lundi, avril 06, 2009

DES MOTS D’ESPRIT DE BERTRAND RUSSELL

[Un autre encadré pour le livre Humour et Philosophie]

Je l’ai souvent écrit et je l’ait dit plus souvent encore : Bertrand Russell (1872-1970) est, entre tous, mon philosophe du XXe siècle préféré.

Je lui voue cette grande admiration pour plusieurs raisons. Pour commencer, à cause de la profondeur de son travail en philosophie et en mathématiques, qui est, indiscutablement, celui d’un génie. Mais j’admire aussi Russell pour sa grande intégrité et pour son engagement politique constant et indéfectible, un engagement qui fut, sa vie durant, celui d’un radical et d’un compagnon de route des libertaires.

Russell, ce qui ne gâte rien, avait de surcroît un grand sens de l’humour, caractérisé notamment par sa capacité à produire des mots d’esprits fins et souvent caustiques.

Ceux que je vous propose ici sont de deux genres. Les premiers seront compris par tout le monde; les suivants demandent, pour être pleinement appréciés, des connaissances en philosophie.

Mais laissons le parole est à Russell :
***
Je tombai un jour sur un écolier de taille moyenne qui était en train de maltraiter un écolier plus petit. Je lui fis des remontrances, mais il rétorqua : «Les grands me tapent dessus, alors je tape sur les bébés : c’est ça qui est juste».
Par ces mots, il venait de résumer l’histoire de l’espèce humaine.
***
L’art de la propagande, tel que le pratiquent les politiciens et les Gouvernements modernes, est dérivé de l’art de la publicité. La psychologie, en tant que science, doit beaucoup à ceux qui pratiquent cet art. Autrefois, la plupart des psychologues n’auraient jamais cru que l’on puisse convaincre un grand nombre de personnes de l’excellence d’une marchandise simplement en affirmant avec emphase qu’elle est excellente.
L’expérience a démontré qu’ils se trompaient.
***
On dit souvent que c’est un grand mal de s’attaquer aux religions parce que la religion rend l’homme vertueux. C’est ce qu’on dit; je ne l’ai jamais observé.
***
Les êtres humains naissent ignorants, pas stupides : c’est l’éducation qui les rend ainsi.
***
L’absence de ligne de démarcation claire entre les humains et les singes est très gênante pour la théologie. Quand les humains ont-il eu une âme? Le Chaînon Manquant pouvait-il pécher et en ce cas pouvait-il aller en enfer? La responsabilité morale s’applique-t-elle au Pithecanthropus Erectus? L’Homo Pekiniensis était-il damné? L’Homme de Piltdown allait-il au Paradis?
***
Kant nous assure que c’est Hume qui, par sa critique du concept de causalité, le réveilla de son sommeil dogmatique : mais le réveil ne fut que temporaire et il inventa bien vite un somnifère qui lui permit de retourner dormir.
***
Il existe en Enfer une salle de souffrance réservée exclusivement aux philosophes qui pensent avoir réfuté Hume. Ces philosophes, quoiqu’ils soient en Enfer, ne sont toujours pas devenus plus sages et ils continuent de mener leur vie selon leur animale propension à l’induction. Mais à chaque fois qu’ils procèdent à une induction, l’instance suivante la falsifie. Ceci, cependant, ne vaut que pour le premier siècle de leur damnation. Après cela, ils apprennent à s’attendre à voir falsifié ce qu’ils ont induit; mais ce n’est cependant plus le cas durant tout le siècle de torture logique qui suit, qui modifie leur expectative. Les surprises se succèdent durant toute l’éternité, et à chaque fois elles sont portées à un niveau logique supérieur.
***
Si nous énumérons les choses qui sont chauves, puis les choses qui en sont pas chauves, nous ne trouverons l’actuel Roi de France sur aucune des listes.
Les hégéliens, qui adorent les synthèses, concluront probablement qu’il porte une perruque.
***
Le réalisme naïf conduit à la physique et la physique, si elle est vraie, montre que le réalisme naïf est faux. Il s’ensuit que si le réalisme naïf est vrai, alors il est faux; donc il est faux.
***
Les mathématiques sont une science où on ne sait ni de quoi on parle, ni ce qu’on dit est vrai.
***
L’école philosophique aujourd’hui la plus influente en Grande-Bretagne soutient une doctrine linguistique à laquelle je suis incapable de souscrire. […] Ces philosophes me rappellent un marchand à qui un jour je demandais le plus court chemin pour aller à Winchester. Il appela un homme qui se trouvait dans l’arrière boutique :
— Le monsieur veut connaître le plus court chemin pour aller à Winchester.
Une voix répondit :
— Winchester?
— Ouais.
—Comment s’y rendre?
— Ouais.
— Le plus court chemin?
— Ouais.
— J’sais pas…
Il voulait savoir clairement et précisément ce qu’était de la question, mais la réponse ne l’intéressait pas. C’est exactement l’effet que produit la philosophie moderne sur ceux qui recherchent sincèrement la vérité.

5 commentaires:

Anonyme a dit…

Quel est le titre du volume d'où sont tirées ces citations?

En passant, je ne sais pas si vous connaissez celle-ci d'Einstein en réponse à quelqu'un qui lui demandait pourquoi les hommes pouvaient découvrir les atomes, mais pas les moyens de les contrôler: «C'est simple, mon ami: parce que la politique est plus difficile que la physique.»
(«Pensées intimes», Albert Einstein, éd. Anatolia/Du Rocher).

Salutations cordiales!

Normand Baillargeon a dit…

Bonjour, Elles sont tirées de plusieurs ouvrages de Russell. Merci pour la citation d'Eisntein.

Normand

Bast a dit…

Russell est un modèle pour moi. Son intégrité, sa recherche hors-norme d'une éthique et d'un engagement politique radicaux, son absence de peur ou de compromissions, son anarchisme aristocrate, son flegme britannique, tout ça me comble et m'inspire. Dans sa monumentale Histoire de la Philosophie, je trouve sa vive intelligence puissamment tournée vers la désintoxication de la pensée idéaliste. J'adore les citations que vous nous partagez, surtout celles qui ont trait à Hume! Pauvre Kant, il en prend pour son rhume... :)

Normand Baillargeon a dit…

@ Bast. «Son intégrité, sa recherche hors-norme d'une éthique et d'un engagement politique radicaux, son absence de peur ou de compromissions, son anarchisme aristocrate, son flegme britannique»: joliment dit, mon cher: je ne saurais faire mieux. Ceci dit, je le trouve trop sévère avec Kant; faut dire que Russell est un empiriste dans la bonne vieille tradition et que, par lui, c'est un peu Hume, Berkeley et Locke qui répliquent à Kant.

Normand

Bast a dit…

Bien sûr qu'il est trop sévère avec Kant! Il en va de Kant comme de Heidegger ou de Nietzsche : adulés autant que critiqués. Qui aime bien châtie bien! :)