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lundi, septembre 28, 2009

2- ÉPISTÉMOLOGIE: LA TRADITION EMPIRISTE - LOCKE, BERKELEY, HUME

[Je suis encore à l'écriture de cette introduction à la philosophie promise à un éditeur.
Je consacrerai finalement deux chapitres à l'épistémologie. Le premier traite des épistémologies rationalistes et empiristes. Voici la section de ce chapitre qui porte sur l'empirisme. Les encadrés présentant des doses de ceci-cela sont une des contraintes de l'éditeur.

Commentaires et suggestions sont plus que bienvenus.]

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Nous commencerons comme il se doit par un rappel des idées avancées par John Locke (1632-1704), généralement considéré comme le fondateur de l’école empiriste anglaise.
L’œuvre de Locke, qui était à la fois médecin et philosophe, a exercé dans l’histoire des idées une très grande influence. En philosophie politique, on reconnaît généralement en lui un des fondateurs du libéralisme politique, une doctrine qui aura une très grande postérité et dont nous reparlerons dans cet ouvrage. En épistémologie, il inaugure la position empiriste, qui aura une riche descendance.

Locke est un contemporain (et même un ami) d’Isaac Newton (1642-1727) et on pourra commodément présenter l’empirisme qu’il va proposer comme un théorie atomique ou corpusculaire de l’esprit et de la connaissance, justement avancée sur le modèle de la mécanique newtonienne, qui est une théorie atomique (ou corpusculaire) de la matière.
Ce que Locke veut montrer, et c’est là toute l’ambition de l’empirisme, c’est que toute notre connaissance provient de l’expérience, ou encore, selon la formule médiévale, que «Nihil est in intellectu, quod non prius fuerit in sensu», c’est-à-dire que : «Rien n’est dans l’esprit qui n’ait d’abord été dans les sens». C’est là un très vaste programme et Locke reconnaît modestement qu’il va surtout s’agir pour lui de l’amorcer, en écartant les erreurs et contresens qui s’opposent à sa réalisation.

Pour ce faire, il doit d’abord rejeter la thèse cartésienne et rationaliste selon laquelle il existerait des idées innées : si cette thèse est accordée, le programme empiriste est d’avance voué à l’échec, puisque toute notre connaissance ne proviendrait pas de l’expérience.

Locke ouvre donc son Essay concerning Human Understanding (1ère édition, 1689) en avançant des arguments destinés à convaincre ses lecteurs qu’il n’existe pas d’idées innées. Le savoir mathématique, par exemple, dira Locke, qu’invoquent les rationalistes, est démonstratif et il faut apprendre ces démonstrations et les suivre pas à pas; les prétendues vérités évidentes et tenus pour cela pour innées se révèlent ne pas être tenues pour telles divers en divers lieux ou à divers moments — elles sont en ces lieux ou à ces moments ou inconnues ou refusées; d’autres sont incompréhensibles à certaines personnes; de plus, si ces idées innées existaient, elles seraient plus visibles encore chez les enfants que chez les adultes, les premiers étant moins affectés par les us, coutumes et conventions de leur société : or, ce n’est manifestement pas le cas et les enfants doivent les apprendre.

Pour finir, ajoute Locke, une théorie qui expliquerait le fonctionnement de l’esprit et la connaissance humaine sans recourir aux idées innées et qui le ferait aussi bien que les théories rationalistes, qui y ont recours, sera préférable à ces dernières parce que plus simple et faisant intervenir moins d’entités.

Il suggère donc que l’esprit est au point de départ, chez le bébé qui vient au monde, une tabula rasa, un tableau vide, et que ce sont les impressions reçues des sens qui vont peu à peu inscrire sur ce tableau ce qui deviendra l’ensemble des connaissances de cette personne.

Les sensations, fournies par l’expérience ; la réflexion de l’esprit sur ces sensations (lequel esprit, à défaut d’idées innées, possède donc des capacités innées) : avec ces seuls outils, Locke croit pouvoir reconstruire notre savoir et tout ce qui peuple notre esprit.

Nous n’entrerons pas ici dans le détail de cette longue et complexe démonstration. Mais il convient néanmoins de rappeler trois paires distinctions que Locke déploie.
La première distingue les idées simples et les idées complexes. Les idées simples sont en quelque sorte les atomes insécables de l’épistémologie de Locke et de sa théorie de l’esprit : elles proviennent typiquement d’un sens, ne peuvent être décomposées et ne sont connues que par l’expérience : la couleur rouge, le froid de la glace, la saveur de l’orange, en sont des exemples. Les idées complexes sont issues soit des combinaisons de ces idées simples (l’idée de pomme est construite avec les idées simples de rouge, de sphérique, etc.), soit de leur comparaison (plus grand que, par exemple), soit de leurs relations (avant, après, loin, au sud de, etc.) soit de l’abstraction (amour, par exemple).

La deuxième paire nous est familière: c’est la distinction entre qualités premières inhérentes aux objets et qualités secondes, qui dépendent de l’observateur et de ses organes de perception : ce sont des potentialités de l’objet et de ses qualités premières produites en nous. Prenons un pomme et posons là sur une table: sa forme, sa solidité, sa taille, le fait qu’il y en ait une, qu’elle soit située à tel endroit, immobile ou en mouvement, en sont des qualités premières ; mais sa saveur, sa couleur, le bruit qu’elle fera si elle tombe de la table en sont des qualités secondes : elles sont causées par la pomme et ses qualités premières dans notre esprit et n’ont pas d’existence hors d’elle.

La troisième et dernière paire de distinction a trait aux idées particulières et aux idées générales. Locke n’a aucun mal à rendre compte de la présence en notre esprit d’idées particulières, même complexes. Mais qu’en est-il des idées générales ? Comment en vient-on à en posséder et que sont-elles ? Locke est pleinement conscient de l’ampleur de cette difficulté pour toute épistémologie: «Puisque, demande-t-il, toutes les choses qui existent sont seulement particulières, comment en vient-on à utiliser de termes généraux ?».

