jeudi, août 28, 2008

PETIT BONHEUR: LE VIEUX LÉON, DE ET PAR BRASSENS

À mon humble avis, le plus grand «faiseur» de chanson francophone du (dernier) siècle: l'immense Brassens. Je lui ai consacré un chapitre dans un des mes livres (Trames)

mardi, août 26, 2008

TAGORE À LA RADIO

Je serai ce dimanche à 14 heures à l'émission littéraire Vous m'en lirez tant, diffusée à Radio-Canada, pour parler de ma traduction de Tagore.

C'est le début d'une nouvelle saison pour cette émission, avec une nouvelle animatrice, Lorraine Pintal, qui remplace Raymond Cloutier, qui en avait longtemps et avec bio tenu la barre — M. Cloutier dirige maintenant le Conservatoire d'art dramatique du Québec.

Je me réjouis de pouvoir parler de Tagore, mais aussi des Éditions du Noroît où l'éditeur et poète Paul Bélanger a réservé un formidable accueil à ce livre.

UNE PROPOSITION POUR L’UNIVERSITÉ

[Avec mon collègue Jacques Pelletier, j'ai dirigé le dossier du numéro de la rentrée de la revue À Bâbord. Le dossier porte sur l'université et proposera notamment la tenue d'États généraux de l'université. J'en ai profité pour consacrer ma chronique éducation au même sujet. La voici.]

Je fréquente des universités depuis plus de trente ans. J’y ai été étudiant, puis étudiant-chercheur, puis chargé de cours et enfin professeur. C’est à l’université que j’ai passé la plus grande partie de ma vie.
Au fil des ans, comme bien d’autres, j’ai assisté à ce qui m’est apparu, à moi aussi, comme une très substantielle mutation de cette institution qui, peu à peu, est devenue une organisation.
Dans le texte qui suit, je voudrais expliquer la nature et les effets de cette mutation puis proposer une voie de sortie qui m’est inspirée d’une proposition mise de l’avant il y a près d’un demi-siècle par le philosophe et universitaire libertaire Paul Goodman (1911-1972).
***
Je viens de dire : «institution» et «organisation». En utilisant ces mots, je reprends, très consciemment, le vocabulaire employé par Michel Freitag. Il convient de saluer ici ce sociologue québécois qui, dès le milieu des années 90, examinait en ces termes, de manière rigoureuse et implacable, la profonde transformation de l’université qui s’était alors amorcée. Plus et mieux que quiconque, du moins à ma connaissance, Freitag a pressenti toutes les implications de la mutation qu’il décrivait et ses prédictions, hélas, se sont largement réalisées. (Ce qui suit ne prétend toutefois aucunement refléter son point de vue et j’assume seul ce que j’avance).
De quoi s’est-il agi? Pour le comprendre, rappelons d’abord ce qu’est une université.
L’idée d’université
Historiquement, une université est une corporation qui réunit des professeurs et des étudiants. Elle n’est, ou du moins ne devrait être, rien d’autre que cette institution où s’accomplit «la vie de l’esprit de ces êtres humains qui […] sont portés vers la recherche et l’étude» — pour reprendre à von Humboldt ses mots auxquels il n’y a rien à rajouter.
Une université est tout entière définie et structurée par cette ambition et par les valeurs qu’elle implique et elle n’a de sens et de raison d’être que par elles.
Mais ces valeurs entrent souvent en conflit avec celles du monde au sein duquel vit l’université et rendent problématique et souvent conflictuel son rapport à lui. Tout ceci est encore exacerbé du fait que l’université est largement financée par ce monde extérieur — l’État, des citoyens, des corporations — qui ont à son endroit diverses exigences dont certaines sont souvent difficilement compatibles, voire carrément incompatibles, avec « la recherche et l’étude». L’université, en ce sens, est une institution essentiellement parasitique.
Pourtant, d’un autre côté, cette institution, pour des raisons faciles à deviner, s’est aussi avérée extrêmement rentable et utile, sur plusieurs plans, y compris économique. Ne serait-ce que pour ces raisons, la société qui l’abrite ne pouvait refuser à l’université d’exister.
Partant de là, l’histoire de l’université est celle du conflit entre ces deux principes — celui, interne, de la vie de l’esprit et celui, externe, des exigences de toutes sortes de « rentabilité» — et de sa résolution sous la forme de constants réajustements. Cette histoire est en somme celle du pari de maintenir un lieu de réflexion et d’éducation qui soit indépendant des régimes politiques et suffisamment à l’abri des exigences du monde environnant et de la pression de l’opinion pour que ceux qui le fréquentent puissent se consacrer à la vie de l’esprit.
Une pièce maîtresse de ces compromis est le principe de la liberté académique, destiné à mettre les universitaires à l’abri de ces exigences et de cette pression, afin de leur permettre de poursuivre leurs aspirations à la recherche et à l’étude. Noam Chomsky a pu écrire, avec raison, que sa capacité à permettre la satisfaction de telles aspirations est un indice du degré de développement d’une civilisation donnée.
Ce à quoi on a assisté, depuis une vingtaine d’années se comprend à partir de là.
J’y arrive.
La grande transformation et ses effets

