MÉDIANE — Dans la vaste littérature portant sur la conscience, le concept de qualia est très discuté. Or vous en êtes très critique. Est-ce parce que vous y voyez cette fois encore une erreur catégoriale?
DANIEL DENNETT — Les qualia sont ces espèces de résidus qu’on obtient une fois que l’on a expliqué ce qu’il y avait à expliquer à propos, disons, de la perception. Et ces qualia sont présumés profonds et mystérieux. Il y a cependant un immense danger à s’engager sur la voie de ce type d’analyse. Par exemple, celui de poursuivre l’analyse sans même se rendre compte qu’en route on l’a complétée, de ne pas se rendre compte, en somme, que cet ingrédient supplémentaire que l’on cherche à expliquer n’existe pas. Ou encore, d’un autre côté, il est vrai mais aussi trivial que peu importe le degré auquel nous aurons poussé l’analyse, disons du système nerveux central, et de ce que cela signifie pour une entité d’être ce qu’elle est, il restera toujours un résidu dont nous n’avons toujours pas entièrement rendu compte. Mais notez que la même chose peut être dite à propos d’un grain de sable. Une fois qu’on en aura dit tout ce qu’on peut en dire d’un point de vue scientifique, il restera toujours quelque chose qui n’est pas dit, par exemple à propos de son histoire. Il faut ne pas confondre le fait qu’un sujet est inépuisable avec le fait qu’il comporte des difficultés énormes et intéressantes, voire impossibles à résoudre. La traduction de cette erreur, dans la littérature philosophique, prend la forme d’une pléthore d’expériences de pensée qui vous convient à examiner deux cas-types qui ne se distinguent l’un de l’autre que par une minuscule et à peine perceptible différence, différence dont on soutient qu’elle est justement de la plus haute importance. C’est le cas par exemple avec les zombies. Le zombie, par définition, n’a pas de qualia. Mais a-t-il des préférences, aime-t-il le gâteau au chocolat? Bien entendu — ou du moins il se comporte exactement comme quelqu’un qui a de telles préférences : il ne fait pas que manger son gâteau au chocolat, mais il le fait avec un plaisir apparent. En bout de piste, ni vous, ni moi ni n’importe quelle équipe de scientifiques ne serait en mesure de distinguer un zombie d’un être humain. Mais si c’est bien le cas, en quoi les zombies sont-ils importants? Que reste-t-il à expliquer?
MÉDIANE — Un de vos récents ouvrages porte sur Darwin. Vous y abordez un grand nombre de questions importantes et complexes, et nous parlerons de certaines d’entre elles. Mais, pour commencer, j’aimerais savoir ce qui vous a incité à écrire sur Darwin?
DANIEL DENNETT — J’ai écrit ce livre en partie parce que j’étais las de rencontrer des critiques de Darwin qui me paraissaient très mal informées, sans imagination et témoignant d’une profonde antipathie, voire d’une répugnance, pour la pensée darwinienne. Dans bien des cas, ces gens n’étaient pas religieux ou des défenseurs du créationnisme : c’était simplement qu’ils avaient en horreur le darwinisme dans leur propre discipline. Ce fait m’a semblé mériter qu’on s’y intéresse. Pourquoi cette hostilité? De quoi ces gens ont-ils si peur? La réponse, je pense, tient au fait que ce qu’accomplit le darwinisme est véritablement révolutionnaire. Le darwinisme est une idée qui aspire à absolument tout unifier : la signification, la beauté, la vérité, l’amour, le sexe, la joie, la moralité, le libre arbitre, les processus matériels — depuis la matière sans signification jusqu’au sens — et selon une trajectoire originale que Darwin balise.
MÉDIANE — L’idée centrale de cette trajectoire serait sans doute qu’on peut aboutir à quelque chose qui soit porteur de sens par des mécanismes qui ne sont eux-mêmes ni intelligents, ni porteurs de sens.
DANIEL DENNETT — C’est cela qui est véritablement révolutionnaire. Darwin a compris comment accomplir une inversion fondamentale – un de ses critiques parlera d’une «étrange inversion du raisonnement». Il a montré qu’il n’est pas nécessaire d’avoir de l’intelligence pour construire une belle machine, qu’un processus qui n’est pas lui-même intelligent et qui ne se fixe pas de but peut générer quelque chose qui est intelligent, créatif, conscient; que la conscience, loin d’être l’origine de toute création, en est en fait la résultante, et même une résultante récente. Bien entendu, dès lors que nous avons la conscience, celle-ci devient la cause d’autres effets. Mais une telle inversion est à ce point saisissante que plusieurs personnes réagissent en disant : « Tout cela vaut pour la biologie, mais pas dans mon territoire! »
MÉDIANE — Ce serait un peu, selon vous, et pour prendre un exemple, ce que dit Chomsky à propos du langage.
DANIEL DENNETT —Exactement. Il dit : «Ne touchez pas au langage». Et d’autres reprennent: «Ne touchez pas à l’art», «Ne touchez pas à la conscience».
MÉDIANE — C’est à ce point précis que vous introduisez le joli concept de « Skyhook ». Pouvez-vous nous l’expliquer? Et en passant : comment l’a-t-on traduit en français?
DANIEL DENNETT — Ils l’ont traduit par: «crochet céleste». Il faut bien entendu distinguer un tel crochet d’une grue. Une grue est quelque chose de remarquable, mais elle n’est pas miraculeuse — à la différence d’un crochet céleste qui pend du ciel rattaché à rien et par quoi on soustrait le langage, l’art, la conscience et ainsi de suite au monde naturel. Pensez à toutes sortes de choses merveilleuses qui nous semblent résulter d’un dessein intelligent — un poème, l’amour, un animal magnifique, une belle personne — toutes ces choses présentent des caractéristiques qui sont trop improbables pour être accidentelles. Toutes ces caractéristiques semblent être le résultat d’un dessein et, sur ce point, je suis en accord avec les prémisses des promoteurs du dessein intelligent : nous avons devant nous, partout, des manifestations d’un dessein et cela appelle une explication. Ce que Darwin a montré, c’est que ce dessein a un prix et, pour le dire dans un vocabulaire contemporain, qu’il nécessite de la Recherche et du Développement, lesquels coûtent très chers et demandent du temps. D’où vient tout ce travail? La réponse de Darwin est que tout cela commence de manière très modeste et avec les reproducteurs les plus simples, comme des micro-organismes unicellulaires; peu à peu, ceux-ci évoluent et deviennent des reproducteurs plus complexes; de temps en temps, il se produit une transition, qui n’est pas elle-même miraculeuse, mais qui produit une nouvelle sorte de choses merveilleuses, plus efficientes. Arrive ensuite la reproduction sexuée, qui augmente encore la vitesse et l’efficience des entités. Aujourd’hui, nous avons à notre disposition l’ingénierie génétique, qui nous permet de produire, disons, une plante qui brille dans le noir parce qu’on lui a incorporé des gènes de luciole. Devrons-nous ici parler d’un miracle? Non. Pour y arriver, l’évolution a d’abord dû produire des êtres humains; puis il a fallu que la culture apparaisse; ensuite la science et, parmi elles, la biologie; et alors on a pu comprendre comment arriver à ce résultat et le réaliser. Mais il n’est qu’un fruit de plus sur l’arbre de la vie. Peut-on parler ici d’un miracle? Bien sûr que non. Le design cumulatif comprend toute la culture humaine. Il comprend la religion, l’art, la musique et ainsi de suite. Toutes ces choses sont les résultantes de processus et c’est une cascade ininterrompue de tels processus, de plus en plus complexes, qui produit des systèmes de plus en plus complexes. Qu’est-ce qu’un cerveau de ce point de vue? Un système de contrôle qui peut s’auto-programmer (self redesigning control system). Vous naissez avec lui et, à votre naissance, il est déjà un système au programme extraordinaire : mais il a été programmé pour s’autoprogrammer, ce qui est la définition même de ce que signifie apprendre. Apprendre, en ce sens, c’est ajuster son programme, sa propre configuration, selon divers intrants et le faire dans une direction souhaitable – puisqu’à l’évidence se démanteler ce n’est pas apprendre. Apprendre, au fond, c’est de la Recherche et Développement qui présente une dimension méliorative. La perspective darwinienne permet de comprendre et d’unifier tout cela. Elle ne nie pas la présence ou l’existence de la créativité, mais elle nous permet de comprendre ce qu’est la créativité et comment elle évolue, et comment et pourquoi elle n’est pas un processus miraculeux. La bonne métaphore n’est donc pas celle d’un crochet céleste, mais bel et bien celle d’une grue, très haut dans le ciel, et qui repose sur une grue, qui repose sur une grue…
MÉDIANE —Si vous le voulez, parlons à présent de certaines de ces résistances inattendues au darwinisme que vous évoquez dans votre livre. L’une des plus étonnantes me paraît être celle de Noam Chomsky et concerne le langage. Vous semblez soutenir qu’il reste en Chomsky, qui par ailleurs est pourtant, d’un point de vue épistémologique, si près des sciences naturelles, des relents d’un certain humanisme qui expliqueraient ses résistances.