La réponse de Locke est qu’il s’agit d’idées complexes créées par abstraction. «Les mots deviennent généraux lorsque nous en faisons les signes d’idées générales : et des idées deviennent générales quand nous les séparons de leurs circonstances de temps, de lieu et de toutes autres idées qui pourrait les consigner à telle ou tel existence. C’est de cette manière, par abstraction, qu’elles sont capables de représenter plus d’une chose individuelle ; »

Au réalisme platonicien, qui croit en l’existence d’Idées, Locke oppose donc une théorie de l’abstraction selon laquelle ayant noté certaines caractéristiques communes à des objets, nous assignons un nom à cette caractéristique. Les catégories générales n’existent donc pas en elles-mêmes, comme le pensait Platon : elles sont des concepts créés par abstraction — et la position de Locke est pour cette raison appelé le conceptualisme.

Les idées de Locke sont souvent d’abord reçues comme exprimant une épistémologie et une théorie de l’esprit finalement assez proches du sens commun et éminemment raisonnables. Elles génèrent pourtant de graves problèmes et, comme on va le voir, l’empirisme est devenu de plus en plus difficile à croire et de moins en moins attrayant à mesure qu’il a tenté de résoudre ces problèmes.

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Une dose pour avoir l’air intelligent
La pirouette de Locke devant la notion de substance


Un de ces malaises est déjà présent chez Locke, quand il traite de cette notion de substance, capitale dans la position rationaliste. Qu’one en juge : « Aussi, toute personne examinant sa notion de pure substance en général, découvrirait qu’il n’en a absolument aucune autre idée que la supposition seule d’un je-ne-sais-quoi, support de qualités capables de produire en nous des idées simples ; et ces qualités sont communément appelées accidents. Si l’on demandait quelle est la chose à laquelle sont inhérents la couleur ou le poids, il ne trouverait à dire que : « Les éléments étendus solides ». Et si on lui demandait la nature de ce en quoi inhèrent cette solidité et cette étendue, il ne serait pas dans une situation meilleure que l’Indien déjà cité ; il disait que le monde était soutenu par un grand éléphant, et on lui demanda : « Sur quoi l’éléphant repose-t-il ? » ; il répondit : « Sur une grande tortue » ; mais on insista : « Qui soutient la tortue au large dos ? », et il répliqua : « Quelque chose, je ne sais quoi ». (Essai philosophique concernant l'entendement humain, Livre II, chapitre 23, 2)
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L’immatérialisme de Berkeley


On doit au jeune George Berkeley (1685-1753) une position épistémologique et métaphysique étrange, mais frustrante tant elle est difficile à réfuter : l’idéalisme subjectiviste ou immatérialisme.

Berkeley, qui deviendra évêque, était horrifié des conséquences qu’il pressentait que pouvaient avoir sur la religion et sur la foi la science et le matérialisme des Lumières et il s’en est pris à l’empirisme qu’il tenait pour leur fondement. Sa critique porte d’autant qu’elle procède de l’admission provisoire des principales thèse empiristes, afin de montrer que leur admission même conduit à conclure que la position est intenable à moins de faire intervenir Dieu!

Dès l’ouverture de son Traité sur les principes de la connaissance humaine, Berkeley accorde donc à l’empiriste sa thèse quant à l’origine de la connaissance humaine : celle-ci provient bien de données des sens qui sont présentes à l’esprit.

Mais Berkeley conteste aussitôt la distinction que prétendait établir Locke entre qualités premières et qualités secondes.

Cette distinction, argue Berkeley, est factice et intenable puisque dans l’expérience, ce ne sont toujours que des impressions subjectives que je reçois — ce que Berkeley appelle des idées : certes, Locke l’accorde pour les qualités secondes; mais il n’a aucune raison de ne pas l’accorder aussi pour les qualités premières. La dureté, la localisation dans l’espace, le nombre, etc. sont, elles aussi, des idées et ne sont rien en dehors d’elles. Avec Berkeley, considérez par exemple une cerise: «Je vois cette cerise, je la touche, je la goûte, je suis sûr que le néant ne peut être vu, touché ou goûté: la cerise est donc réelle. Enlevez les sensations de souplesse, d'humidité, de rougeur, d'acidité et vous enlevez la cerise, puisqu'elle n'existe pas à part des sensations. Une cerise, dis-je, n'est rien qu'un assemblage de qualités sensibles et d'idées perçues par divers sens : ces idées sont unies en une seule intelligence parce que celle-ci remarque qu'elles s'accompagnent les unes les autres. Ainsi quand le palais est affecté de telle saveur particulière, la vue est affectée d'une couleur rouge et le toucher d'une rondeur et d'une souplesse, etc. Aussi quand je vous, touche, et goûte de ces diverses manières, je suis sûr que la cerise existe, qu'elle est réelle; car, à mon avis, sa réalité n'est rien si on l'abstrait de ces sensations.» (Dialogues d'Hylas et Philonous, III, Montaigne p. 183.)

Locke était donc mal avisé de prétendre distinguer entre deux types de qualités, certaines supposées inhérentes à l’objet extérieur, les autres dépendre de l’application à cet objet de notre appareil perceptif. Nous ne connaissons le monde que par des données des sens et ces données des sens sont ce que nous appelons le monde.