Avec Freitag, beaucoup conviennent aujourd’hui qu’un certain discours dit «néo-libéral» et les pratiques qu’il a inspirées depuis plus de deux décennies ont causé un indéniable tort (jugé plus ou moins important selon les observateurs) à l’idéal porté par l’université et ont transformé cette institution en organisation.

L’éducation, la recherche, la vie académique ont ainsi été sommées de s’inscrire dans une logique de rentabilité et d’adaptation fonctionnelle des individus aux exigences de l’économie, toujours données pour indiscutables et décisives. L’université tendait ainsi à être de moins en moins définie par les exigences internes de son activité spécifique et de plus en plus par des critères extérieurs à elle.

Certains des vocables avec lesquels on parle désormais si souvent de l’université — clientèle, capital humain, compétence, rentabilité, investissement, subvention et ainsi de suite — témoignent de la diffusion et de l’acceptation de ces déplorables idées.

Cette transformation de l’institution s’est en outre accompagnée d’une véritable métamorphose de son fonctionnement interne : devenue une organisation, l’université se gère de plus en plus comme une organisation, avec des principes administratifs et une bureaucratie qui conviennent peut-être à l’entreprise qu’elle est en voie de devenir, mais qui souvent la conduisent à des pratiques qui sont aux antipodes de ce que l’université-institution exigerait.

Je souscris aux grandes lignes de cette analyse rès répandue. Mais j’y apporte un important bémol.

Cela concerne le diagnostic qui est ici posé. Je voudrais en effet suggérer qu’à côté de cet ennemi «néo-libéral» de l’université, que j’appellerais extérieur, il existe aussi un ennemi intérieur de l’université, non moins redoutable que le premier, quoique plus pernicieux encore parce que plus difficile à reconnaître.

C’est à la lumière de cette correction que prend son sens la proposition concrète inspirée de Goodman que je vais plus loin adresser à ceux et celles qui partageraient mon point de vue.

L’ennemi intérieur

L’idée est toute simple : l’ennemi extérieur n’aurait pas pu pénétrer à ce point au sein de l’université et des cerveaux qu’elle abrite sans la complicité d’un ennemi intérieur qui, par ignorance, par aveuglement, par intérêt personnel ou pour toute autre raison a contribué à sa victoire.

C’est ainsi que la mutation que j’ai décrite a permis à des gestionnaires et à des professeurs devenus gestionnaires, qui ont tous vite flairé la bonne affaire, d’occuper au sein de l’université une place sans aucune mesure avec leurs mérites académiques. C’est également ainsi que des travaux à la valeur intellectuelle plus que douteuse ont pu être menés — puisqu’ils étaient subventionnés. C’est encore ainsi que des programmes et des cours à la valeur et à l’intérêt intellectuels allant de douteux à insignifiant ont pu être développés, dispensés et bien entendu, administrés. Et ainsi pour finir que l’État ou des corporations ont pu, avec une facilité déconcertante, dicter leurs exigences à l’université.

Les conséquences de tout cela, comme j’ai pu l’observer sur un grand nombre de cas, sont typiquement déplorables. La vie intellectuelle est devenue extrêmement difficile et en certains cas sa poursuite est carrément nuisible à une carrière; en certains domaines académiques, on peut sans mal faire carrière en ne sachant à peu près plus rien de la tradition intellectuelle de ce domaine, laquelle n’est désormais et de toute façon plus enseignée; des pans entiers de cette grande conversation dont la poursuite est le coeur vibrant d’une civilisation sont désormais ignorés, au sein même de l’université, dont une des premières mission est de la préserver; et ainsi de suite.