DANIEL DENNETT —Je pense en effet que c’est le cas. Chomsky soutient qu’une part substantielle de notre faculté langagière est innée; mais il répugne à l’idée qu’elle ait pu être bricolée et peu à peu engendré par l’évolution. À ses yeux, cela la déprécierait de manière inacceptable, la réduirait à une sorte de sac à malices. La position de Chomsky à ce sujet m’a toujours paru étrange.
MÉDIANE — Admettons, diront certaines personnes, que la perspective darwinienne nous permet bien de comprendre les processus conduisant, disons, à la culture. Mais, objecteront ces personnes, la perspective darwinienne ne pourra pas nous apprendre grand chose sur le produit évolué. Pour prendre une analogie destinée à faire comprendre un tel argumentaire: les champs électromagnétiques nous permettent certes de comprendre comment fonctionne la radio, mais ils ne sont pas d’une grande utilité pour comprendre pourquoi on y joue en ce moment du Paul McCartney plutôt que du Bach. Il serait absurde pour comprendre cela de convoquer un physicien. Et je suis certain que vous voyez où je veux en venir : est-il légitime de prétendre comprendre la religion à partir du darwinisme, ce qui est le projet de votre dernier livre?
DANIEL DENNETT — Je considère qu’il y a une bonne part de vérité dans une préoccupation comme celle que vous exprimez. Je formulerais les choses comme ceci : si vous voulez savoir pourquoi un programme d’ordinateur pour jouer aux échecs est supérieur à un autre, ne faites pas porter votre analyse jusqu’aux électrons, ce niveau là est trop profond et il est inadéquat. Il faut aborder la question du point de vue des stratégies auxquelles on peut faire appel pour jouer aux échecs, examiner lesquelles sont mises en œuvre dans les deux programmes et comment elles sont implantées. La même chose est bien évidemment vraie en ce qui a trait aux religions. Si vous souhaitez comprendre les religions vous devrez en comprendre le contenu, la psychologie, les aborder avec les outils des sciences humaines et sociales. Mais, en même temps, si ces outils que vous utilisez n’entretiennent aucun contact avec la pensée évolutionniste, vous commettrez des erreurs et certaines choses vous resteront invisibles ou incompréhensibles. À mon avis, la principale erreur que vous allez commettre, étant donné que votre analyse se fait à un niveau si élevé, celui de la créativité, de l’esprit et des raisons invoquées, sera de penser que bon nombre des caractéristiques que vous observez ont été et sont consciemment élaborées alors qu’elles ne le sont pas. Considérons par exemple le langage. Très peu des mots que nous utilisons ont été inventés par des gens. C’est le cas de l’expression « sélection naturelle », bien entendu, mais pas de la plupart des mots. D’où viennent-ils alors? Personne ne les a inventés et la plupart des mots n’ont pas d’auteur. La plupart des caractéristiques des religions, de la même manière, sont sans auteur. Elles ont évolué à travers des êtres humains qui les ont transmis sans le vouloir. Des ajustements sont survenus, sans que personne ne les aient délibérément provoqués. C’est cela qu’apporte la perspective évolutionniste. Comprenons-nous bien. Vatican II a bien changé le catholicisme et les gens qui y ont pris part avaient des raisons, des motifs, des arguments. Ce qu’ils ont proposé était un design délibéré. Si vous voulez comprendre Vatican II, vous devez donc prendre en compte qu’il s’est agi d’une rencontre de personnes qui avaient différentes attentes et qui ont discuté; vous devez comprendre les choses à ce niveau-là. Mais vous devez également comprendre que la plupart des révisions qui ont apportées, disons au christianisme depuis 2000 ans, ne sont pas la résultante de semblables processus. Bien sûr, il y a eu le Concile de Nicée, le Concile de Trente, il y a eu des réformateurs comme Martin Luther, et des moments créateurs très intenses. Mais il y eut également l’inexorable tri par lequel certains thèmes furent mis à l’écart et d’autres mis en évidence, tout cela n’étant pas le résultat délibéré de qui que ce soit.
MÉDIANE — On assiste en ce moment, notamment aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et en France, à la publication d’un nombre important d’ouvrages critiques de la religion et qui se portent à la défense de la libre-pensée et de l’athéisme. Il y a eu par exemple ceux de Sam Harris, celui de Richard Dawkins ainsi que le vôtre, Breaking the Spell. Tous ces ouvrages, comme celui de Michel Onfray en France, ont connu un grand succès populaire. Comment expliquez-vous ce soudain intérêt du grand public pour ces questions?
DANIEL DENNETT — Cela tient d’abord, selon moi, à la grande circulation de l’information dans laquelle Internet joue un rôle important, mais aussi le téléphone cellulaire, la radio, la télévision et ainsi de suite. Il est devenu très difficile d’interdire l’accès à certaines informations. Tout devient accessible, depuis la pornographie jusqu'aux enseignements des religions — en même temps que bien des faussetés. Nous sommes désormais saturés d’informations or les religions ont été élaborées pour restreindre le flux d’informations, pour tenir les croyants loin de l’information. Les religions sont conçues pour fonctionner dans un environnement pauvre du point de vue informationnel. Le flux d’information a donc sur elles un effet dévastateur, et cela sur bien des plans. J’ajouterais que nous vivons un moment historique où des langues disparaissent, où des cultures entières s’éteignent, où des traditions sont renversées à une grande vitesse et où les religions s’effondrent. Tout cela effraie bien des gens et ils résistent avec toute la force possible. Nous devons prendre en compte le fait que tout cela engendre de la peur, de la colère et un fort désir de préserver ce qui est aimé. L’immense effort politique accompli en faveur de la religion, par exemple aux Etats-Unis, tout le tumulte que cela soulève, n’est de ce point de vue aucunement l’indice d’une victoire mais l’indice d’un désespoir.
MÉDIANE — S’il y a un plaisir intellectuel à chercher à comprendre les religions et à remonter à leurs sources, ce travail a également, comme vous le laissez entendre à l’instant, une indéniable dimension politique, que l’on aperçoit justement sitôt que l’on prend conscience de la place qu’elle occupe dans la vie politique américaine.
DANIEL DENNETT — C’est exact et en un sens il est malheureux qu’il en soit ainsi. Mais il y a sur ce plan une besogne à accomplir et quelqu’un doit s’en charger.