Mais il y a pire encore: Locke voulait ensuite attribuer ces qualités à une mystérieuse substance, à propos de laquelle, de son aveu même, il ne pouvait rien dire. Et pour cause, poursuit Berkeley, puisqu’on n’a aucune raison de supposer qu’elle existe. Locke, ici, n’a pas été fidèle aux préceptes empiristes qui enjoignent de ne pas multiplier les entités nécessaires à l’explication d’un phénomène donné. Des idées existent en nous et il y a un esprit (le nôtre) qui les perçoit. La mystérieuse substance, la supposée matière non perçue et inconnue qui se situerait derrière ces idées est, justement, superflue, une entité ou encore un substratum occulte. Notre expérience même nous conduit à admettre que seules existent ces idées et ce qui les perçoit, l’esprit : d’où l’idéalisme subjectivisme (ou encore l’immatérialisme) de Berkeley, qu’il résumera en une formule lapidaire : esse es percipi, c’est-à-dire : être c’est être perçu. Revenons à notre cerise de tout à l’heure; «Mais si par le mot cerise vous entendez une nature inconnue, distincte de toutes ces qualités sensibles et, par son existence, quelque chose de distinct de la perception qu'on en a, alors certes, je le déclare, ni vous, ni moi, ni aucun autre homme, nous ne pouvons être sûr de son existence».

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Une dose pour être vraiment intelligent
Qu’est-ce que le nominalisme?


Berkeley conteste aussi la notion d’idée abstraite et le conceptualisme que défend Locke.
Une telle idée abstraite, tirée de l’expérience, est, insiste-t-il, tout simplement inconcevable : elle exigerait de nous, par exemple, d’avoir à l’esprit une idée de triangle qui ne soit ni isocèle, ni rectangle, ni d’aucune forme triangulaire précise et qui les soit toutes à la fois; ou d’avoir à l’esprit l’idée d’une être humain qui ne soit ni homme ni femme, ni Blanc ni Noir, ni petit ni grand, ni maigres ni gros, etc. Le conceptualisme mis de l’avant par Locke est donc une erreur et nos concepts ne sont que des noms.
Cette position de Berkeley est appelée nominalisme. Elle est la troisième et dernière grande position classique sur la question des universaux, c’est-à-dire la question du mode d’existence de ces catégories universelles comme ‘blancheur’ ou ‘humanité’ que possède note langage. Les deux autres sont bien entendu le conceptualisme de Locke et le réalisme (des Idées) proposé par Platon
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Mais si c’est le cas, Berkeley a un problème à résoudre : celui du mode d’existence des objets pendant qu’ils ne sont pas perçus. Le réalisme représentatif le résout aisément, puisqu’il pose qu’il y a bien une substance qui persiste pendant qu’elle n’est pas perçue. Mais pour Berkeley, exister, c’est exister comme idée, comme donnée des sens, ce qui exige un percepteur. Vous l’aurez deviné : Berkeley avance que c’est Dieu qui est le percepteur universel, l’esprit toujours présent par lequel existent ces données des sens constantes et régulières!

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Une dose pour avoir l’air intelligent
Deux célèbres limericks


Peut-on donner en quelques mots seulement une idée d’une pensée aussi complexe et contre-intuitive que elle de Berkeley? Deux simples limericks y parviennent plutôt bien et cette réussite est assez remarquable pour que tous les philosophes connaissent ces deux textes. (Le premier est dû Ronald Knox, le deuxième est anonyme.)

There once was a man who said: ‘God
Must think it exceedingly odd
If he thinks that this tree
Continues to be
When there’s no one about in the Quad’


Dear Sir, your astonishment’s odd
I am always about in the Quad.
And that is why the tree
Will continue to be
Since observed by your faithfully,
GOD


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Outre la foi et la religion, Berkeley pensait défendre le sens commun et sortir la philosophie de cette bien gênante position où l’avait selon lui mise d’une part Descartes, en demandant de prouver l’existence du monde, d’autre part Locke, qui rendait infranchissable le fossé entre nos perceptions et une mystérieuse et à jamais inaccessible substance matérielle. Celle-ci éliminée, tout rentre selon lui dans l’ordre : la foi, la science et le sens communs sont rétablis. Le cheval est à l’écurie, les livres sont à la bibliothèque, tout comme avant : toutefois cheval et livres sont désormais des idées que Dieu m’envoie.

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Une dose pour être vraiment intelligent
Qu’est-ce que l’argument massue de Berkeley?


Berkeley a à ce point confiance qu’un de ses arguments en faveur de l’idéalisme est irréfutable, qu’il est prêt à jouer sur lui tout son système: ses commentateurs l’ont donc appelé l’argument massue. Le voici :
« […] je consens à faire dépendre tout le litige de ce seul point. Si vous pouvez comprendre la possibilité qu’une substance étendue et mobile, ou en général une idée ou quelque chose qui ressemble à une idée, existe autrement qu’en un esprit qui la conçoit, je suis prêt à vous donner gain de cause. Mais, dites-vous, sûrement il n’y a rien qui me soir plus aisé que d’imaginer des arbres dans un parc ou des livres dans un cabinet et personne là pour les percevoir. Je réponds : vous le pouvez, cela ne fait point de difficulté; mais qu’est cela, je le demande, si ce n’est former dans votre esprit certaines idées […]? Vous même, ne les percevez-vous pas ou ne les pensez-vous pas pendant ce temps? Cela ne fait donc rien à la question; c’est seulement une preuve que vous avez le pouvoir d’imaginer ou former des idées dans votre esprit, mais non que vous avez la possibilité de concevoir que les objets de votre pensée existent hors de l’esprit. Quand nous faisons tout notre possible pour concevoir l’existence des corps externes, nous ne faisons tout le temps que contempler nos propres idées.
BERKELEY, George, Principes de la connaissance humaine, I, § 22-23. (Traduction Ch. Renouvier)

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Mais cette nouvelle métaphysique à laquelle on aboutit, semble-t-il très logiquement à partir de l’empirisme de Locke, est pour le moins extraordinaire.
La transformation de l’empirisme n’est cependant pas achevée et il aboutira entre les mains de Hume à un très singulier scepticisme.