C’est ainsi qu’à mes yeux, à la débâcle financière et administrative d’une université comme l’UQAM correspond, mutatis mutandis, une débâcle intellectuelle et académique de l’université en général. Ce serait donc une grave erreur de diagnostic que de ne pas voir ce que la contribution de l’ennemi intérieur a apporté à la récente transformation de l’université en quelque chose qui en porte encore le nom mais qui est à certains égards méconnaissable.

Tout cela a créé, chez bien des professeurs et des étudiants, une profonde insatisfaction qui s’exprime de bien des manières, tandis que tous ceux-là se demandent ce qu’ils et elles pourraient faire. Voici une proposition à ce sujet.

Une proposition

Envisagée dans la longue durée, cette crise de l’université n’est qu’un épisode de plus du conflit entre les deux principes que j’évoquais plus haut. Or, qu’ont fait auparavant certains universitaires et certains étudiants quand la forme prise par l’université ne leur convenait plus du tout? En un mot, ils ont fait sécession. Et c’est souvent à travers cette dissidence que l’université a trouvé de quoi se régénérer.
De telles sécessions ponctuent l’histoire de l’institution. La dernière et la plus célèbre en date est celle de la création de la célèbre New School of Social Research, de New York, née de la sécession de professeurs dissidents de Stanford et Columbia.
Faisons le une fois de plus, suggérait Paul Goodman en 1962. Je reprends son idée et j’imagine au Québec une cinquantaine de professeures et professeurs et quelque trois cent étudiants fondant un Institut universitaire voué au Studium Generale, à l’abri du contrôle extérieur administratif et bureaucratique et dans le but de fonder une véritable communauté intellectuelle.
Bien des questions concrètes restent posées, j’en suis conscient; et il faudra leur répondre. Elles concernent notamment le financement de cette communauté; ses ressources matérielles et humaines — bibliothèque, locaux, équipement, personnel; et sa relation aux institutions officielles devant garantir aux étudiants qu’ils pourront obtenir des diplômes reconnus.
Mais il me semble que ces problèmes ne sont pas insurmontables, d’autant que les universités, le ministère et la collectivité ont pour de raisons diverses des intérêts à la poursuite et au succès d’une telle expérience.
Alors? Chiche?

samedi, août 23, 2008

DE BIEN FRAGILES ASSISES :LE CONSTRUCTIVISME RADICAL ET LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX DE LA RÉFORME DE L'ÉDUCATION

[J'ai participé à un ouvrage collectif sur la réforme québécoise de l'éducation qui paraîtra sous peu. Je ne peux donner ici mon entière contribution à ce livre; mais voici néanmoins le début de mon texte, dans une version pas encore revue par un correcteur.]
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Introduction