MÉDIANE — On a justement à ce propos le sentiment que votre position sur la religion et sa place au sein de la culture se situe en quelque sorte à mi-chemin entre celle de Stephen Jay Gould et de celle de Richard Dawkins. Ce dernier défend un athéisme militant et revendicateur, tandis que le premier invoque ce qu’il a appelé les NOMAs, c’est-à-dire les Non Overlapping Magisterias (ou : Non-recoupement des magistères).
DANIEL DENNETT — En un sens, c’est exact, je suis bien entre les deux; mais ma position se rapproche plus de celle de Dawkins. Gould a cru, pour des raisons qui ne sont évidemment pas stupides mais qui, à mes yeux, restent peu convaincantes, qu’il était judicieux, sur le plan politique, d’adoucir et de minorer les implications de l’évolution et de se montrer conciliant. D’où cette idée de NOMA, en vertu de laquelle la science a un rôle particulier à jouer au sein de notre culture, mais la religion également : et ces fonctions étant distinctes, tout ira bien tant que nous maintiendrons séparés les deux domaines. Je pense qu’il s’agit là d’une erreur stratégique et théorique et d’abord pour l’excellente raison que c’est faux. Il y a entre la religion et la science un formidable conflit qu’il est impossible de passer sous silence ou d’occulter. Nous devons au contraire y faire face et chercher des moyens de le résoudre. Quoiqu’il en soit, la position de Gould n’a guère connu de succès, ni chez les personnes religieuses, ni chez les scientifiques. Pour ma part, à l’instar de Dawkins, je préconise la plus grande franchise en ce qui concerne aussi bien ce conflit particulier, que la nature de l’évolution et ses implications.
MÉDIANE — Qu’est-ce alors qui vous distingue de Dawkins?
DANIEL DENNETT — Dawkins est entièrement convaincu que le monde serait un bien meilleur endroit sans la religion et il voudrait que la religion disparaisse. Pour ma part, je n’en suis pas du tout certain et, plutôt que de voir la religion disparaître, je préconise de chercher à la faire évoluer de manière à ce qu’elle soit rendue moins toxique, un peu comme ces virus pathogènes qui évoluent en des formes non pathogènes ou comme ces parasites qui peuplent notre corps, mais dont nous avons besoin. Au terme de ce que j’envisage, les religions et les croyances religieuses qui resteraient seront celles qui sont utiles et qui méritaient de survivre, tandis que celles qui auront disparu sont celles qui étaient nuisibles et qui méritaient de disparaître.
MÉDIANE — Une idée m’a tout particulièrement frappé dans votre livre et c’est cette distinction que vous faites entre la croyance en Dieu et la croyance en la croyance en Dieu. Cette idée me paraît nouvelle et importante.
DANIEL DENNETT — Je pense qu’elle l’est et, plus j’y pense, plus il me semble que cette idée est effectivement l’idée la plus importante du livre. Et je considère que cette idée de la croyance en la croyance ne s’applique pas qu’à la religion. C’est un thème sur lequel je devrai revenir par écrit.
MÉDIANE — Un autre thème majeur du livre est celui de l’éducation religieuse. La question est évidemment de savoir ce qu’il faut faire de la religion à l’école et de décider de la place qu’elle doit (ou non) prendre dans le curriculum. Vous préconisez au fond un enseignement séculier des religions qui se propose d’instruire les enfants, en extériorité, de la nature de diverses croyances religieuses, de leur histoire, de leurs rites. J’aimerais ici me faire l’avocat du diable. Quelles religions, parmi toutes celles qui pourraient réclamer leur inclusion dans ce curriculum, allons-nous inclure ou exclure et à partir de quel principe allons-nous faire ce choix et le justifier? Combien de temps consacrerons-nous à chacune? Qui décidera, et comment? Quels contenus particuliers seront retenus pour chaque religion? Quelle place, par exemple, faire aux Croisades, à l’Inquisition, à l’interdiction du condom par le Pape, dans la présentation du catholicisme? Parlerons-nous des athées, des agnostiques, des libre-penseurs, des anti-cléricaux? En quels termes? Devant ces questions et des dizaines d’autres, comment ne pas avoir très rapidement le sentiment que le problème est insoluble et comment ne pas conclure que les religions ne devraient pas franchir le seuil de l’école?
DANIEL DENNETT — Ce sont effectivement des questions extrêmement difficiles et elles débouchent en effet sur celle que vous dites: étant donné que le nombre d’heures d’école est limité, pourquoi faudrait-il en perdre avec la religion? Mais pour difficiles que soient ces questions, je considère que nous devons leur faire face et leur trouver des réponses. Leur difficulté ne saurait être un motif suffisant pour ne pas les affronter. La première chose qu’il faut faire, c’est de trouver une procédure reconnue comme équitable par tout le monde et permettant de les traiter. On devrait obtenir la collaboration de représentants de toutes les religions et les encourager à avancer leurs propositions de contenus pour le curriculum. On peut être certain qu’ils souhaiteront que ne soit pas connus certains faits bizarres, embarrassants ou carrément honteux de l’histoire de leur religion. Quelle position adopter dans ces cas? Cela dépendra évidemment du cas. Prenons un exemple concret. La Santeria est une religion pratiquée par quelques centaines de milliers de personnes dans les Caraïbes et plus particulièrement à Cuba. On y retrouve des éléments de christianisme et de vaudou et on y pratique le sacrifice d’animaux — en général des poulets, et parfois d’autres animaux encore, par exemple des chèvres. Le sacrifice rituel d’animaux occupe une place centrale dans cette religion; mais, on le devine, c’est aussi quelque chose d’extrêmement controversé. Est-ce que cette pratique devrait être abordée dans un enseignement où on parlerait de la Santeria? À mes yeux, voilà précisément un de ces faits qui doit figurer dans un curriculum traitant de la Santeria. Prenons encore un autre exemple, celle de l’église des Mormons et plus particulièrement de la jeunesse de son fondateur, Joseph Smith. Les Mormons ont vigoureusement cherché à occulter certaines données biographiques concernant Smith; mais il est hors de question de leur permettre de cacher ces faits. Ceci dit, d’un autre côté, il est important de souligner que ce à quoi nous aspirons, ce n’est pas de construire un bûcher où immoler les religions et que nous ne voulons pas les traiter comme certains tabloïds traitent les faits divers. Il importera donc de donner un temps égal aux accomplissements positifs des religions. Mais, avant toute chose, il importe qu’un tel processus soit mis en marche et que, par lui, une discussion politique visant à persuader à l’aide d’arguments puisse commencer à opérer. Ce que je viens de décrire doit être le fondement et le cœur de toute la démarche que je préconise, qui doit avoir un effet stabilisateur. En cela, elle est semblable à ce qu’on trouve parfois en biologie, où l’action de processus opposés finit par générer un équilibre stable et robuste. Il restera bien entendu toujours des gens pour affirmer que le résultat est inéquitable. Mais ce qui importe surtout, c’est que le processus soit à ce point transparent que ces gens ne puissent avoir de crédibilité.
MÉDIANE — Monsieur Dennett, je vous remercie de cet entretien.
DANIEL DENNETT — Ce fut un plaisir.
Bibliographie
Quelques ouvrages de Dennett en Français
(avec Douglas R. Hofstadter) Vues de l’esprit : Fantaisies et réflexions sur l’âme, InterÉditions, Paris, 1987.
La stratégie de l'interprète, Gallimard, Paris, 1990.
La conscience expliquée, Odile Jacob, Paris, 1993.
La diversité des esprits, Hachette, Paris, 1998.
Darwin est-il dangereux?, Odile Jacob, Paris, 2000.