Le scepticisme de Hume

David Hume (1711-1776) a publié son Treatise on Human Nature en 1739, alors qu’il était encore très jeune; mais ce livre contient l’essentiel de ses extrêmement importantes contributions à la philosophie, lesquelles sont souvent considérées comme l’aboutissement de l’empirisme.
Le point de départ de Hume est celui de tout empiriste, à savoir l’origine de toute connaissance dans l’expérience : nous avons selon lui accès à des perceptions de notre esprit qui se divisent en deux catégories, les impressions et les idées. Le premières sont le matériau primitif de la connaissance et elles sont soit de sensation (les couleurs, les sons, les odeurs, etc.) soit de réflexion (ressentir de la joie, de la peur, du plaisir, par exemple). Les idées sont des copies des impressions, produites soit par la mémoire soit par l’imagination et se distinguent d’elles par leur degré de vivacité. Ces idées peuvent être simples (rouge) ou complexes, quand des idées simples sont réunies (celles de pomme provient, disons, de rouge, rond, savoureux et d’autres encre).

Comment, partant de ce point de départ, organise et produit-on de la connaissance? Pour répondre à cette question, Hume distingue trois principes d’association des idées , qui sont un peu comme les lois d’attraction qui régissent les phénomènes physiques. Ce sont: la ressemblance, la contiguïté et la causalité. C’est ainsi (ressemblance) qu’une photographie ressemblant à son sujet et me fait penser à lui; que si (contiguité) je pense à la pièce où j’écris, je pourrai être amené à penser aux livres qui s’y trouvent ou à la pièce voisine; et que si je pense à de l’eau mise sur le feu, je penserai qu’elle va bouillir puisque la chaleur est la cause de l’ébullition de l’eau — ou que voyant de l’eau bouillante, je penserai qu’elle a été chauffée.
L’ambition de Hume sera de rendre compte de toute notre activité cognitive, de tout le contenu possible de notre pensée et donc de tout ce que nous pouvons savoir à l’aide des seuls outils que sont les impressions, des idées qui en sont des copies ou qui sont des combinaisons et les réorganisations de ces impressions selon les principes posés.

Hume propose ensuite une importante distinction qui sera par la suite connue sous le nom de «fourche» de «maxime de Hume» — fourche devant ici s’entendre comme une croisée de chemin à laquelle il nous faut nécessairement prendre une route ou une autre.

Hume suggère que toutes nos propositions qui peuvent prétendre avoir valeur de vérité appartiennent à deux, et seulement deux classes et chacune de ces propositions ou bien exprime une relation entre des idées ou bien un relation de faits.

Les premières sont intuitivement ou démonstrativement saisies par l’esprit qui les conçoit : elles paraissent irréfutables, évidentes et leur contraire impossible à concevoir et contradictoire. «Toutes les personnes célibataires ne sont pas mariées» exprime de telles relations entre des idées : cette proposition nous rappelle simplement ce que signifie célibataire, à savoir non marié. Pour en convenir, il n’est pas besoin de faire un sondage auprès des personnes célibataires pour leur demander si elles sont mariées ou non. «Tous les kangourous sont des animaux» est de même nature. Si quelqu’un vous assure avoir vu un kangourou qui n’est pas un animal, il ne sera pas nécessaire de prendre l’avion pour l’Australie afin d’aller voir cette créature: il vous suffira de lui expliquer ce que signifient Kangourou et animal.

On l’aura compris : Hume rend ainsi compte des vérités logiques et mathématiques que les rationalistes prennent pour le paradigme du savoir et il le fait sans mettre en péril le programme empiriste, puisque les propositions logiques ou mathématiques, comme toutes celles qui expriment des relations entre des idées, ne nous disent rien sur le monde et sont des tautologies vides et à contenu informatif nul. C’est pourquoi si vous pouvez être absolument certain que: «Ou bien il pleut, ou bien il ne pleut pas». Et si vous pouvez acquérir cette certitude simplement en examinant cette dernière proposition, elle ne vous est d’aucun secours pour savoir si vous devez aujourd’hui apporter votre parapluie en sortant de chez vous. Ces propositions expriment des relations entre des idées Hume convient qu’elles ont connues a priori, c’est-à-dire avant et indépendamment de toute expérience.

Pour savoir si vous devez prendre votre parapluie, vous devez savoir s’il pleut ou non en ce moment et «Il pleut» (ou «Il ne pleut pas») est une proposition du deuxième genre : c’est une proposition factuelle, qui exprime un état de fait réel ou du moins présumé tel. Elles sont connues et déclarées vraies ou fausses non pas en examinant leur seul contenu, mais en confrontant ce contenu au monde et donc a posteriori, c’est-à-dire par l’expérience.

On ne mesure pas toujours immédiatement la très grande puissance de l’outil que Hume vient de forger. Mais pensons y bien. Il implique que toute proposition qui prétendra avoir valeur de vérité sera ou bien du premier genre (on dira :analytique) ou du deuxième genre (on dira : synthétique), faute de quoi elle ne voudra rien dire du tout — elle sera, littéralement, non-signifiante.

Si elle est analytique, elle sera vide de contenu factuel et ne sera qu’une sorte de jeu verbal, peut-être fort complexe, mais qui ne sera malgré tout rien d’autre qu’une tautologie.