Ernst von Glasersfeld (né en 1917) est, entre autres choses, psychologue et cybernéticien. D’origine allemande, il vit et travaille depuis longtemps aux États-Unis.
Mais M. Glasersfeld est surtout connu comme le créateur d’une doctrine épistémologique appelée par lui «constructivisme radical», laquelle a exercé au Québec, dans les milieux où l’on pense l’éducation, une influence profonde et cela depuis bientôt trois décennies.
À ce titre, M. Glasersfeld a, à de nombreuses reprises, été l’invité de théoriciens québécois de l’éducation, notamment dans les universités, où ses textes ont été abondamment lus, diffusés et étudiés.
En 2002, il recevait de l’UQAM la Reconnaissance du mérite scientifique. Cette université soulignait à cette occasion sa participation aux travaux et aux activités du CIRADE (Centre interdisciplinaire de recherche sur l'apprentissage et le développement en éducation), un des hauts lieux où s’est pensée l’actuelle réforme de l’éducation, et rappelait que ce «collaborateur de longue date du centre» « a eu une très grande influence sur les recherches qui y ont été effectuées.»
Cette influence est encore reconnue par ce groupe réunissant d’éminents universitaires et chercheurs québécois qui publiaient en 2004 un ouvrage en hommage à Glasersfeld . Leur ambition, nous disent ces auteurs, a été de montrer «l'impact du constructivisme sur la recherche et les pratiques éducatives» et de décrire «son influence sur les réformes curriculaires et les choix actuels en éducation .»
Finalement, von Glasersfeld recevait en 2006 un doctorat honoris causa en sciences de l’éducation de l’Université Laval.
Tout cela le laisse deviner : le constructivisme radical est devenu au Québec une doctrine fort influente dans les hautes sphères de l’éducation. En fait, une sorte d’orthodoxie s’est installée, une orthodoxie dont l’hégémonie est encore renforcée par le fait que les adeptes du constructivisme radical ne supportent guère la contradiction et ont rapidement, à toutes fins utiles, monopolisé au Québec le discours ainsi que les instances de production et de diffusion de la recherche.
Cette situation est très singulière, pour au moins trois raisons.
La première est que ce «constructivisme radical» prend explicitement position sur des questions éminemment complexes de philosophie et d’épistémologie et sur des problèmes qui, d’ordinaire, demandent qu’on les étudie longtemps avant de se prononcer; qui plus est, ces positions du constructivisme radical sont très polémiques et contestables: or, en éducation, au Québec, un nombre considérable de gens qui ne donnent souvent aucun signe de s’être intéressé de près à ces problèmes ou à ces questions, semblent, en reprenant à leur compte les idées de M. Glasersfeld, être en mesure de répondre avec assurance à ces questions et de résoudre ces problèmes, et même de le faire avec une assurance assez grande pour engager sur elles une réforme nationale de l’éducation.
Une deuxième singularité tient au fait que ces positions de M. Glasersfeld, au Québec comme ailleurs, ne sont finalement que bien rarement discutées ou débattues voire simplement évoquées, hors des cercles de l’éducation; lorsqu’elles le sont, il est typique que ce soit pour exprimer à leur endroit des critiques d’une virulence comme on n’en rencontre que rarement dans les milieux académiques.
La troisième est que ces critiques sont à toutes fins utiles sinon entièrement inconnues du moins, sauf exception, jamais examinées ou simplement rapportées dans les milieux où est célébrée l’œuvre de Glasersfeld.
La thèse que je voudrais soutenir ici, si elle était acceptée, expliquerait ces singularités. Selon moi, en effet, la doctrine défendue par M. Glasersfeld a été massivement adoptée en éducation moins pour sa valeur intrinsèque ou après mûr examen de ses mérites propres, mais bien parce qu’elle correspondait très profondément à une idéologie spécifique où entrent, pêle-mêle, une conception sociale, politique et intellectuelle de l’éducation, une vision de la place que doivent y occuper les sciences de l’éducation et ses chercheurs, une conception de leur statut au sein de l’institution universitaire ainsi qu’une manière de concevoir la recherche et le rapport des sciences de l’éducation aux diverses disciplines scolaires ou académiques.
Les écrits de von Gasersfled permettaient de déployer cette idéologie, de lui donner corps, substance et crédibilité. Divers aspects du constructivisme radical, relayés par de nombreux et influents zélateurs, vont ainsi se retrouver reproduits à l’université, puis dans la réforme de l’éducation, réforme à la conception de laquelle cette doctrine, comme l’affirment ses partisans, a effectivement contribué de manière très importante et qui présente, en bout de piste et par bien des aspects, de grandes similitudes avec la pensée de von Glasersfeld. C’est du moins ce que je voudrais suggérer ici, en montrant comment sept caractéristiques doctrinaires du constructivisme radical sont reproduites dans la pensée de la réforme et dans les pratiques éducationnelles qu’elle a inspirés.
Je suis convaincu, et j’en ai donné mes raisons ailleurs , que les doctrines de von Glasersfleld sont non seulement discutables, mais qu’elles sont aussi gravement erronées et que ce que nous enseignent à la fois l’épistémologie, la philosophie de l’éducation et la recherche crédible en éducation contredit pour l’essentiel ces assises constructivistes radicales de notre réforme et les pratiques qu’elles inspirent. Ces assises et ces pratiques constituent en fait à mes yeux autant de péchés capitaux contre l’éducation et c’est donc de cette manière que je les présenterai.
Avant d’en arriver là, je me dois toutefois de dire un mot du domaine dans lequel s’inscrivent les travaux de von Glasersfeld, à savoir l’épistémologie — d’autant que bon nombre des zélateurs du constructivisme radical en éducation semble l’ignorer, la confondant avec la philosophie des sciences. Je rappellerai ensuite ce qu’affirme le constructivisme radical, avant d’exposer les sept péchés capitaux que j’ai pu identifier et qui sont communs à la pensée de von Glasersfeld et à la réforme.
Avant de commencer cet exposé, je tiens à préciser que je ne prétends pas ici présenter et discuter systématiquement les idées de von Glasersfeld, ce qu’on ne peut faire en quelques pages, mais seulement indiquer quelques grandes orientations reconnues de sa pensée qui ont, selon moi pour le pire, inspiré les réformateurs. De plus et je tiens aussi à le dire, je ne crois pas qu’il soit possible de donner un exposé cohérent des conceptions constructivistes radicales parce que les idées qu’on y trouve sont confuses, incohérentes, parfois même contradictoires et de toute façon exposées de manière strictement impressionniste. Le succès qu’elles ont remporté nous dit quelque chose sur le milieu qui le leur a fait.