(avec Christian Cler), Théorie évolutionniste de la liberté, Odile Jacob, Paris, 2004.
Quelques ouvrages non traduits en français
Content and Consciousness, Routledge and Kegan Paul, London, 1969.
The Mind's I: Fantasies and Reflections on Self and Soul, Basic Book, New York, 1980.
Sweet Dreams: Philosophical Obstacles to a Science of Consciousness, MIT Press, Boston, 2005.
Breaking the Spell: Religion as a Natural Phenomenon, Penguin, 2006
Quelques écrits consacrés à Dennett
ELTON, Matthew, Daniel Dennett: Reconciling Science and Our Self-Conception, Polity Press, Cambridge, 2003.
BROOK, Andrew et ROSS, Don (sous la direction de), Daniel Dennett, Cambridge University Press, Cambridge, 2002.
DAHLBOM, Bo, Dennett and His Critics: Demystifying Mind, Blackwell Publishers, London, 1995.
ROSS, Don, et al. (sous la direction de), Dennett's Philosophy: A Comprehensive Assessment, The MIT Press, Boston, 2000.
SYMONS, John et AURY, Mathieu, Dennett : un naturalisme en chantier, PUF, Paris, 2005.
Daniel C. Dennett et les stratégies de l’interprète, Lekton, Département de philosophie de l’UQAM, 1992, Vol. 2. No 1.
Finalement, rappelons que la revue Philosophical Topics a consacré en 1994 un numéro (22 : 1, 2) à Daniel C. Dennett.
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jeudi, mars 27, 2008
mercredi, mars 26, 2008
ENTRETIEN AVEC DANIEL C. DENNETT (1/2)
Présentation
Daniel Clement Dennett, né en 1942 à Boston, a étudié la philosophie d’abord à la Harvard University, puis à la Oxford University, dont il a obtenu un doctorat en 1965.
La rencontre de deux prestigieux professeurs, Willard van Orman Quine (1908-2000) et Gilbert Ryle (1900–1976), marquera son parcours d’étudiant et ces deux penseurs exerceront une profonde influence sur le chercheur que Dennett deviendra.
Depuis 1971, Dennett enseigne la philosophie à la Tufts University, où il est également directeur du Center for Cognitive Studies.
Monsieur Dennett a produit une œuvre très abondante et il a notamment publié sur la philosophie de la conscience, sur Darwin et la théorie de l’évolution, ainsi que sur la religion.
Son premier ouvrage — il s’agissait de sa thèse de doctorat — est paru en 1969 et s’intitulait Content and Consciousness. Dennett commence à y déployer la perspective à la fois ryléenne et «déflationniste» qu’il défendra sur la question de la conscience. Ces travaux trouvent leur aboutissement dans l’ambitieux Consciousness Explained (1991). En 1995, Dennett a fait paraître Darwin’s Dangerous Idea, un ouvrage qui a connu un très grand succès, à la fois académique et populaire.
Cet humaniste engagé a lancé en 2003, avec notamment le biologiste Richard Dawkins, le mouvement des Brights (i.e. des personnes éclairées ou brillantes) qui se consacre à la défense et à la promotion d’une vision du monde et d’une éthique naturalistes dont sont absents les éléments surnaturels ou mystiques. Son plus récent ouvrage, intitulé: Breaking the Spell: Religion as a Natural Phenomenon (2006) s’inscrit dans cette voie.
Daniel Dennett était de passage à Montréal en mars 2007, justement pour y prononcer une conférence sur ce livre, lorsqu’il a accordé à Médiane l’entretien qui suit.
Les propos de Dennett ont été traduits par mnoi, qui ai réalisé l’entretien. Ils ont été revus par M. Dennett et publiés dans la revue de philosophie québécoise Médiane. On trouvera à la suite du texte quelques repères bibliographiques proposés à l’intention des personnes qui voudraient en savoir plus sur l’œuvre de Dennett.
Je remercie Pierre Poirier, professeur au Département de philosophie de l’UQAM, qui a relu ce texte et qui m’a fait de précieux commentaires et d’utiles suggestions.
MÉDIANE —Quand on examine votre oeuvre, on ne peut manquer d’être frappé par le fait que vous alimentez votre réflexion à de nombreuses disciplines scientifiques — la biologie et la psychologie cognitive notamment. Comment envisagez-vous le rapport de la philosophie à la science?
DANIEL DENNETT — Je pense que l’image d’Épinal du philosophe qui travaille seul, sans se préoccuper de ce que pensent ou disent les autres chercheurs est, historiquement parlant, un stéréotype très récent. Descartes et Leibniz étaient des scientifiques et Kant portait une très grande attention à ce qui se passait dans les sciences, tout comme Locke, Hume ou Reid. Ce n’est qu’au XXe siècle que la philosophie rompt ses contacts avec la science. Mais encore là, et pour m’en tenir à des noms qui viennent spontanément à l’esprit, Russell, Quine, ou encore Dewey, étudiaient de manière approfondie le travail des scientifiques. Faire de la philosophie à l’écart de la science et dans une sorte de vacuum factuel et théorique est une chose possible, mais dans ces conditions il est extrêmement difficile d’accomplir quelque chose qui ait de la valeur ou qui vaille la peine d’être lu. Cela conduit à des débats philosophiques hermétiques, fermés sur eux-mêmes et, en bout de piste, des vies et des talents sont gaspillés. Je déteste cela, comme je déteste voir des étudiants se livrer à ce genre d’exercice.
MÉDIANE — Et cependant, lorsque vous vous intéressez à la biologie, à la psychologie, et ainsi de suite, c’est bien en philosophe que vous vous y intéressez et ce sont bien des questions philosophiques que vous posez à leur propos. Or il est tout à fait possible de s’intéresser à ces sciences, de les pratiquer sans toutefois soulever à leur propos des problèmes philosophiques. Qu’est-ce qui caractérise de tels problèmes, précisément?
DANIEL DENNETT — Dans tout domaine de recherche et d’étude, depuis la poésie jusqu’à la physique, on trouvera des confusions et des difficultés à propos desquelles on ignore même ce que sont les questions qu’il faudrait poser. Lorsque l’on confronte tout cela, on fait de la philosophie. Si vous connaissez les questions qu’il faut poser et pourquoi il faut poser celle-ci plutôt que celle-là, ce que vous faites n’est plus de la philosophie.
MÉDIANE — Par ailleurs, comme son histoire le montre, la philosophie a également tendu à assumer une fonction à la fois de critique sociale et politique et un travail de synthèse et de totalisation culturelle. Pensez-vous que ce type de travail est légitime et peut-on, comme je le crois, soutenir qu’une part de votre travail philosophique va en ce sens?
DANIEL DENNETT — J’espère bien que la philosophie est en mesure d’assumer une telle fonction et vous avez raison en ce qui concerne mon travail. Ce type de travail est risqué et difficile, mais il est souhaitable que l’on cherche à l’accomplir. On commet des erreurs, on s’y fait des ennemis, mais il faut tenter de briser les cloisons de l’hyperspécialisation du travail académique et tenter de produire des synthèses.
MÉDIANE — Il y a seulement 25 ans, le travail accompli au sein de la tradition analytique dans le monde anglo-saxon restait largement inconnu dans le monde francophone, tout particulièrement en France. Tout cela a changé et vous êtes aujourd’hui un des philosophes analytiques bien connu dans le monde francophone, où vos ouvrages sont traduits.