Si elle est synthétique, et seulement en ce cas, elle pourra nous apprendre quelque chose sur le monde — le programme empiriste est ici pleinement assumé. Mais, en ce cas, elle ne pourra être connue que par expérience, a posteriori. Et il faudra donc que ce qu’elle exprime soit, en dernière analyse, réductible à des impressions et à leur combinaison et vérifié par l’expérience. «Le chat est sur le tapis» n’est pas une proposition non-signifiante; ce n’est pas, non plus, une proposition analytique; elle est donc synthétique et ne peut être connue qu’a posteriori. Puisqu’elle dit quelque chose sur le monde, ce qu’elle signifie est analysable en termes d’impressions et d’idées et de leur combinaisons qui composent ce que veulent dire chat (des impressions de couleurs, de formes, d’odeurs, de sons et ainsi de suite), tapis et le fait d’être quelque part. Hume écrit: «Toutes les idées, spécialement les idées abstraites, sont par nature vagues et obscures : l'esprit n'a que peu de prises sur elles. Elles sont telles que l'on peut les confondre avec d'autres idées ressemblantes. Quand nous avons souvent employé un terme, sans lui donner cependant un sens distinct, nous sommes enclins à penser qu'une idée déterminée lui est attachée. Au contraire, toutes les impressions, c'est-à-dire toutes les sensations, aussi bien des sens externes que du sens interne, sont fortes et vives. Les limites qui les séparent sont plus exactement déterminées. En ce qui les concerne, il n'est pas aisé de se tromper ou de se méprendre. Quand nous nourrissons le soupçon qu'un terme philosophique soit employé sans sens ou sans idée (comme c'est trop fréquent), nous devons rechercher de quelle impression cette prétendue idée dérive, et s'il est impossible d'en assigner une, notre soupçon sera par là confirmé.» (Enquête sur l’entendement humain, section 2)

Cette proposition («Le chat est sur le tapis») est-elle vraie? Le programme empiriste est parachevé en assurant que c’est l’expérience, et elle seule, qui vous le dira. On devine les ravages que cette simple maxime peut opérer sur tant de notions de la philosophie ou du sens commun.

Mieux que quiconque, c’est Hume lui-même qui a rappelé la puissance ce la distinction qu’il a mise de l’avant par ces mots sur lesquels se termine son Enquête sur l’entendement humain : «Quand, persuadés de ces principes, nous parcourons les bibliothèques, que nous faut-il détruire? Si nous prenons en main un volume de théologie ou de métaphysique scolastique, par exemple, demandons-nous: Contient-il des raisonnements abstraits sur la quantité ou le nombre? Non. Contient-il des raisonnements expérimentaux sur des questions de fait et d'existence? Non. Alors, mettez-le au feu, car il ne contient que sophismes et illusions.» Bien de ouvrages de métaphysique, de morale et de religion, entre autres, sont ainsi promis aux flammes. C’est qu’on cherchera en vain à quelles impressions des mots comme Dieu, substance, âme et une infinité d’autres peuvent bien correspondre.

Le scepticisme de Hume est plus vaste et plus profond encore et il concerne les limites qu’il va assigner au savoir empirique lui-même par sa célèbre analyse de la catégorie de causalité.

Celle-ci est à l’évidence cruciale dans l’organisation de la connaissance humaine. Pour le comprendre, revenons à nos jugements synthétiques. Les propositions des sciences (sauf les mathématiques et la logique) sont de cet ordre, de même que tant de propositions que nous avançons ou prenons pour acquises dans notre vie quotidienne et la catégorie de causalité est cruciale dans ces jugements puisqu’elle nous permet d’aller au delà du simple enregistrement des faits singuliers. Je mets l’eau sur le feu et je pense qu’elle va bouillir et que le feu est la cause de son ébullition; je tourne la clé et je m’attends à ce que la voiture démarre; et la science empirique, de même, a constamment recours à cette catégorie de causalité qui permet de prédire ce qui se produira sous certaines circonstances précises. Mais comment peut-on savoir qu’un événement en cause un autre? À l’évidence, nous ne sommes pas ici devant une relation entre des idées : l’idée de froid ne contient pas celle de faire durcir l’eau. La question, pour Hume, revient donc à demander à quelle impression (ou à quelles impressions) cette idée de cause peut bien correspondre.

Hume prend l’exemple d’une bille de billard qui en frappe une autre : on dit alors que la première est la cause du mouvement de la deuxième. À quelles impressions cela renvoie-t-il exactement? En d’autres termes, que peut-on observer?

Nous observons bien, dit Hume — et pouvons donc rattacher à des données empiriques — qu’un événement en précède un autre : la boule A se déplace vers la boule B avant que la boule B ne se déplace à son tour. Nous observons aussi la contiguïté des événements : la boule A percute la boule B. Priorité et contiguïté sont bien deux composantes de cette idée de causalité; mais elle comprend autre chose, à savoir l’idée que la boule B doit se déplacer quand elle a été percutée. Hume appelle cette troisième dimension de notre idée de casualité la connexion nécessaire entre deux événements. Et il pose la question décisive à son propos : qu’est-ce qui est observé qui y correspond? Et il répond : rien du tout. Nous observons bien que ceci se produisant cela se produit ensuite, mais pas que ceci se produit nécessairement parce que cela s’est d’abord produit. Nous observons la succession mais pas la connexion nécessaire, le ‘et puis’, mais non le ‘parce que’. Le concept de causalité — tout comme, précise Hume, «les termes efficace, action, pouvoir, force, énergie, nécessité, connexion et qualité productive, [qui sont] tous à peu près synonymes, et qu’il [serait] donc absurde d’employer […] pour définir les autres» est, lui aussi, un « terme philosophique soit employé sans sens ou sans idée».

Cette conclusion sceptique est dramatique. Elle implique, sévère empirisme oblige, que nous ne pouvons pas être certain, puisque nous n’avons pas de base empirique observationnelle pour cela, que la même cause produira le même effet, que l’avenir ressemblera au passé, que tous les cas seront semblables à ceux, même très nombreux, que nous avons observés. Quand elle sera discutée par la suite en philosophie, cette conclusion sera appelée le problème de l’induction.