Épistémologie et éducation : quelques balises

Pour le dire le plus simplement possible, l’épistémologie, ou la théorie de la connaissance, est une branche traditionnelle de la philosophie qui étudie la possibilité, la nature, la justification ainsi que les éventuelles limites de la connaissance.
Les questions qui y sont débattues comptent parmi les plus complexes et les plus difficiles qui soient et il faut typiquement au néophyte un temps considérable avant de simplement apercevoir les problèmes abordés par les épistémologues et apprécier de manière critique les réponses qui leur sont proposées.
L’épistémologie a occupé une place centrale dans toute l’histoire de la philosophie occidentale et elle continue d’y occuper une place incontournable. Une grande variété de positions ont été déployées et des concepts comme scepticisme, idéalisme, rationalisme, empirisme, réalisme, pragmatisme et constructivisme, entre de nombreux autres, décrivent des positions épistémologiques classiques ou contemporaines.
Je ne peux ici, ne serait-ce que sommairement, expliquer à quoi renvoient ces diverse théories et je n’y reviendrai plus loin que dans la mesure où j’aurai à expliquer et discuter des positions défendues par Glasersfeld dans le cadre de son constructivisme radical. Mais on l’aura néanmoins deviné: en tant que discipline philosophique normative, l’épistémologie a d’importantes conséquences pour une pratique comme l’éducation.
C’est que les réponses à des questions comme : «Qu’est-ce que le savoir?» «En quoi se distingue-t-il de l’opinion?» «Existe-t-il différents types de savoirs?». «Comment le savoir s’acquiert-il?», et de nombreuses autres du même ordre, qui sont au cœur de l’épistémologie, sont d’une profonde signification pour l’éducation. Elles engagent des prises de position qui, à l’évidence, conditionneront fortement les réponses qu’on donnera ensuite aux questions de savoir ce qu’il faut enseigner, comment il faut l’enseigner, voire même à qui il faut l’enseigner.
Tout cela a été montré de manière exemplaire par Platon, qu’on peut tenir pour le créateur à la fois de la philosophie et de l’épistémologie occidentales: c’est ainsi que dans Le Ménon et dans La République, notamment, il lie son épistémologie rationaliste, innéiste et idéaliste à une méthode particulière d’enseignement, à une conception du curriculum et même à un projet politique.
C’est encore ainsi que John Dewey (1859-1952), pédagogue et philosophe américain, lie de manière explicite son épistémologie instrumentaliste à une conception non traditionnelle du curriculum, à l’idée d’apprentissage par projet et à une re-définition du rôle politique de l’école au sein d’une démocratie politique.
On multiplierait les exemples. À chaque fois, des conséquences pour la définition du curriculum, pour la conception de l’apprentissage et de l’enseignement, voire même pour le rôle politique dévolu à l’éducation sont déduites, entre autres, de l’adoption de telle ou telle position épistémologique.
C’est précisément sur ce plan, on l’a vu, que se situe la réflexion de von Glasersfeld, qui propose une épistémologie sous le nom de ce constructivisme qu’il appelle radical et dont il recommande que l’éducation s’inspire.
Le moment est venu de nous pencher sur cette doctrine. Pour cela, je vais d’abord rappeler la grande variété des positions que recouvre le terme générique de «constructivisme», puis situer l’option défendue par Glasersfeld dans cet ensemble.