DANIEL DENNETT — Mes ouvrages sont en effet traduits en français et je suis effectivement lu par des francophones, mais je ne suis pas certain que ce soit par des philosophes : je pense que je suis plutôt lu par des scientifiques. En fait, je n’ai pas eu énormément d’interactions avec les philosophes français et je ne crois pas qu’ils soient très intéressés par mon travail. De mon côté, je ne suis pas très intéressé non plus par un grand nombre des choses qui se font en France en philosophie. Ceci dit, il est réconfortant de constater que partout en Europe on trouve des groupes de gens — certains sont des philosophes, mais la plupart d’entre eux ne le sont pas : appelons-les donc des penseurs — qui s’intéressent à mon travail, lisent ce que j’écris et le font lire à leurs étudiants.
MÉDIANE — Je suppose que cela est tout particulièrement vrai en ce qui concerne vos travaux sur la conscience?
DANIEL DENNETT — C’est exact. Il y a en ce moment une somme extraordinaire de recherches et de travaux sur le thème de la conscience, et qui rejoignent même le grand public. Tout cela fait qu’il y a une très forte demande de pensée philosophique sur ces questions.
MÉDIANE — Venons-en justement à la question de la conscience. On pourrait soutenir qu’il y a, disons, soixante-dix ans, on ignorait à peu près tout des mécanismes fondamentaux de la vie. Aujourd’hui cependant, notre savoir à leur propos est énorme. Après avoir largement exploré et découvert le continent Matière, depuis le XVIIe siècle, nous avons ainsi, en quelques décennies, découvert et exploré le continent Vie. D’aucuns soutiennent que le continent Conscience sera le prochain que nous allons découvrir. Pourtant, j’avoue une certaine sympathie pour ces gens qui ne partagent pas cet optimisme et qu’on appelle parfois des « mystériens » —par exemple Noam Chomsky, ou Martin Gardner — des gens qui pensent que la question de la conscience est trop complexe pour l’esprit humain, qu’elle n’est pas un problème que l’on pourrait résoudre, mais un mystère que nous ne pourrons dénouer. Et après tout, poursuivent certains de ces mystériens, des milliers d’années d’efforts ne nous ont même pas permis de le formuler clairement. Je sais que vous ne partagez pas ce point de vue. Pouvez-vous nous rappeler pourquoi?
DANIEL DENNETT — Vous avez raison sur ce que disent les mystériens, mais je pense que c’est là une position défaitiste. De plus, je soupçonne que chez plusieurs d’entre eux c’est moins la conviction que nous ne pourrons résoudre le problème de la conscience qui les motive, que la peur que nous y parvenions. Ils pensent, à tort, que si nous parvenons à comprendre la conscience, que si nous parvenons à la comprendre profondément — disons aussi bien que nous connaissons aujourd’hui l’ADN, sa structure, ses fonctions — alors cela nous révélerait des choses terribles, par exemple que nous ne sommes pas des agents responsables, que nous n’avons pas de libre-arbitre. C’est d’ailleurs pourquoi je me suis efforcé de montrer que tout ce que nous savons sur la conscience est parfaitement compatible avec tout ce qui a de l’importance dans la doctrine du libre-arbitre. En fait, nous avons besoin de la science et de la biologie pour comprendre comment un système nerveux peut être doté de libre-arbitre, au sens où ce concept a une réelle importance – et ce sens n’est pas toujours celui que certains philosophes ont voulu lui accorder.
MÉDIANE — Cette fois encore, on constate qu’il y a, dans la perspective philosophique dans laquelle vous travaillez, quelque chose d’optimiste et qui nous invite à aller de l’avant.
DANIEL DENNETT —Tout à fait. Et je suis bien conscient qu’aux yeux de certaines personnes cet optimisme pourra sembler naïf, ou peu fondé. Mais je ne le pense pas, et je considère au contraire qu’un certain pessimisme souvent exprimé autour de ces questions est proprement comique et pathétique.
MÉDIANE — Revenons au problème de la conscience, et commençons par le problème du corps et de l’esprit. Le sens commun dira volontiers qu’il n’y a pas de vraiment ici de problème et que Descartes avait raison : nous sommes composés de deux substances, le corps (res extensa) qui se caractérise par l’étendue et l’esprit (res cogitans), cette «chose pensante», qui doute, qui conçoit, qui imagine, qui sent, qui veut et ne veut pas, et ainsi de suite.
DANIEL DENNETT — C’est la conception la plus spontanée que l’on puisse avoir et il faut pratiquer une très exigeante gymnastique intellectuelle pour convenir : d’abord qu’il ne doit pas nécessairement en être ainsi, ensuite qu’il ne peut pas en être ainsi. Le fait est que notre esprit est ce que fait notre cerveau; et sitôt qu’on le comprend de manière suffisamment précise, on voit qu’étant donné un système nerveux qui possède l’architecture fonctionnelle adéquate, celui-ci va générer les pensées, les réactions, les dispositions, les préférences, les sensations, les joies qui sont les nôtres; tout cela va émerger, d’une manière qui n’est pas mystérieuse, des activités de ce cerveau et de ce système nerveux. Cela est bien entendu difficile à imaginer. Mais considérez les choses qui étaient difficiles à imaginer autrefois et qui ne le sont plus. Considérez par exemple ce qu’on fait aujourd’hui en matière d’animation par ordinateur. Toutes ces images complexes sont en bout de piste produites par une machine qui accomplit des calculs arithmétiques.
MÉDIANE — On se trouve alors confronté à ce problème du théâtre cartésien ou de la régression cartésienne. Pouvez-vous le cerner pour nous et nous dire comment vous le traitez?
DANIEL DENNETT — Un œil ne peut voir par lui-même, il fait partie d’un tout, il est un élément d’un système auquel il envoie des signaux. De même pour l’oreille qui appartient à un système qui perçoit des sons, ou pour une douleur ressentie dans un membre et qui, par l’influx nerveux, parvient au cerveau. Et alors qu’arrive-t-il? Ces signaux et ces informations sont traités et puis, quelque part, quelque chose de magique se produit : tout cela est unifié et c’est là qu’apparaît la conscience. C’est une manière tout à fait naturelle d’envisager les choses, mais cela ne peut qu’être faux. Il n’y a pas de cerveau dans le cerveau, ou de petit homme qui se tiendrait là et qui serait conscient de tout ce qui se passe. Ce que cet homuncule est présumé accomplir doit être distribué dans le cerveau lui-même selon une spatialité et une temporalité spécifique qui fait que les choses n’ont pas à se produire dans le cerveau dans le même ordre où elles semblent se produire à la conscience. Envisager les choses de la sorte rend plus aisée la tâche de comprendre et de modéliser la conscience. Ce n’est pas que l’idée d’homuncule soit incohérente : mais elle est fausse. Dans le film Men in Black, il y a une scène qui se déroule à la morgue. Un personnage touche le cadavre d’un géant malfaisant. Le visage de ce personnage s’ouvre alors et en sort un petit homme qui animait ce qui n’était qu’une marionnette géante. J’utilise cet extrait dans mes cours, car il illustre parfaitement l’idée de théâtre cartésien. S’il en eût été ainsi, nous aurions eu à regarder à l’intérieur du petit homme, où nous aurions peut-être trouvé un autre petit homme, et ainsi de suite. Pour éviter la régression à l’infini, nous devons distribuer tout le travail accompli et montrer comment tout cela peut être décomposé en éléments qui ne sont pas eux-mêmes conscients.
MÉDIANE — Votre position sur la conscience a suscité diverses critiques et si vous le voulez bien, j’aimerais à présent en aborder quelques-unes. Commençons par celle qui veut que votre solution optimiste et pragmatique au problème de la conscience nous conduit à ne pas confronter ce que d’aucuns appellent le hard problem.