Reste toutefois une question pressante. Si on n’observe pas la connexion nécessaire, s’il n’y a aucune nécessité dans la relation entre deux événements du monde, comment en vient-on à avoir cette idée de causalité. Hume répond : par habitude. J’ai observé de nombreuse fois que A percutant B, B se déplace et j’appelle cause mon attente de le voir se produire cette fois encore. La causalité est un fait de la psychologie des êtres humains et pas une donnée du monde. Nos prédictions fondées sur elle pourront toujours être démenties, les cas futurs pourront ne pas ressembler aux cas observés par le passé et le soleil pourrait ne pas se lever demain. Et s’il vous vient à l’idée d’invoquer les lois de la nature, son uniformité ou autre semblable explication, Hume vous fera remarquer que ce ne sont pas là des propositions analytiques et que ce ne sont pas non plus des propositions synthétiques : en fait, il vous accusera de poser le principe d’induction (les lois de la nature ont valu par le passé et vaudront à l’avenir) pour justifier le principe d’induction (les lois de la nature, qui ont valu par le passé, vaudront à l’avenir). Comme le dira Ludwig Wittgenstein, c’est comme si vous achetiez de nombreuses copies du journal du jour pour vous assurer de la véracité des nouvelles.

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Une dose pour avoir l’air intelligent
Hume, sceptique tranquille


Hume, s’accommodait assez bien de son propre scepticisme et de ce que la place de la raison soit bien moins grande qu’on ne l’avait pensé jusqu’à lui. C’est que, comme on l’a vu, ce que la raison ne pouvait fonder, l’habitude et l’instinct arrivaient à le faire croire. C’est encore le cas en ce qui concerne le monde extérieur, qui a obsédé tant de penseurs avant lui : un instinct naturel nous porte irrésistiblement à croire en son existence, même si la raison ne peut la prouver.

Hume écrit : « Fort heureusement, bien que la raison soit incapable de dissiper ces nuages, il se trouve que la nature elle-même suffit pour atteindre ce but et me guérir de cette mélancolie et de ce délire philosophiques, soit en changeant cette pente de l’esprit, soit par quelque distraction, soit par une vive impression de mes sens qui efface toutes ces chimères. Je dîne, je joue au backgammon, je parle et ai du plaisir avec mes amis; puis, quand après trois ou quatre heures d’amusement, je veux retourner à ces spéculations, elles me paraissent si froides, si contraintes et si ridicules que je n’ai pas le cœur de les poursuivre.

Traité de la nature humaine, Livre I, partie IV, section VII.
Traduction : Normand Baillargeon
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Cette fois encore, prenons un peu de recul afin de synthétiser et évaluer la position empiriste en épistémologie.

Elle fait ultimement dériver notre connaissance du monde de l’expérience et donc de nos sens, l’activité de la raison consistant à organiser ce matériau. Les mathématiques, la logique sont ici vues comme produisant des propositions liant entre elles des idées, mais ne disant rien sur le monde. Notre connaissance du monde implique le recours à la causalité (et à l’induction) qui ne repose ultimement sur rien d’autre que l’habitude.

L’empirisme tend donc à considérer toutes notre connaissance comme provisoire et faillible et à penser qu’elle ne consiste, au mieux, qu’en opinions hautement probables et pour cela dignes de confiance.

La confiance en la possibilité de la connaissance et en sa valeur sont, on le voit, grandement minorés par rapport à l’optimisme des rationalistes.
Bien des philosophes restent attachés à ces idées.

Mais elles n’ont pas convaincu tout le monde, comme nous le verrons dans le chapitre suivant.

dimanche, mars 01, 2009

SIX PIEDS SOUS TERRE, PUIS … RIEN?

[Tiré d'une série de vulgarisation de concepts de philosophie en cours de rédaction]

Isabelle : Que dit mon frère ?
Claudio : Que la mort est une chose terrible.
Isabelle : Et une vie sans honneur, une chose haïssable.
Claudio : Oui ; mais mourir, et aller on ne sait où ; être gisant dans une froide tombe, et y pourrir ; perdre cette chaleur vitale et douée de sentiment, pour devenir une argile pétrie.

William Shakespeare, Mesure pour mesure, III, 1.


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Avez-vous regardé cette série télé dont on parle tant: Six Feet Under (Six pieds sous terre), dans laquelle on suit les aventures des membres d’une famille qui possède une entreprise de pompes funèbres? Moi, oui, et c’est vraiment très bon.

La mort, on le devine, est omniprésente dans cette série. Chaque émission commence d’ailleurs par la mort d’une personne. On assiste alors à toutes sortes de morts : accidentelles et inattendues, ou au contraire prévues et attendues; des suicides; des meurtres, des morts bizarres ou malchanceuses; et bien d’autres encore.

Mais quelle que soit la manière, une chose est sûre : nous mourrons tous.

La mort a de tout temps préoccupé les philosophes et ils lui ont consacré d’innombrables pages. Cet imposant corpus comprend toutes sortes de choses; mais la recherche d’une manière de faire face à la mort, sinon sereinement du moins sans la craindre, y occupe une place prépondérante — une place si grande, en fait, que plus d’un philosophe pourrait dire, avec Michel de Montaigne (1533-1592), que «philosopher, c’est apprendre à mourir».