Des variétés de constructivismes au constructivisme radical

Aux yeux de certains de ses zélateurs, le constructivisme n’est rien de moins qu’une vaste vision du monde et lorsqu’ils en parlent, c’est avec des accents de converti à une nouvelle religion. Pépin le décrit par exemple comme «un point de vue global sur le sens de l’aventure humaine, sur la façon dont l’humain donne un sens à son existence entière pour s’y adapter et survivre ». Au point de départ, cependant, le constructivisme renvoie simplement à cette idée générale (et pour le moment encore imprécise) que le savoir n’est pas inné, qu’il n’est pas non plus passivement reçu, mais qu’il résulte au contraire, en un sens ou un autre, d’une construction. Depuis trois décennies environ, cette idée a été une sorte de cri de ralliement, non seulement en éducation, mais plus généralement dans les sciences sociales et en philosophie. Évoquant son immense popularité, un commentateur a pu, non sans raison, parler du constructivisme comme d’une «religion séculière ».
Mais le mot renvoie à une très grande variété de positions, parfois bien différentes les unes des autres, voire même opposées les unes aux autres — et cela selon les réponses qu’on donnera à des questions comme : Qui construit? Qu’est-ce qui est construit? À partir de quoi est-ce construit? Quel impact a le fait d’être construit sur la valeur de ce qui est construit? Et d’autres encore. Il est donc crucial d’y voir très clair.
Certains considèrent par exemple que c’est socialement que le savoir est construit, notamment par des groupes sociaux : leur constructivisme est social; d’autres pensent au contraire que c’est l’individu qui construit et leur constructivisme est individuel. Certains pensent que cette construction est un phénomène psychologique et que l’étudier permet de comprendre comment, par quels mécanismes le savoir se construit; d’autres pensent que c’est le statut même du savoir que d’être une construction, certains poussant assez loin dans cette voie pour aboutir à une forme ou l’autre d’idéalisme et de relativisme épistémologiques, en affirmant que le savoir, par exemple scientifique, n’est qu’une construction parmi d’autres possible, sans aucun privilège épistémique. Telle est justement la perspective de von Glasersfeld.

Le CR selon Gasersfeld

Son épistémologie constructiviste radicale trouve son point de départ dans un scepticisme lui aussi radical. Plus précisément, von Glasersfeld pose le problème de la connaissance dans la version idéaliste de l’épistémologie empiriste, où un sujet reçoit des impressions par lesquelles il élabore une représentation du monde.
Mais cette perspective épistémologique conduit à diverses impasses bien connues de quiconque a étudié l’épistémologie et le scepticisme radical en est justement une. L’idée est la suivante : dans les termes où le problème est posé, il est logiquement impossible au sujet de sortir de ses représentations pour le comparer au réel et s’assurer de leur adéquation.
Von Glasersfeld va défendre ce scepticisme radical en le teintant d’une part de constructivisme psychologique hérité de Piaget, d’autre part d’un pragmatisme relativiste.
Le cœur de la position de Glasersfeld est contenu dans cette présentation qu’il en donne souvent. Le constructivisme radical, dit-il, affirme que:
1a. Le savoir n’est pas passivement reçu — que ce soit par les sens ou par communication;
1b. Le savoir est activement construit par le sujet connaissant.
2a. La fonction de la cognition est adaptative au sens biologique du terme : elle vise à convenir, à la viabilité.
2b. La cognition permet l’organisation par le sujet du monde expérientiel et non la découverte d’une réalité ontologique objective .
Ces idées mettent en jeu diverses positions épistémologiques et ontologiques qu’avec l’accord de l’auteur on pourra commodément présenter comme suit :
1. Le savoir ne concerne pas un monde indépendant de l’observateur;
2. Le savoir ne représente pas un tel monde : les théories de la connaissance selon lesquelles le savoir correspond au réel sont erronées;
3. Le savoir est créé par des individus dans un contexte historique et culturel;
4. Il réfère à l’expérience individuelle plutôt qu’au monde;
5. Il consiste dans des structures conceptuelles des individus;
6. Des structures conceptuelles constituent du savoir quand des individus les considèrent viables dans leur expérience : le constructivisme est une forme de pragmatisme;
7. Il n’y a pas de structure conceptuelle privilégiée : le constructivisme est une doctrine relativiste;
8. Le savoir est une mise en ordre convenable d’une réalité expérientielle;
9. Il n’y a pas de réalité extra-expérientielle accessible à la raison.
Je ne veux pas entrer ici dans une discussion serrée des mérites de ces idées, une telle discussion étant de toute façon inutile pour mon propos. Mais le lecteur doit savoir que ces idées sont, et leur créateur a tout à fait raison sur ce point, véritablement radicales et qu’elles constituent une rupture complète avec ce qui est généralement admis en philosophie et en épistémologie; et la façon dont elles sont présentées est elle aussi en rupture avec la manière usuelle de débattre dans ces domaines. Pour ces raisons, sans doute, et comme je l’ai dit, elles ne sont pratiquement jamais discutées hors des sciences de l’éducation où, j’oserais le dire, elles ne sont pas prises très au sérieux. En fait, je ne pense pas me tromper en avançant que bon nombre de philosophes et d’épistémologues considéreraient de telles conceptions comme contradictoires, aberrantes, éminemment discutables ou au mieux peu plausibles.
On le verra mieux, je l’espère, dans ce qui suit, alors que j’attirerai l’attention sur certains aspects et conséquences de ces thèses et leur contrepartie dans la réforme québécoise de l’éducation.