DANIEL DENNETT — C’est qu’à mes yeux, justement, le hard problem est une illusion cognitive. Il n’y a pas de tel problème. Pour me faire comprendre, laissez-moi vous raconter l’histoire d’un tour de magie. Ce tour de magie s’appelle The Tuned Deck et c’est un tour qu’un magicien faisait pour ses confrères. Voici comment il procédait. Il expliquait qu’il allait faire Le tour de magie du paquet de cartes musical. Ensuite, il produisait des sons présumés magiques; puis, une personne choisissait une carte, la remettait dans le paquet et le magicien la retrouvait. Ses confrères étaient mystifiés par ce tour, qu’il pouvait faire pour eux dix fois de suite, mais dont ils ne parvenaient pas à trouver comment il s’y prenait. Ils n’y sont jamais arrivés. Ils lui ont proposé d’acheter le truc, mais il a toujours refusé de le vendre. À la fin de sa vie, il a permis à un de ses amis magiciens de dévoiler dans un livre comment il s’y prenait. Comme bon nombre d’excellents tours de magie, tout est joué avant même que le tour ne débute. Ici, le secret réside dans le nom du tour : Le tour de magie du paquet de cartes musical. En fait, le truc réside dans un simple mot du nom du tour, le mot « Le ». Rappelez-vous. Il annonçait qu’il allait faire un nouveau tour et il le nommait : Le tour de magie du paquet de cartes musical. Il faisait alors un tour connu permettant de retrouver une carte et ses confrères, pensant avec raison avoir deviné comment il s’y était pris, lui demandaient de le refaire, en prenant cette fois des moyens pour valider leur hypothèse et le prendre en défaut. Mais le magicien, à cette deuxième occasion, utilisait un nouveau tour, différent. La troisième fois, il utilisait encore une autre méthode; et ainsi de suite. Il faisait donc devant ses collègues des tours qu’ils connaissaient, mais qu’ils n’arrivaient pas à identifier parce qu’ils en recherchaient un seul, unique. Le secret du tour résidait donc dans son nom. C’est, selon moi, exactement ce qui se produit lorsqu’on parle du Hard Problem.
MÉDIANE — Et ceci, si je vous suis bien, est exactement similaire à ce que vous avancez sur le problème de la conscience. Quand un philosophe donne une version du hard problem – Mary, qui sait tout de la physique et de la physiologie des couleurs mais qui, élevée dans un monde en Noir et Blanc, ignore quelque chose de la perception de la couleur rouge; ou encore la célèbre chambre chinoise imaginée par Searle — il se laisse enfermer dans ce qu’il croit être Le problème de la conscience, alors qu’il s’agit d’une multiplicité de problèmes.
DANIEL DENNETT — Effectivement. La conscience, c’est tout un ensemble de «tours», et aucun d’entre eux, à lui seul, ne constitue la solution. Ce sont tous les tours pris simultanément qui constituent la solution. L’erreur, c’est de s’imaginer qu’il existe quelque chose comme un hard problem par-delà tous ces tours, autrement dit par-delà toutes les fonctions particulières accomplies par la conscience.
MÉDIANE — Justement, pourriez-vous nous indiquer comment vous répondez au célèbre argument de la chambre chinoise avancé par John Searle?
DANIEL DENNETT — Searle et moi partons de prémisses différentes et l’un de nous a tort. Searle commence avec la conscience et il affirme qu’il ne peut y avoir de contenu sans conscience. Je pense que c’est le contraire qui est vrai, et je commence par les contenus. Mon premier livre s’appelait d’ailleurs Content and Consciousness et l’ordre des mots est important. On doit d’abord avoir une théorie des contenus, de choses toute simples et même de contenus inconscients, des contenu d’un système nerveux élémentaire, voire même d’une plante — puisqu’il y a bien là du contenu, de l’information et du traitement de l’information. Puis, quand vous disposez d’une théorie solide des contenus, vous pouvez vous demander ce qui devrait y être ajouté pour obtenir la conscience. La conscience, de ce point de vue, est une complexification tardive des contenus et nous devons comprendre comment elle a évolué et est apparue. Il importe surtout de ne pas commettre l’erreur de prendre comme point de départ la conscience d’un être humain adulte et d’essayer de rendre compte de chacune de ses caractéristiques.
MÉDIANE — Je sais que vous avez étudié avec Gilbert Ryle. Et il me vient l’idée que ce que vous êtes en train de dire pourrait être interprété comme l’idée que le problème de la conscience est au fond une de ces erreurs catégoriales (category mistakes) dont parlait Ryle.
DANIEL DENNETT —Vous avez tout à fait raison et je reconnais volontiers que je suis le produit des professeurs qui m’ont formé. J’ai en particulier eu la chance d’avoir deux professeurs extraordinaires, Gilbert Ryle, que vous venez de citer, et Willard Van Orman Quine.
À suivre...
Daniel Clement Dennett, né en 1942 à Boston, a étudié la philosophie d’abord à la Harvard University, puis à la Oxford University, dont il a obtenu un doctorat en 1965.
La rencontre de deux prestigieux professeurs, Willard van Orman Quine (1908-2000) et Gilbert Ryle (1900–1976), marquera son parcours d’étudiant et ces deux penseurs exerceront une profonde influence sur le chercheur que Dennett deviendra.
Depuis 1971, Dennett enseigne la philosophie à la Tufts University, où il est également directeur du Center for Cognitive Studies.
Monsieur Dennett a produit une œuvre très abondante et il a notamment publié sur la philosophie de la conscience, sur Darwin et la théorie de l’évolution, ainsi que sur la religion.
Son premier ouvrage — il s’agissait de sa thèse de doctorat — est paru en 1969 et s’intitulait Content and Consciousness. Dennett commence à y déployer la perspective à la fois ryléenne et «déflationniste» qu’il défendra sur la question de la conscience. Ces travaux trouvent leur aboutissement dans l’ambitieux Consciousness Explained (1991). En 1995, Dennett a fait paraître Darwin’s Dangerous Idea, un ouvrage qui a connu un très grand succès, à la fois académique et populaire.
Cet humaniste engagé a lancé en 2003, avec notamment le biologiste Richard Dawkins, le mouvement des Brights (i.e. des personnes éclairées ou brillantes) qui se consacre à la défense et à la promotion d’une vision du monde et d’une éthique naturalistes dont sont absents les éléments surnaturels ou mystiques. Son plus récent ouvrage, intitulé: Breaking the Spell: Religion as a Natural Phenomenon (2006) s’inscrit dans cette voie.
Daniel Dennett était de passage à Montréal en mars 2007, justement pour y prononcer une conférence sur ce livre, lorsqu’il a accordé à Médiane l’entretien qui suit.
Les propos de Dennett ont été traduits par mnoi, qui ai réalisé l’entretien. Ils ont été revus par M. Dennett et publiés dans la revue de philosophie québécoise Médiane. On trouvera à la suite du texte quelques repères bibliographiques proposés à l’intention des personnes qui voudraient en savoir plus sur l’œuvre de Dennett.
Je remercie Pierre Poirier, professeur au Département de philosophie de l’UQAM, qui a relu ce texte et qui m’a fait de précieux commentaires et d’utiles suggestions.
***
CONSCIENCE, DARWINISME ET RELIGION: JALONS D’UN PARCOURS PHILOSOPHIQUE
MÉDIANE —Quand on examine votre oeuvre, on ne peut manquer d’être frappé par le fait que vous alimentez votre réflexion à de nombreuses disciplines scientifiques — la biologie et la psychologie cognitive notamment. Comment envisagez-vous le rapport de la philosophie à la science?