Considérez par exemple ce que nous dit Épicure (env.-340- env.-270) : «Habitue-toi à la pensée que la mort n'est rien pour nous, puisqu'il n'y a de bien et de mal que dans la sensation et la mort est absence de sensation. Par conséquent, si l'on considère avec justesse que la mort n'est rien pour nous, l'on pourra jouir de sa vie mortelle […] Il faut être sot pour dire avoir peur de la mort, non pas parce qu'elle serait un événement pénible, mais parce qu'on tremble en l'attendant. De fait, cette douleur, qui n'existe pas quand on meurt, est crainte lors de cette inutile attente ! Ainsi le mal qui effraie le plus, la mort, n'est rien pour nous, puisque lorsque nous existons la mort n'est pas là et lorsque la mort est là nous n'existons pas. Donc la mort n'est rien pour ceux qui sont en vie, puisqu'elle n'a pas d'existence pour eux, et elle n'est rien pour les morts, puisqu'ils n'existent plus. »

On voit ici qu’Épicure, en bon matérialiste, accepte le fait de la mort, puis, examinant ce qu’elle est, conclut que nous n’avons pas à la craindre. Plus d’une personne effrayée par la perspective de mourir a trouvé un certain réconfort dans ces lignes. Et vous?

D’autres philosophes abordent la question différemment. Parmi eux, Socrate et Platon. Considérez à ce propos ce dialogue appelé Phédon. Platon y raconte la mort de Socrate. Juste avant de boire la ciguë, Socrate parle de la mort avec des amis et leur explique pourquoi il ne la craint pas. En gros, Socrate soutient que l’âme est une et immatérielle et qu’en conséquence elle ne peut être détruite ou décomposée d’aucune manière, comme peut l’être un objet matériel. Il suggère donc que cette part de nous, la plus importante, est immortelle. Aux véritables philosophes, conclut Socrate, la mort ne paraît nullement terrible : elle n’est que la perte du corps, ce tombeau provisoire de l’âme.

Mais il faut bien le dire : les arguments de Socrate ne nous impressionnent pas beaucoup aujourd’hui et nous convainquent encore moins.

C’est que, pour bien des gens, la cause est désormais entendue : ce que Socrate et la tradition qui l’a suivi appelaient l’âme — c’est-à-dire la conscience, les émotions, la pensée, etc. — tout cela dépend du fonctionnement de cette masse de chair appelée cerveau et ne pourrait exister sans lui. Or, lorsque nous mourons, le cerveau cesse de fonctionner. Il s’ensuit qu’il n’y a rien après six pieds sous terre.

Mais la mort est si mystérieuse, si fascinante et si terrifiante que cette conclusion, qui n’est d’ailleurs pas une preuve définitive, n’est pas facilement admise. C’est ainsi que de nombreuses personnes admettent les enseignements de la science moderne tout en conservant malgré tout une foi religieuse qui leur permet d’espérer que la mort n’est pas la fin.

Est-il possible de concilier ainsi les enseignements de la science et les croyances religieuses? Ce n’est pas évident et c’est sans doute pourquoi beaucoup de personnes attachées à la science et à la religion les situent volontiers sur deux plans différents. Il n’est pas certain que cette stratégie soit défendable.

Mais laissons cette trop vaste question. Je voudrais plutôt examiner ici trois idées qui sont avancés aujourd’hui pour défendre l’existence d’un «après six pieds sous terre», trois idées qui se veulent rationnelles. Nos modernes Socrate valent-ils mieux que l’ancien? Examinons trois de leurs arguments pour le savoir. Au passage nous apprendrons quelques stratégies utiles pour aider à raisonner juste.

Réincarnation?

De très nombreuses personnes appartenant à diverses traditions religieuses pensent qu’à notre mort, nous nous réincarnons. Qui sait? Vous étiez peut-être dans une autre vie une amérindienne du XIe siècle. Ou un pauvre paysan japonais il y a mille ans. Cette idée est-elle plausible?

Le philosophe Paul Edwards est convaincu que non, pour de nombreuses raisons. En voici trois.

D’abord, si nous avons été autrefois tant de personnes, pourquoi semble-t-il que nous renaissons à chaque nouvelle fois ignorant et sans aucune trace du savoir que ces autres vies nous apporteraient? L’argument est intéressant. Notons cependant que Platon, toujours brillant, l’a pressenti et y a répondu en disant que, tout juste avant d’être réincarnées, nos âmes s’abreuvent au fleuve de l’oubli!

Un deuxième argument d’Edwards suggère que l’accroissement de la population pose une difficulté fatale à l’hypothèse de la réincarnation. Et en effet, comment expliquer que nous soyons passés, entre 8000 av. J.C. et aujourd’hui, d’une population de 5 millions à une population de plus de 6 milliards d’être humains?

Edwards ajoute enfin et surtout qu’on n’observe aucune des conséquences qui devraient pourtant l’être, si l’hypothèse de la réincarnation était fondée. C’est que si elle l’était, des gens se souviendraient de leurs vies passées. Or la chose est rarissime; puis, quand elle est alléguée, il est très rare que le témoignage soit crédible; quand il l’est, si on pousse l’investigation plus avant, on découvre typiquement des fraudes ou des phénomènes explicables par des causes naturelles et banales; finalement, et c’est le plus grave, ces témoignages allégués ne nous apprennent jamais rien de neuf sur ces époques passées où la personne dit avoir vécu. (Eh! Si vous avez été une amérindienne du XIe siècle, racontez-moi un peu dans le détail comment vous viviez!)

Edwards est-il convaincant? Je vous laisse en juger.

Les expériences de mort imminente?

D’autres personnes croient en une vie après «six pieds sous terre» parce qu’elles pensent que des personnes déclarées cliniquement mortes sont revenues à la vie et peuvent en témoigner.

Cette thèse a été lancée par Raymond Moody, un médecin américain qui est aussi philosophe, dans un best-seller paru en 1975, Life after Life (La vie après la vie). Moody y raconte avoir interviewé des personnes ayant vécu ce qu’il a nommé des «expériences de mort imminente» (l’expression a fait fureur) et assure qu’elles lui ont rapporté des expériences similaires : la sensation de séparation d’avec leurs corps; celle de flotter; de voir d’en haut les médecins et le personnel soignant s’efforcer de les réanimer; puis un tunnel, de la lumière, une sensation de bien-être et de joie; et ainsi de suite. Ces personnes ont ensuite été «ramenées à la vie» et ont pu témoigner.