***
Le texte se poursuit avec l'examen des sept «péchés capitaux». Ce sont:
L’idéalisme; le relativisme cognitif; l’empirisme subjectiviste; le pragmatisme; le formalisme; la tendance endoctrinaire ; l’illusion de progressisme politique.

lundi, août 18, 2008

INTRODUCTION À L'ÉTHIQUE /8

Les utilitaristes nous ont invité à penser que la morale devait nous dire quelle action il fallait accomplir et ont suggéré qu’on trouverait la réponse en faisant un calcul d’utilités appliqué à ses conséquences. Kant et les déontologistes, de leur côté, ont soutenu que c’est par un test d’universalité qu’on trouvera la règle qui nous dictera la règle de conduite à suivre impérativement et par devoir.

Nous parlerons cette fois de la troisième et dernière grande tradition classique en philosophie morale, les éthiques de la vertu, qui soutiennent que la réponse au problème moral ne se trouve ni dans l’action elle-même ni dans ses conséquences, mais plutôt dans certaines caractéristiques de celui ou de celle qui agit – dans sa personnalité en somme, ou mieux encore, justement, dans son caractère. L’idée est ancienne et remonte aux Anciens Grecs (et avant cela, aux Chinois). Elle a reçu une formulation exemplaire par Aristote (384-322) dans un ouvrage appelé Éthique à Nicomaque. Ces idées connaissent aujourd’hui un très grand regain de popularité. En voici un bref aperçu.

Le plus simple est sans doute de commencer par expliquer ce concept d’ Eudamaimonia qu’emploie Aristote. Par ce mot, souvent maladroitement traduit par bonheur, Aristote désigne la finalité, le but, de la vie humaine. Quel est ce but? Aristote envisage divers candidats : le plaisir; la richesse; la gloire, par exemple. Mais chacun de ces biens, dit-il, est poursuivi parce qu’il permet d’en acquérir ou d’en viser un autre. L’argent, par exemple, procure des biens matériels, qui procurent des plaisirs, qui procurent… et ainsi de suite. Aristote pense qu’il y a une fin à tout cela, une fin que nous voulons tous et pour elle-même. C’est ce qu’il appelle Eudamaimonia, ce qu’on pourrait traduire par une vie accomplie, une vie où est réalisé au plus haut point de perfection ce que nous sommes nous, les êtres humains et ce pour quoi nous sommes spécifiquement faits.

La réponse d’Aristote est que le bonheur est une certaine activité de l’âme en accord avec une vertu. Vertu? Qu’est-ce que ça veut dire? Aristote, en fait, va employer ici le mot Arêtè, un mot qui est souvent traduit par vertu mais qui serait mieux rendu par excellence. Cette vertu peut être celle d’un objet, d’un animal ou d’un être humain et elle est l’excellence dans l’accomplissement de sa fonction propre. Prenez un couteau : une de ses vertus est de bien couper. Un cheval de course? De courir vite. Dès l’époque d’Aristote, les Grecs pensaient typiquement la morale en termes de vertus, les questions étant donc de savoir : ce qu’elles sont; si on peut les acquérir; et si oui, comment.

Aristote distinguera deux catégories de vertus. Les vertus intellectuelles, d’abord, qui correspondent à la partie rationnelle de notre âme : c’est elle qui est spécifiquement humaine et le point le plus élevé de la vie bonne s’atteindra par le développement de ces vertus que sont notamment l’intelligence, la sagesse et la prudence. Ces vertus intellectuelles s’apprennent par l’éducation.