DANIEL DENNETT — Je pense que l’image d’Épinal du philosophe qui travaille seul, sans se préoccuper de ce que pensent ou disent les autres chercheurs est, historiquement parlant, un stéréotype très récent. Descartes et Leibniz étaient des scientifiques et Kant portait une très grande attention à ce qui se passait dans les sciences, tout comme Locke, Hume ou Reid. Ce n’est qu’au XXe siècle que la philosophie rompt ses contacts avec la science. Mais encore là, et pour m’en tenir à des noms qui viennent spontanément à l’esprit, Russell, Quine, ou encore Dewey, étudiaient de manière approfondie le travail des scientifiques. Faire de la philosophie à l’écart de la science et dans une sorte de vacuum factuel et théorique est une chose possible, mais dans ces conditions il est extrêmement difficile d’accomplir quelque chose qui ait de la valeur ou qui vaille la peine d’être lu. Cela conduit à des débats philosophiques hermétiques, fermés sur eux-mêmes et, en bout de piste, des vies et des talents sont gaspillés. Je déteste cela, comme je déteste voir des étudiants se livrer à ce genre d’exercice.
MÉDIANE — Et cependant, lorsque vous vous intéressez à la biologie, à la psychologie, et ainsi de suite, c’est bien en philosophe que vous vous y intéressez et ce sont bien des questions philosophiques que vous posez à leur propos. Or il est tout à fait possible de s’intéresser à ces sciences, de les pratiquer sans toutefois soulever à leur propos des problèmes philosophiques. Qu’est-ce qui caractérise de tels problèmes, précisément?
DANIEL DENNETT — Dans tout domaine de recherche et d’étude, depuis la poésie jusqu’à la physique, on trouvera des confusions et des difficultés à propos desquelles on ignore même ce que sont les questions qu’il faudrait poser. Lorsque l’on confronte tout cela, on fait de la philosophie. Si vous connaissez les questions qu’il faut poser et pourquoi il faut poser celle-ci plutôt que celle-là, ce que vous faites n’est plus de la philosophie.
MÉDIANE — Par ailleurs, comme son histoire le montre, la philosophie a également tendu à assumer une fonction à la fois de critique sociale et politique et un travail de synthèse et de totalisation culturelle. Pensez-vous que ce type de travail est légitime et peut-on, comme je le crois, soutenir qu’une part de votre travail philosophique va en ce sens?
DANIEL DENNETT — J’espère bien que la philosophie est en mesure d’assumer une telle fonction et vous avez raison en ce qui concerne mon travail. Ce type de travail est risqué et difficile, mais il est souhaitable que l’on cherche à l’accomplir. On commet des erreurs, on s’y fait des ennemis, mais il faut tenter de briser les cloisons de l’hyperspécialisation du travail académique et tenter de produire des synthèses.
MÉDIANE — Il y a seulement 25 ans, le travail accompli au sein de la tradition analytique dans le monde anglo-saxon restait largement inconnu dans le monde francophone, tout particulièrement en France. Tout cela a changé et vous êtes aujourd’hui un des philosophes analytiques bien connu dans le monde francophone, où vos ouvrages sont traduits.
DANIEL DENNETT — Mes ouvrages sont en effet traduits en français et je suis effectivement lu par des francophones, mais je ne suis pas certain que ce soit par des philosophes : je pense que je suis plutôt lu par des scientifiques. En fait, je n’ai pas eu énormément d’interactions avec les philosophes français et je ne crois pas qu’ils soient très intéressés par mon travail. De mon côté, je ne suis pas très intéressé non plus par un grand nombre des choses qui se font en France en philosophie. Ceci dit, il est réconfortant de constater que partout en Europe on trouve des groupes de gens — certains sont des philosophes, mais la plupart d’entre eux ne le sont pas : appelons-les donc des penseurs — qui s’intéressent à mon travail, lisent ce que j’écris et le font lire à leurs étudiants.
MÉDIANE — Je suppose que cela est tout particulièrement vrai en ce qui concerne vos travaux sur la conscience?
DANIEL DENNETT — C’est exact. Il y a en ce moment une somme extraordinaire de recherches et de travaux sur le thème de la conscience, et qui rejoignent même le grand public. Tout cela fait qu’il y a une très forte demande de pensée philosophique sur ces questions.
MÉDIANE — Venons-en justement à la question de la conscience. On pourrait soutenir qu’il y a, disons, soixante-dix ans, on ignorait à peu près tout des mécanismes fondamentaux de la vie. Aujourd’hui cependant, notre savoir à leur propos est énorme. Après avoir largement exploré et découvert le continent Matière, depuis le XVIIe siècle, nous avons ainsi, en quelques décennies, découvert et exploré le continent Vie. D’aucuns soutiennent que le continent Conscience sera le prochain que nous allons découvrir. Pourtant, j’avoue une certaine sympathie pour ces gens qui ne partagent pas cet optimisme et qu’on appelle parfois des « mystériens » —par exemple Noam Chomsky, ou Martin Gardner — des gens qui pensent que la question de la conscience est trop complexe pour l’esprit humain, qu’elle n’est pas un problème que l’on pourrait résoudre, mais un mystère que nous ne pourrons dénouer. Et après tout, poursuivent certains de ces mystériens, des milliers d’années d’efforts ne nous ont même pas permis de le formuler clairement. Je sais que vous ne partagez pas ce point de vue. Pouvez-vous nous rappeler pourquoi?
DANIEL DENNETT — Vous avez raison sur ce que disent les mystériens, mais je pense que c’est là une position défaitiste. De plus, je soupçonne que chez plusieurs d’entre eux c’est moins la conviction que nous ne pourrons résoudre le problème de la conscience qui les motive, que la peur que nous y parvenions. Ils pensent, à tort, que si nous parvenons à comprendre la conscience, que si nous parvenons à la comprendre profondément — disons aussi bien que nous connaissons aujourd’hui l’ADN, sa structure, ses fonctions — alors cela nous révélerait des choses terribles, par exemple que nous ne sommes pas des agents responsables, que nous n’avons pas de libre-arbitre. C’est d’ailleurs pourquoi je me suis efforcé de montrer que tout ce que nous savons sur la conscience est parfaitement compatible avec tout ce qui a de l’importance dans la doctrine du libre-arbitre. En fait, nous avons besoin de la science et de la biologie pour comprendre comment un système nerveux peut être doté de libre-arbitre, au sens où ce concept a une réelle importance – et ce sens n’est pas toujours celui que certains philosophes ont voulu lui accorder.
MÉDIANE — Cette fois encore, on constate qu’il y a, dans la perspective philosophique dans laquelle vous travaillez, quelque chose d’optimiste et qui nous invite à aller de l’avant.
DANIEL DENNETT —Tout à fait. Et je suis bien conscient qu’aux yeux de certaines personnes cet optimisme pourra sembler naïf, ou peu fondé. Mais je ne le pense pas, et je considère au contraire qu’un certain pessimisme souvent exprimé autour de ces questions est proprement comique et pathétique.
MÉDIANE — Revenons au problème de la conscience, et commençons par le problème du corps et de l’esprit. Le sens commun dira volontiers qu’il n’y a pas de vraiment ici de problème et que Descartes avait raison : nous sommes composés de deux substances, le corps (res extensa) qui se caractérise par l’étendue et l’esprit (res cogitans), cette «chose pensante», qui doute, qui conçoit, qui imagine, qui sent, qui veut et ne veut pas, et ainsi de suite.
DANIEL DENNETT — C’est la conception la plus spontanée que l’on puisse avoir et il faut pratiquer une très exigeante gymnastique intellectuelle pour convenir : d’abord qu’il ne doit pas nécessairement en être ainsi, ensuite qu’il ne peut pas en être ainsi. Le fait est que notre esprit est ce que fait notre cerveau; et sitôt qu’on le comprend de manière suffisamment précise, on voit qu’étant donné un système nerveux qui possède l’architecture fonctionnelle adéquate, celui-ci va générer les pensées, les réactions, les dispositions, les préférences, les sensations, les joies qui sont les nôtres; tout cela va émerger, d’une manière qui n’est pas mystérieuse, des activités de ce cerveau et de ce système nerveux. Cela est bien entendu difficile à imaginer. Mais considérez les choses qui étaient difficiles à imaginer autrefois et qui ne le sont plus. Considérez par exemple ce qu’on fait aujourd’hui en matière d’animation par ordinateur. Toutes ces images complexes sont en bout de piste produites par une machine qui accomplit des calculs arithmétiques.