Pour certains, l’affaire serait entendue: il y a bien un après six pieds sous terre. Mais est-ce une conclusion raisonnable? Je ne pense pas.

D’abord, on le sait bien, le simple fait de rapporter des expériences subjectives ne garantit pas qu’elles ont eu lieu exactement comme on les rapporte, ni même qu’elles ont réellement eu lieu : pensez aux rêves, aux illusions, aux hallucinations, aux oublis, etc. Ensuite, que des patients gravement malades, prenant des médicaments, vivent des expériences subjectives singulières n’a rien de surprenant; et puis, le fait que ces expériences convergeraient (ce que dit Moody) pourrait s’expliquer par divers facteurs comme ses propres biais d'interviewer et demanderait donc à être confirmé de manière indépendante; d’autres médecins-chercheurs ont d’ailleurs trouvé que leurs patients à eux vivaient des expériences de supposée mort imminente bien différentes (comprenant violence, agression, tristesse) de celles des patients de Moody.

David Hume (1711-1776) est un philosophe qui n’aurait jamais succombé à la mode Moody ou acheté son livre. Pour le comprendre, considérez attentivement ce qu’il écrivait à son époque en parlant des miracles, un sujet d’alors bien proche de nos actuelles expériences de mort imminente. Vous y apprendrez une très précieuse leçon de pensée critique.

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HUME SUR LES MIRACLES

Un miracle est une violation des lois de la nature, et comme une expérience ferme et inaltérable a établi ces lois, la preuve que l'on oppose à un miracle, de par la nature même du fait, est aussi entière que tous les arguments empiriques qu'il est possible d'imaginer. […] Ce n'est pas un miracle qu'un homme, apparemment en bonne santé, meure soudainement, parce que ce genre de mort, bien que plus inhabituelle que d'autres, a pourtant été vu arriver fréquemment. Mais c'est un miracle qu'un homme mort revienne à la vie, parce que cet événement n'a jamais été observé, à aucune époque, dans aucun pays. Il faut donc qu'il y ait une expérience uniforme contre tout événement miraculeux, autrement, l'événement ne mérite pas cette appellation de miracle. Et comme une expérience uniforme équivaut à une preuve, il y a dans ce cas une preuve directe et entière, venant de la nature des faits, contre l'existence d'un quelconque miracle. Une telle preuve ne peut être détruite et le miracle rendu croyable, sinon par une preuve contraire qui lui soit supérieure.

La conséquence évidente (et c'est une maxime générale qui mérite notre attention) est : "Aucun témoignage n'est suffisant pour établir un miracle à moins que le témoignage soit d'un genre tel que sa fausseté serait plus miraculeuse que le fait qu'il veut établir; et même dans ce cas, il y a une destruction réciproque des arguments, et c'est seulement l'argument supérieur qui nous donne une assurance adaptée à ce degré de force qui demeure, déduction faite de la force de l'argument inférieur." Quand quelqu'un me dit qu'il a vu un mort revenu à la vie, je considère immédiatement en moi-même s'il est plus probable que cette personne me trompe ou soit trompée, ou que le fait qu'elle relate ait réellement eu lieu. Je soupèse les deux miracles, et selon la supériorité que je découvre, je rends ma décision et rejette toujours le plus grand miracle. Si la fausseté de son témoignage était plus miraculeuse que l'événement qu'elle relate, alors, et alors seulement, cette personne pourrait prétendre commander ma croyance et mon opinion.
HUME, D., Enquête sur l’entendement humain, 1748.

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Parler avec les morts ?!?

Certaines personnes croient néanmoins à une vie après la mort parce qu’elles-mêmes ou des personnes qu’elles connaissent … parlent avec les morts!

Ne riez pas. Cette mode (ou cette croyance comme vous voulez) a été très répandue entre, disons, 1880 et 1930 dans le cadre de ce qu’on a appelé «le mouvement spiritualiste». Elle réapparait depuis les années 80 sous le nom de «canalisation».

Il est vrai que l’expérience que vous fait vivre un médium peut être troublante. Voici une personne qui ne vous connaît pas et qui dit entrer en contact avec, disons, votre père décédé : or celui-ci s’adresse à vous et vous dit des choses plausibles et en certains cas des choses que vous seul savez!

Qu’en penser? Ici encore, un sain scepticisme s’impose. On sait désormais que les médiums pratiquent un art appelé «lecture à froid», par quoi ils lancent des phrases plausibles, mais vagues ou ambiguës et réagissent ensuite aux réactions de leurs interlocuteurs, lesquels vont bien souvent fournir eux-mêmes l’information qu’ils diront plus tard leur avoir été révélée par le médium.

C’est un art complexe et savant, mais d’une redoutable efficacité. On l’utilise typiquement avec un autre, qui consiste à utiliser des phrases dont le contenu pourrait s’appliquer à n’importe qui (on appelle cela : l’effet Forer). C’est ainsi que procède le médium (ou l’astrologue, le lecteur de paumes de la main et ainsi de suite; c’est toujours la même technique) pour faire en sorte que ses propos (prédictions ou dialogue avec un mort) sont jugés convaincants.

Pour constater de vos yeux l’efficacité de ces procédés, je vous invite d’ailleurs à aller sur You Tube voir ce document,— c’est en anglais: [http://fr.youtube.com/watch?v=haP7Ys9ocTk].

Alors? Six pieds sous terre, puis… rien? Voilà une question à laquelle vous devrez répondre par vous-même.



Normand Baillargeon
Baillargeon.normand@uqam.ca