Mais nous ne sommes pas que rationnels et Aristote discerne aussi une part irrationnelle en nous. Un des grands mérites de son éthique est de réfléchir à ces vertus ou traits de caractère qui correspondent à notre composante irrationnelle et qui sont indispensables pour vivre une vie accomplie — il nommera parmi ces vertus la justice, la tempérance, le courage et bien d’autres encore. Ce qu’il dit à leur sujet mérite qu’on s’y arrête. Je ferai quatre observations.

Pour commencer, ces vertus de caractère se développent d’abord en nous par l’habitude. Aristote écrit : « […] nous les acquérons d'abord par l'exercice, comme il arrive également dans les arts et les métiers. Ce que nous devons exécuter après une étude préalable, nous l'apprenons par la pratique ; par exemple, c'est en bâtissant que l'on devient architecte, en jouant de la cithare que l'on devient citharède. De même, c'est à force de pratiquer la justice, la tempérance et le courage que nous devenons justes, tempérants et courageux. » Contre l’intellectualisme froid de certaines théories morales, Aristote insiste donc sur le rôle de la pratique, des émotions et ainsi de suite dans la moralisation. Selon lui, c’est modestement, par le petit sentier de l’habitude, qu’on atteint la palais de la morale. Ensuite, oui, parce que la partie irrationnelle de l’âme est en partie docile à la raison, ces actes deviendront plus assumés et réfléchis.

Ensuite, pour devenir vertueux, il faut y mettre du temps. De la même manière qu’une hirondelle ne fait pas le printemps (cette expression est d’ailleurs d’Aristote), on ne devient pas courageux par un seul acte courageux et ce n’est qu’avec du temps que ces vertus de caractère s’installent en nous et finissent par devenir comme des «secondes natures».

Il y a plus, et qui contribue à rendre cette théorie fort séduisante à de nombreuses personnes. Aristote pense en effet que la morale est une affaire humaine, où pèsent de lourdes contingences, le poids des circonstances et ainsi de suite. Il en conclut qu’on ne devrait pas chercher à y arriver à une précision semblable à celle qu’on peut obtenir en sciences ou en mathématiques. La morale est affaire de jugement prudent (ce qu’il appelle phronesis) , et non de règles absolues et fixes. Notez bien que cela ne fait pas d’Aristote un simple relativiste, puisque son point de départ est qu’il existe une nature humaine et des fins dictées par elle.

Pour finir, Aristote pense qu’on peut tout de même donner des repères pour aider à cerner ces vertus et les pratiquer. Sa grande idée est que les vertus sont un juste milieu entre un excès et un manque. On peut alors, avec Aristote, dresser des listes de triades comprenant d’abord un trait de caractère par défaut (le sujet en a trop peu); ensuite, la vertu elle-même; enfin, le trait de caractère, mais cette fois par excès (le sujet en a trop). On aurait ainsi, par exemple : Crainte; courage; témérité. Insensibilité; tempérance; débauche. Avarice; générosité; prodigalité. Bassesse; magnanimité; insolence. Indifférence; civisme; ambition. Et ainsi de suite. Rappelons une fois encore que bien des facteurs, dont les circonstances, entrent en jeu dans la détermination de ce juste milieu, qui n’est donc pas une banale moyenne obtenue mécaniquement et qui ne doit pas non plus être interprété comme un simple appel à la modération : devant un enfant violenté, l’acte courageux n’est pas l’acte modéré, mais une action agressive.

Ceci posé, on peut comprendre ce qu’Aristote écrit de ces vertus : « [elle sont] donc une disposition acquise volontaire, consistant par rapport à nous, dans la mesure, définie par la raison conformément à la conduite d’un homme réfléchi. Elle tient la juste moyenne entre deux extrémités fâcheuses, l’une par excès, l’autre par défaut ».

Je n’ai pu qu’effleurer le sujet, bien entendu. Mais j’espère avoir fait sentir qu’on est ici devant quelque chose de particulièrement brillant et de profond. Cette manière d’envisager la morale a indiscutablement de très grands mérites, qui expliquent en partie le vif regain d’intérêt qu’elle suscite aujourd’hui; mais elle a aussi des défauts que certains jugent irréparables.

Nous parlerons de tout ça la prochaine fois.


Une lecture

ARISTOTE, Éthique à Nicomaque. Nombreuse éditions. Le texte fondateur des morales de la vertu.

jeudi, août 14, 2008

ENTRETIEN SUR TAGORE

Je viens d'accorder un entretien sur Les Oiseaux de Passage, de Tagore. Il se trouve ici.