MÉDIANE — On se trouve alors confronté à ce problème du théâtre cartésien ou de la régression cartésienne. Pouvez-vous le cerner pour nous et nous dire comment vous le traitez?
DANIEL DENNETT — Un œil ne peut voir par lui-même, il fait partie d’un tout, il est un élément d’un système auquel il envoie des signaux. De même pour l’oreille qui appartient à un système qui perçoit des sons, ou pour une douleur ressentie dans un membre et qui, par l’influx nerveux, parvient au cerveau. Et alors qu’arrive-t-il? Ces signaux et ces informations sont traités et puis, quelque part, quelque chose de magique se produit : tout cela est unifié et c’est là qu’apparaît la conscience. C’est une manière tout à fait naturelle d’envisager les choses, mais cela ne peut qu’être faux. Il n’y a pas de cerveau dans le cerveau, ou de petit homme qui se tiendrait là et qui serait conscient de tout ce qui se passe. Ce que cet homuncule est présumé accomplir doit être distribué dans le cerveau lui-même selon une spatialité et une temporalité spécifique qui fait que les choses n’ont pas à se produire dans le cerveau dans le même ordre où elles semblent se produire à la conscience. Envisager les choses de la sorte rend plus aisée la tâche de comprendre et de modéliser la conscience. Ce n’est pas que l’idée d’homuncule soit incohérente : mais elle est fausse. Dans le film Men in Black, il y a une scène qui se déroule à la morgue. Un personnage touche le cadavre d’un géant malfaisant. Le visage de ce personnage s’ouvre alors et en sort un petit homme qui animait ce qui n’était qu’une marionnette géante. J’utilise cet extrait dans mes cours, car il illustre parfaitement l’idée de théâtre cartésien. S’il en eût été ainsi, nous aurions eu à regarder à l’intérieur du petit homme, où nous aurions peut-être trouvé un autre petit homme, et ainsi de suite. Pour éviter la régression à l’infini, nous devons distribuer tout le travail accompli et montrer comment tout cela peut être décomposé en éléments qui ne sont pas eux-mêmes conscients.
MÉDIANE — Votre position sur la conscience a suscité diverses critiques et si vous le voulez bien, j’aimerais à présent en aborder quelques-unes. Commençons par celle qui veut que votre solution optimiste et pragmatique au problème de la conscience nous conduit à ne pas confronter ce que d’aucuns appellent le hard problem.
DANIEL DENNETT — C’est qu’à mes yeux, justement, le hard problem est une illusion cognitive. Il n’y a pas de tel problème. Pour me faire comprendre, laissez-moi vous raconter l’histoire d’un tour de magie. Ce tour de magie s’appelle The Tuned Deck et c’est un tour qu’un magicien faisait pour ses confrères. Voici comment il procédait. Il expliquait qu’il allait faire Le tour de magie du paquet de cartes musical. Ensuite, il produisait des sons présumés magiques; puis, une personne choisissait une carte, la remettait dans le paquet et le magicien la retrouvait. Ses confrères étaient mystifiés par ce tour, qu’il pouvait faire pour eux dix fois de suite, mais dont ils ne parvenaient pas à trouver comment il s’y prenait. Ils n’y sont jamais arrivés. Ils lui ont proposé d’acheter le truc, mais il a toujours refusé de le vendre. À la fin de sa vie, il a permis à un de ses amis magiciens de dévoiler dans un livre comment il s’y prenait. Comme bon nombre d’excellents tours de magie, tout est joué avant même que le tour ne débute. Ici, le secret réside dans le nom du tour : Le tour de magie du paquet de cartes musical. En fait, le truc réside dans un simple mot du nom du tour, le mot « Le ». Rappelez-vous. Il annonçait qu’il allait faire un nouveau tour et il le nommait : Le tour de magie du paquet de cartes musical. Il faisait alors un tour connu permettant de retrouver une carte et ses confrères, pensant avec raison avoir deviné comment il s’y était pris, lui demandaient de le refaire, en prenant cette fois des moyens pour valider leur hypothèse et le prendre en défaut. Mais le magicien, à cette deuxième occasion, utilisait un nouveau tour, différent. La troisième fois, il utilisait encore une autre méthode; et ainsi de suite. Il faisait donc devant ses collègues des tours qu’ils connaissaient, mais qu’ils n’arrivaient pas à identifier parce qu’ils en recherchaient un seul, unique. Le secret du tour résidait donc dans son nom. C’est, selon moi, exactement ce qui se produit lorsqu’on parle du Hard Problem.
MÉDIANE — Et ceci, si je vous suis bien, est exactement similaire à ce que vous avancez sur le problème de la conscience. Quand un philosophe donne une version du hard problem – Mary, qui sait tout de la physique et de la physiologie des couleurs mais qui, élevée dans un monde en Noir et Blanc, ignore quelque chose de la perception de la couleur rouge; ou encore la célèbre chambre chinoise imaginée par Searle — il se laisse enfermer dans ce qu’il croit être Le problème de la conscience, alors qu’il s’agit d’une multiplicité de problèmes.
DANIEL DENNETT — Effectivement. La conscience, c’est tout un ensemble de «tours», et aucun d’entre eux, à lui seul, ne constitue la solution. Ce sont tous les tours pris simultanément qui constituent la solution. L’erreur, c’est de s’imaginer qu’il existe quelque chose comme un hard problem par-delà tous ces tours, autrement dit par-delà toutes les fonctions particulières accomplies par la conscience.
MÉDIANE — Justement, pourriez-vous nous indiquer comment vous répondez au célèbre argument de la chambre chinoise avancé par John Searle?
DANIEL DENNETT — Searle et moi partons de prémisses différentes et l’un de nous a tort. Searle commence avec la conscience et il affirme qu’il ne peut y avoir de contenu sans conscience. Je pense que c’est le contraire qui est vrai, et je commence par les contenus. Mon premier livre s’appelait d’ailleurs Content and Consciousness et l’ordre des mots est important. On doit d’abord avoir une théorie des contenus, de choses toute simples et même de contenus inconscients, des contenu d’un système nerveux élémentaire, voire même d’une plante — puisqu’il y a bien là du contenu, de l’information et du traitement de l’information. Puis, quand vous disposez d’une théorie solide des contenus, vous pouvez vous demander ce qui devrait y être ajouté pour obtenir la conscience. La conscience, de ce point de vue, est une complexification tardive des contenus et nous devons comprendre comment elle a évolué et est apparue. Il importe surtout de ne pas commettre l’erreur de prendre comme point de départ la conscience d’un être humain adulte et d’essayer de rendre compte de chacune de ses caractéristiques.
MÉDIANE — Je sais que vous avez étudié avec Gilbert Ryle. Et il me vient l’idée que ce que vous êtes en train de dire pourrait être interprété comme l’idée que le problème de la conscience est au fond une de ces erreurs catégoriales (category mistakes) dont parlait Ryle.
DANIEL DENNETT —Vous avez tout à fait raison et je reconnais volontiers que je suis le produit des professeurs qui m’ont formé. J’ai en particulier eu la chance d’avoir deux professeurs extraordinaires, Gilbert Ryle, que vous venez de citer, et Willard Van Orman Quine.
À suivre...
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